Laïcité, islam et « séparatisme » : le confusionnisme de l’exécutif
Dans son allocution prononcée le 4 septembre au Panthéon à l’occasion du 150eme anniversaire de la proclamation de la Troisième République, Emmanuel Macron a affirmé que la « République n’admet aucune aventure séparatiste », dans la continuité du discours prononcé à Mulhouse le 18 février dernier. Le président de la République y avait défini la priorité de la lutte contre un « séparatisme islamiste » et annoncé un projet de loi dans ce sens pour l’automne.
Les premiers éléments ont été récemment dévoilés dans le cadre d’une campagne de communication dramatisée et orchestrée par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et la ministre déléguée chargée de la citoyenneté, Marlène Schiappa.
Cette nouvelle séquence se révèle être symptomatique de la politique menée par Emmanuel Macron sur ces questions depuis le début de son mandat, dans la droite ligne notamment des deux précédentes initiatives avortées de l’exécutif. Qu’il s’agisse de l’organisation du culte musulman et, pour y parvenir, de la réforme de la loi sur la séparation des Églises et de l’État, il y avait là autant de propositions et de projets mort-nés qui, en plus de porter atteinte à la neutralité de l’État en matière religieuse, ont contribué à diffuser largement un double message de façon plus ou moins subliminale. Cette religion ne se serait pas pleinement soumise au cadre juridique laïque et les dérives idéologiques marginales auxquelles elles donnent lieu seraient presque exclusivement dues à des influences étrangères qu’il faudrait, même surestimées ou fantasmées, contrecarrer.
Si elles se traduisent par un projet de loi, les dernières propositions envisagées seront décalées et condamnées à l’inefficacité pour endiguer de surcroît un phénomène limité. Il n’est visiblement plus question d’imams, de financement étranger du culte musulman ou d’enseignement de l’arabe, c’est-à-dire les principaux chantiers contenus dans le discours de Mulhouse. Les mesures cibleraient désormais toutes les associations et leur obligation de se conformer à la laïcité – sous peine de se voir retirer des financements publics –, la pénalisation des « certificats de virginité » délivrés dans la perspective de mariages religieux musulmans, ou encore la pratique de la polygamie. Ces cibles, dont on peine à cerner la consistance, illustrent au mieux les tergiversations et l’extrême confusion de l’exécutif, au pire une volonté de tenir en haleine une partie de l’électorat sur un sujet cher à l’extrême droite dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022.
L’exclusion de l’islam du récit historique laïque
La répétition de ces déclarations publiques, désormais régulières durant la présidence d’Emmanuel Macron, alimente dans notre pays une « Guerre des dieux », au sens où l’entendait le sociologue Max Weber, c’est-à-dire un conflit irréductible de valeurs qui opposerait en l’occurrence la laïcité et l’islam. Cette opposition permanente est intellectuellement possible parce qu’elle est adossée à un récit historique dominant qui tient précisément l’islam en dehors du processus né de l’adoption de la loi de séparation.
Dans l’imaginaire commun, l’islam est en effet la dernière religion à s’être implantée sur le territoire français et, pour d’autres raisons liées notamment à sa perception, la plus étrangère à notre droit des cultes. Le président de la République l’avait du reste formulé sans ambages devant les responsables religieux en janvier 2018. Il déclarait alors que la loi de 1905 « n’a pas pensé le fait religieux avec et par l’islam, parce qu’il n’était pas présent dans notre société, comme il l’est aujourd’hui ». Relayé par le discours politique, ce point de vue est même parfois conforté scientifiquement. Ainsi, l’historien de la laïcité Jean-Marie Mayeur a-t-il pu écrire dans son livre désormais classique qu’Aristide Briand, le principal artisan de la loi, comme ses contemporains n’avaient pas prévu qu’elle puisse un jour s’appliquer à l’islam[1].
La réalité historique est tout autre et le président de la République aurait dû au contraire se saisir de l’anniversaire de la proclamation de la Troisième République pour souligner que ce régime avait aussi contribué à faire de l’interventionnisme étatique la règle générale vis-à-vis de l’islam. En 1905, l’islam est en effet déjà une religion française soumise au champ d’application de la loi de séparation. Il suffit pour cela d’aller au-delà de son titre premier – celui qui renferme ses principes généraux : la liberté de conscience, le libre exercice du culte et la neutralité de l’État – et de se reporter à l’ultime article du texte pour réfuter une vision aujourd’hui dominante de l’histoire. Il stipule que « des règlements d’administration publique [des décrets pris en Conseil d’État] détermineront les conditions dans lesquelles la loi sera appliquée à l’Algérie et aux colonies ».
Cette formulation permettait au gouvernement de l’époque de rassurer une partie du camp républicain, notamment certains parlementaires représentant les colonies, sur le caractère universel de la loi, tout en déléguant simultanément aux ministères des Colonies et de l’Intérieur, ainsi qu’au Conseil d’État, la sélection des territoires de l’Empire susceptibles d’intégrer son champ d’application. L’Algérie, la colonie la plus assimilée à la métropole où vivaient 4,5 millions de Français « sujets musulmans », fut en vertu de son statut départemental le premier et le seul territoire où l’islam était majoritaire à se voir appliquer la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, la loi du 9 décembre 1905 dite de séparation et enfin la loi du 2 janvier 1907 qui autorise l’exercice du culte dans le cadre des associations de droit commun, celles régies par la loi de 1901.
