Littérature

Description fleuve – à propos du Pont de Bezons de Jean Rolin

Journaliste

Pendant un an, Jean Rolin a effectué des promenades le long des berges de la Seine entre Melun et Mantes. Attentif à tout jusqu’au moindre détail, sensible à l’étrangeté, pointant les marques du passé dans les paysages contemporains, l’écrivain fait le récit méticuleux de ce qu’il a vu. Résultat : Le Pont de Bezons est un beau livre d’aventure du regard.

Il faut parfois peu de chose pour déclencher le projet d’un livre. Quelques phrases rencontrées dans un roman, par exemple. Peut-être cet extrait d’Aurélien – Jean Rolin ne le précise pas, mais son importance dans cette affaire n’a pas dû être négligeable pour que l’auteur le place en exergue : « Personne ne s’avisait de marcher le long de la Seine. Pourquoi l’aurait-on fait ? Et qui ? Les gens sont raisonnables. Cela n’a pas de sens de marcher le long de la Seine. Après il faut revenir. On est bien avancé ».

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Si cette citation d’Aragon a eu un effet déclencheur, c’est par effet rebours. Elles narguent quiconque a l’esprit de contradiction. Jean Rolin n’en est pas dépourvu, pas plus qu’il n’est raisonnable. Le Pont de Bezons se propose en effet de « mener sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes, des reconnaissances aléatoires, au fil des saisons, dans un désordre voulu », entre l’été 2018 et l’été 2019. Le pont qui donne le titre, point de départ des explorations, se situant à équidistance de ces deux villes.

De tous les livres de cet infatigable arpenteur de lieux souvent lointains, qu’il s’agisse, pour ne citer qu’eux, de Los Angeles (Le Ravissement de Britney Spears, 2011), du détroit d’Ormuz (Ormuz, 2013), de l’île de Peleliu (Peleliu, 2016) ou du Kurdistan (Le Traquet kurde, 2018), Le Pont de Bezons est le seul à s’ouvrir sur une carte. Est-ce à dire qu’entre Ponthierry-Pringy et Le Coudray-Montceau, Grigny et Vigneux ou Carrières-sous-Bois et Triel, le lecteur se perdrait davantage ? Et ces noms de modestes municipalités sises dans des départements de l’Île-de-France résonneraient-ils de façon si peu familière à qui n’y habite pas ? Probable…

Cette exploration n’est pas moins aventureuse qu’une autre. On songe, dans la même lignée, au périple de François Maspero et d’Anaïk Frantz le long de la ligne B du RER (Les Passagers du Roissy-Express, 1990). Ou, bien sûr, à Zones (Gallimard, 1995), du même Jean Rolin, visitant d’un œil neuf Paris et sa proche banlieue, où apparaissait déjà cette citation de Céline : « Chanter Bezons, voici l’épreuve ! », qui se retrouve très naturellement ici dès la première page.

Il faut s’entendre sur le mot « aventure ». À l’heure de Google Map, trouver un sentier praticable reste parfois compliqué quand un chemin de halage vient soudain à s’évanouir ou que se dresse devant vous le mur d’un récent chantier. Par ailleurs, dans des lieux peu fréquentés, les mauvaises rencontres sont possibles. Ainsi le long du chemin des Pêcheurs, à Villeneuve-Saint-Georges, où, inopinément, un individu flanqué d’une planche enjoint les jeunes hommes qui l’entourent de se saisir de l’auteur parce qu’il aurait reconnu en lui une improbable « balance ».

Jean Rolin est incontestablement sensible à l’étrangeté discrète que d’aucuns, moins attentifs, pourraient ignorer.

Cependant, l’aventure, ou ce que l’auteur nomme « péripéties », est chose plus anodine en apparence. C’est tout simplement ce qui sollicite son attention. Ce sont des accidents visuels, des micro-événements que Rolin, de livre en livre, s’attache à décrire scrupuleusement. Ils sont ici plus difficiles à sortir de leur gangue de banalité parce que ces paysages de la région parisienne sont familiers même s’ils ne sont pas connus de celui qui les visite. D’autant que sa plume, jamais, n’a recours à l’exotisme, à la chasse au pittoresque.

