LGBTQIAP+Ψ : réponse d’une psychanalyste à l’appel de Paul B. Preciado
Cher Paul B. Preciado,
Je vous écris, parce qu’en lisant votre dernier ouvrage, Je suis un monstre qui vous parle, j’ai le sentiment d’avoir été appelée.
On a parfois reçu votre livre comme une nouvelle attaque contre la psychanalyse : de même que la psychanalyse se serait aliéné les couples de même sexe, les familles homoparentales, les personnes nées par procréation artificielle, elle se serait aliéné plus récemment les personnes trans. Et à chaque fois, elle aurait perdu : la société se serait mise du côté de celles et ceux que la psychanalyse rappelait à l’ordre. Jadis pointe de la radicalité théorique, la psychanalyse serait ainsi devenue ringarde, sourde à toutes les inventions du désir et du corps qui l’entourent, capable uniquement d’en appeler aux grandes lois de l’Œdipe, de la castration, de l’ordre symbolique, voire plus récemment du réel de la sexuation.
Or en vous lisant j’ai eu le sentiment exactement inverse : loin d’expliquer que la psychanalyse, par quelque vice de fabrication fondamental, était vouée à participer d’une violence sociale et sexuelle séculaire, vous écriviez : « Psychanalystes pour la transition épistémique, rejoignez-nous ! Fabriquons ensemble une issue ! […] J’appelle de tous mes vœux à une mutation de la psychanalyse, à l’émergence d’une psychanalyse mutante, à la hauteur de la mutation de paradigme que nous vivons[1]. »
Cet appel me réjouit. Non pas parce qu’étant psychanalyste j’ai assurément quelque intérêt personnel à ne pas me voir rayée de la carte des discours intéressants de la modernité que vous représenteriez, mais tout simplement parce qu’étant psychanalyste je sais qu’un nombre toujours plus grand de personnes cherchent et trouvent dans cette pratique quelque chose qui les aide : les « évolutions » de la société et des mœurs n’y changent rien. Or je ne peux me résoudre à un monde qui a besoin de la psychanalyse mais ne veut pas savoir pourquoi. Il doit donc bien y avoir quelque chose dans cette maudite psychanalyse qui n’est pas si contraire aux inventions militantes, sociales et techniques que nous connaissons.
Je veux donc vous dire que cette « mutation » de la psychanalyse que vous appelez de vos vœux, nous sommes déjà un certain nombre à la chercher, à tenter de l’accomplir, et cela non pas pour être plus à la mode, mais tout simplement pour être de meilleur.e.s psychanalystes, parce que nous pensons précisément que cette mutation, loin de nous conduire à jeter par-dessus bord les fondamentaux de notre pratique, au contraire nous y reconduit. J’avais déjà été frappée en lisant l’un de vos précédents livres, Testo Junky, du fait que la manière dont vous décriviez votre transition m’aidait à comprendre exactement le genre de « transition » en quoi consiste selon moi une cure psychanalytique. De même, je crois que le rejet, qu’on trouve dans votre travail, du « binarisme » sexuel, de cette présupposition apparemment indépassable qui veut qu’on soit, en matière de sexe, soit masculin, soit féminin, rejoint quelque chose d’essentiel pour la psychanalyse.
Et je crois en retour que la psychanalyse peut éclairer ces phénomènes – non pas au sens où elle leur dirait leur vérité, mais au sens où elle aiderait à les élaborer, à les prolonger, à les intensifier. Ainsi, je pense que le concept de symptôme (au sens psychanalytique qui, comme vous le verrez, est à l’exact opposé de son sens médical et pathologisant) peut aider à comprendre cette expérience de la transition dont vous parlez et qui selon moi constitue un modèle de cure. De même je crois que le concept de fantasme[2] permet de comprendre ce qui se joue pour beaucoup de personnes dans le fait de s’accrocher à la binarité sexuelle.
Ce sont ces propositions que je voudrais vous communiquer dans ce petit texte, en guise d’ouverture à ce qu’il faut bien appeler, peut-être, une proposition d’alliance.
Corps symptômés et intoxiqués
Au lieu de chercher refuge dans les théories des pères de la psychanalyse, vous nous incitez à « écouter les voix des corps exclus par le régime patriarco-colonial[3] ».
Vous avez bien raison. Car, quand on lit ce que beaucoup de psychanalystes disent ou écrivent à propos des expériences LGBTQIAP+[4], on est frappé par leur surdité.