Or, afin de maintenir un « islam officiel » à l’abri notamment de confréries religieuses aux nombreuses ramifications étrangères et, plus généralement, du « panislamisme », l’État décida de conserver un moyen d’action sur les mosquées et les imams. Le décret d’application reconnaissait à l’administration coloniale le pouvoir d’octroyer des « indemnités temporaires de fonction » à des ministres des cultes soumis à une sélection. Si l’islam et l’Église catholique d’Algérie en furent les principaux bénéficiaires, seul le culte musulman fut l’objet de pratiques administratives et policières jusqu’à l’indépendance de ce territoire. La mesure la plus symbolique consista à limiter le droit de parole aux seuls imams financés par l’État durant les sermons prononcés au sein des mosquées les plus importantes. Autant de politiques de contrôle qui n’ont pas totalement disparu.
L’islam, l’État et les pesanteurs coloniales
Depuis le début de son mandat, le Président de la République est intervenu à plusieurs reprises et de façon solennelle sur l’islam. Le 9 juillet 2018, devant le Parlement réuni en Congrès, il appelait de ses vœux une consultation devant mener à un « cadre et à des règles » pour l’islam de France. Quelques mois plus tard, au point d’orgue du mouvement des « gilets jaunes », il incitait dans sa Lettre aux Français à « renforcer les principes de la laïcité française ». À travers cet objectif, c’est la plus grande intégration de l’islam dans notre cadre juridique qui se retrouvait de façon incongrue parmi les questions inscrites à l’ordre du jour du « grand débat national ».
Cette récurrence contraste avec l’absence de propositions concrètes et respectueuses du principe de laïcité. Il fut d’abord question en 2018 de s’appuyer sur les associations cultuelles pour susciter une institution centrale et autonome de l’islam, non sans pressions exercées sur les instances représentatives du culte musulman, notamment le Conseil français du culte musulman (CFCM). Rappelons que l’idée d’une institution centrale administrant le culte musulman a une origine coloniale. Elle trouve son origine dans un projet de Napoléon III de créer en 1866 un « consistoire musulman » en Algérie. Au siècle suivant, durant la guerre d’Algérie, le ministère de l’Intérieur œuvra sans succès dans cette voie avec l’idée d’un conseil de l’islam d’Algérie pour tenter de contrôler les groupements musulmans hostiles à la présence française en Algérie. Ils étaient d’ailleurs, ironie de l’histoire, rangés dans la catégorie des « séparatistes » dans les rapports de renseignement de l’époque.
Le premier gouvernement de la présidence d’Emmanuel Macron prit certes un certain nombre de précautions auprès des premiers intéressés, comme en témoigne l’organisation d’un simulacre de consultation des associations musulmanes décidée par le ministère de l’Intérieur, par Gérard Collomb puis Christophe Castaner, à l’échelle de chaque préfecture : les assises territoriales de l’islam de France. Christophe Castaner n’avait pas daigné rendre publics les principaux résultats. Probablement ne correspondaient-ils pas aux attentes du gouvernement.
Au début de l’année 2019, il s’est agi ensuite de débattre d’une réforme de la loi sur la séparation dans un sens antilibéral et en ciblant, pour la justifier, le seul culte musulman. Ce projet était d’abord l’expression d’un reniement politique car, candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron s’était engagé à ne pas modifier cette loi qu’il qualifia, une fois élu, de « trésor » de notre République. Il s’agissait de créer un nouveau statut pour les associations cultuelles, à la fois plus incitatif d’un point de vue fiscal, mais beaucoup plus contraignant d’un point de vue comptable. En outre, les services de l’État auraient évalué périodiquement les activités cultuelles des associations en fonction de la préservation de l’ordre public.
Les associations musulmanes étaient visées par ce nouveau statut. Elles sont en effet les seules aujourd’hui à fonctionner très largement sous le régime de la loi de 1901, contrairement aux autres cultes placés actuellement sous le régime des associations de la loi de 1905 dont l’objet est uniquement cultuel. Défendue par la présidence de la République, cette initiative malmenait l’égalité des cultes, dénaturait l’objet de la loi et illustrait une tentation ancienne, déjà à l’œuvre sous la Troisième République, de neutraliser sa dimension libérale au contact de l’islam. Autant de pistes qui, à peine esquissées, furent très vite abandonnées face aux critiques légitimes qu’elles avaient suscitées, au moins parce que, depuis 1905, l’État n’a pas à se mêler de l’organisation des cultes.
Personne ne peut nier aujourd’hui l’existence d’une frange de la population musulmane attirée dans certains quartiers par une logique de rupture avec le cadre républicain. En revanche, le moins que l’on puisse dire est que les solutions proposées, toutes prohibitives, interrogent sur leur capacité à lutter contre un tel phénomène. Une nouvelle loi alimentera surtout l’inflation législative. Ne dispose-t-on pas déjà de moyens légaux suffisants permettant de renforcer les contrôles sur les quelques associations et pratiques concernées ? Des textes réglementaires existent à cette fin. L’Observatoire de la laïcité, cet organisme rattaché aux services du Premier ministre, avait même pris le soin de dresser un inventaire des outils juridiques susceptibles de s’attaquer à ces phénomènes marginaux.
Bien plus, si ce « séparatisme » minoritaire s’exprime de façon religieuse, d’autres causes viennent l’alimenter. Or, étonnamment, dans le diagnostic posé par l’exécutif, il ne semble pas avoir de substrats socio-économiques, ni s’expliquer par le délitement du lien social dû à la faiblesse des services publics ou encore à l’absence de mixité sociale dans les territoires relégués de notre pays. Quoi qu’il en soit, et bien que l’exécutif s’en défende, ces déclarations auront contribué à dévoyer le cadre juridique laïque et à lui donner une dimension martiale, contraire à l’esprit comme à la lettre des textes juridiques fondateurs en la matière.