Mais pour qui sait regarder et transcrire ce qu’il voit, la banalité existe-t-elle ? Doutons-en. Exemple avec ces quelques lignes : « De retour au pont qui relie Triel à Vernouillet, si l’on suit la berge dans la direction opposée à celle des champs de salades, vers l’aval et vers Les Mureaux, on se retrouve bientôt sous le couvert d’un bois. Sur la droite du chemin, un chemin plus étroit mène à une sorte de plage où dans le sable sont imprimées des traces de pas nombreuses et récentes, de nature à inspirer de la méfiance à quiconque, sitôt qu’il a des branches au-dessus de la tête et les pieds dans les ronces, se croit parachuté dans la jungle birmane du temps de l’occupation japonaise ».

Jean Rolin est incontestablement sensible à l’étrangeté discrète que d’aucuns, moins attentifs, pourraient ignorer. Par exemple, à Melun, à côté de la bizarrerie, très visible au demeurant, que constitue l’accolement architectural d’une collégiale et d’une prison, gît au pied de celle-ci une énigme minuscule : « On trouve sur cette étroite promenade (…), d’inhabituelles quantités de plumes de pigeons, par petites touffes ou par gros paquets, et finalement un de ces oiseaux presque au complet, car il ne lui manque que la tête, tranchée net sans que le reste du corps présente aucune trace de morsure ou d’autres dommages, de telle sorte que j’en viens à me demander si ce ne sont pas les détenus, ou leurs gardiens, qui par désœuvrement s’amusent à capturer des pigeons pour les plumer, les ayant au préalable décapités ».

Bien au-delà des pigeons, on retrouve dans Le Pont de Bezons la passion ornithologique de l’auteur du Traquet kurde. Elle peut ici se donner libre cours car les berges de la Seine, malgré la récurrence des détritus et autres pollutions (y compris des sites Seveso), abritent nombre d’espèces. Des plus ordinaires jusqu’aux plus rares, comme le vanneau sociable, fondu au sein des groupes de vanneaux huppés, que l’auteur lui-même semble ne pas avoir reconnu. À ce propos, on sera peut-être surpris en lisant ce livre de constater à quel point une faune et une flore résistent malgré un environnement souvent hostile et des activités humaines peu propices à leur épanouissement. L’attention qui leur est portée dans ce livre offre un délicat démenti au bel ouvrage de Romain Bertrand ayant pour titre Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature (Seuil, 2019).

Le Pont de Bezons relève de la promenade, désordonnée et aléatoire – l’auteur pouvant revenir sur ses pas ou sauter des étapes – mais surtout méticuleuse. S’il serait vain d’y déceler une quelconque prétention sociologique, les deux occurrences les plus fréquentes ont cependant valeur emblématique. Il s’agit, d’un côté, de l’incroyable litanie de friches industrielles et d’usines abandonnées parsemant les berges de la Seine, témoignage d’une riche histoire d’investissements capitalistiques et de labeur qui s’est éteinte ou délocalisée. D’un point de vue littéraire, ces visions quasi romantiques par leur désolation peuvent être profitables. Mais l’auteur lui-même pose les limites de l’exercice : « (…) Sur laquelle donne, un peu en retrait, la coquille vide, piquée d’une haute cheminée, de ce qui fut la chaufferie des Tarterêts, mais si séduisant que soit cet édifice on ne peut pas toujours se complaire à décrire des ruines dans le détail…

Une mélancolie transpire de ce récit riche de sa précision dont on dira aussi qu’il est impressionniste, témoin des transformations dues au temps mais pas dupe de la « coupable nostalgie d’un passé nécessairement “fantasmé” ».

