Mabuse et nous
Chacun sait quelle folie s’est aujourd’hui emparée du monde,
chacun sait qu’il participe lui-même de cette folie, comme victime active ou passive,
chacun sait donc à quel formidable danger il se trouve exposé, mais personne n’est capable de localiser la menace, personne ne sait d’où elle s’apprête à fondre sur lui…
Hermann Broch, Théorie de la folie des masses, 1939, trad. Pierre Rusch, Éditions de l’Éclat, 2008
Un. En 1960, dans les 1000 yeux du Docteur Mabuse, Fritz Lang imagine que son maléfique personnage — insaisissable menace pour le monde — opère dans un grand hôtel, le Luxor, que les nazis avaient fait construire et dont ils avaient équipé chambres, halls et couloirs de caméras et micros, cachés dans les moulures des plafonds. Quelque part dans un sous-sol secret de l’hôtel, une régie de surveillance vidéo permet à Mabuse (lui, invisible) de voir et d’entendre en action les clients de l’hôtel (quelques-uns d’entre eux auront été mystérieusement liquidés après leur passage au Luxor).
Lang pose un lien entre voir, être vu, surveiller, tuer, mourir, et l’écran est le lieu de ce lien. Voir peut tuer (Méduse), être vu le peut aussi (Diane et Actéon). On voit de plus en plus. Rappelons que la télévision se développe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et que l’enregistrement vidéo par un magnétoscope est opérationnel en 1958 (Ampex). La régie de vidéo-surveillance au service de Mabuse est donc en 1960 encore de la techno-fiction. Mais ces mille yeux annoncent l’envahissement par les caméras des lieux publics et privés, rues, places, balcons, logements…, autrement dit, le règne de la surveillance par les petits écrans. Ce n’est plus notre futur, c’est notre présent — et c’est de ce présent technologique que nous sommes les utilisateurs effrénés et pourtant les moins conscients, les moins inquiets. Qu’est-ce qui circule sur les écrans de Mabuse ? La peur. L’écran fonctionne comme un cache : sa surface plate et brillante dissimule à nos yeux to