Les camps de Roms sont la seconde occurrence. Toujours menacés de destruction, et, quand c’est le cas, réapparaissant tant bien que mal ailleurs. Jean Rolin constate au fil de ses pérégrinations que se propage une même technique pour éviter que les Roms se réinstallent. Elle consiste « à labourer le sol comme pourrait le faire une charrue gigantesque, de manière à ce qu’il présente une succession de crêtes et de fossés entre lesquels il est parfois difficile de se tenir debout ». À Conflans, « devenue peu à peu, depuis une dizaine d’années, la ville la plus tibétaine de France », l’auteur note qu’un même sens de l’inhospitalité frappe cette autre population venue d’ailleurs, le camp où celle-ci se rassemble étant régulièrement démantelé. Une de ces opérations réitérées était justement en train de s’achever quand il est passé dans cette commune.

Le parcours effectué dans Le Pont de Bezons étant constitué d’une alternance de no man’s land et de parties urbaines, certaines oppositions, structurant en profondeur le texte, peuvent apparaître au lecteur sans que celles-ci soient explicites. C’est le cas du couple silence/paroles. L’appétence de l’auteur pour le silence, qui permet, il est vrai, de mieux regarder, est manifeste. Il s’en excuse presque, alors qu’il décrit une zone militaire d’où émergent des pylônes soutenant des antennes en nappe – un endroit on ne peut plus isolé – qui n’a pas manqué de l’attirer. Ainsi commence-t-il malicieusement cette phrase : « Et même si je suis bien conscient d’avoir mentionné d’autres lieux déserts et silencieux, et de peut-être donner l’impression de les rechercher avec une insistance suspecte… »

Le livre n’est pas dénué de rencontres, mais elles ne sont pas légion. Préférant documenter les territoires qu’il traverse par ses propres lectures, notamment historiques, Jean Rolin n’a pas recours au savoir d’habitués des lieux qui prendraient ainsi la dimension de grands témoins. Sauf peut-être un certain M. Loutre, postier, qui connaît Vigneux comme sa poche, et dont le sujet de prédilection est la pêche. Les autres échanges sont plus furtifs. Compliqués parfois par une absence de langue commune (dans le café kurde de Corbeil, par exemple), ou une réticence à se livrer à un inconnu. Des situations qui offrent souvent l’occasion à l’humour de l’auteur de se manifester, n’excluant pas l’auto-ironie.

Enfin, entre Melun et Mantes, le promeneur n’est pas toujours qu’un observateur extérieur. Des souvenirs de passages précédents lui viennent, en compagnie notamment de « Celui-des-ours » au surnom énigmatique, vraisemblablement très proche de l’auteur – Ormuz lui était dédié – et dont l’âge non précisé ne semble pas élevé. Plus encore, Jean Rolin est sûr de reconnaître, à Carrières-sous-Bois, une maison familiale du côté de son père oubliée depuis 50 ans. Elle est liée à la figure d’un de ses oncles, dont la vie comporte des zones d’ombre.

Pour les élucider, il sollicite la mémoire d’une de ses cousines, Françoise. S’instaure alors entre eux une correspondance dont l’auteur livre quelques extraits. Elle aussi se rend sur les berges de la Seine. Mais ils ne s’y rencontreront jamais. Jean Rolin note : « (…) elle écrivait ceci, qui m’avait touché à l’époque, et aujourd’hui d’autant plus que Françoise est morte entre-temps sans que je l’ai revue : “Je vais marcher sur les quais de la Seine à Villeneuve, à Ablon, à Athis-Mons en imaginant que je vais te rencontrer, j’y vais avec mes bâtons de marche pour soulager mes efforts…” »

Cette histoire de rendez-vous non posé et les regrets qui vont avec reste discrète. Elle ne pèse pas, même si elle est émouvante. Elle ajoute à la mélancolie qui transpire de ce récit riche de sa précision dont on dira aussi qu’il est impressionniste – Monet et Caillebotte y sont par ailleurs bien présents –, témoin des transformations dues au temps mais pas dupe de la « coupable nostalgie d’un passé nécessairement “fantasmé” ».

 

Jean Rolin, Le Pont de Bezons, POL, 238 pages


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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