Celles-ci sont ainsi supposées être victimes d’une passion naïve pour l’identité. Or ce qui est en jeu dans les expériences LGBTQIAP+, ça n’est sûrement pas l’identité, entendue comme catégorie fixe d’appartenance, une lecture même rapide de nulle autre que Judith Butler eût suffi à le vérifier[5]. Ça n’est pas non plus un malheur biologique auquel il faudrait être sensible : par exemple, la personne trans n’est pas forcément dans une quête chimérique du véritable sexe, comme si elle était née dans un « mauvais » corps qu’elle n’arrivait pas à reconnaître, ainsi que votre propre témoignage le montre amplement[6]. Elle ne veut pas non plus forcément se conformer au désir du parent qui souhaitait un enfant du sexe différent du sien[7]. Son désir n’est pas non plus un délire, une croyance, une fuite imaginaire, ni un trouble de la personnalité qui doit nécessairement conduire à une opération chirurgicale.
Vous dites quant à vous : le corps trans est un corps exclu et révolutionnaire qui s’oppose au discours universel hétéro-patriarco-colonial. Cette caractérisation, qui a l’air étrangère à la conceptualité psychanalytique, me semble en vérité beaucoup plus proche d’elle que toutes les précédentes. Cet accent mis sur la tension entre un corps et un discours évoque d’autres formulations. Ainsi, pour Lacan, le corps du schizophrène est aussi en dehors de tous les discours[8]. Si on suit Deleuze et Guattari, il faut ajouter le corps des hypocondriaques, des hystériques, des toxicomanes, des masochistes, des amoureux et des artistes[9]. Mais avant même ces auteurs, les premières voix des corps exclus ont été celles des hystériques : en majorité femmes, elles ont bouleversé le discours grâce au symptôme, de l’ordre du sexuel et exprimé à travers des modifications corporelles (somatisations) et ce qu’on peut appeler leur mascarade. La psychanalyse leur doit son invention ainsi que la « découverte » de l’inconscient. L’inconscient est forcément en relation avec ce corps rétif qui appartient au régime de la particularité : et cette particularité s’appelle en psychanalyse « symptôme ».
Ce concept de symptôme est un des plus beaux legs que la théorie psychanalytique lacanienne a fait à la culture intellectuelle et à la culture tout court. Tenter de le restituer, ça n’est pas revenir bégayer les textes des pères de la théorie : c’est au contraire s’en servir comme d’une arme pour serrer au plus près ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on fait.
Disons les choses aussi simplement que possible. Du point de vue de la psychanalyse le symptôme, même s’il génère de la souffrance, n’est pas un signe de maladie ; il ne doit pas être extirpé ou corrigé (comme le fait la médecine). Le symptôme, effet après-coup du traumatisme, trahit toujours l’insistance d’un certain « mode de jouissance[10] », d’une certaine manière de jouir, auquel chaque sujet, quoi qu’il fasse, ne peut échapper, bien qu’il ne puisse véritablement le reconnaître, l’identifier, lui donner un nom et une place dans l’ordre des choses au sens le plus général du terme, bref l’accommoder. Le symptôme désigne ainsi quelque chose de singulier, qui fait exception. Il est toujours la trace d’une résistance à la colonisation du corps : la division du sujet entre l’idéal et la pulsion l’empêche de se conformer aux prescriptions de ce que nous appelons le discours de l’Autre (social ou familial).
La jouissance est fixe ; en revanche le symptôme se forme et se transforme. Or, si on parle fréquemment en psychanalyse de « formation du symptôme », on ne parle pas assez de « transformation du symptôme », alors que c’est là l’essentiel. S’il est vrai que le symptôme s’inscrit dans le corps comme une nécessité – le sujet n’arrive pas à renoncer à son mode de jouir –, son incidence est toujours contingente : il peut arriver, ou pas, il peut prendre une forme, puis une autre, à un moment ou à un autre. Et à chaque fois un nouveau corps se fabrique, le mot corps devant être entendu en un sens qui ne le réduit pas à ses organes, mais éventuellement les inclut. Le symptôme est « mutant », il se déplace et se trans-forme ; mieux, il est ce qui fait du corps, de tout corps, un corps mutant, un corps trans.
Le but d’une psychanalyse est précisément de trans-former le symptôme, c’est-à-dire de faire fond sur cette « mutantité » du corps, que généralement le sujet craint, pour précisément lui permettre d’atteindre un symptôme trans(formé), dans lequel il assume cette nécessité de l’inventer. On peut décrire une cure en disant qu’elle va d’un ou de plusieurs symptômes d’entrée et un, et un seul, symptôme de sortie. Ce symptôme final, fondamental – « heureux » –, se présente comme une solution acceptable, voire une résolution, une issue. Si la modalité de jouir reste la même, le symptôme, désormais trans-formé, ne rend plus celle-ci insupportable.
Dire de ce symptôme qu’il est « heureux », ça n’est pas dire qu’il fait disparaître tous les problèmes, mais qu’il tombe bien, assez bien en tout cas pour que la jouissance d’un sujet puisse fonctionner dans le monde dans lequel elle se trouve. Il y a un élément de hasard, donc aussi d’invention, de ruse, d’astuce. Le sujet s’invente – il bricole, au sens lévi-straussien du terme – une pratique du corps qui correspond à sa modalité singulière de jouir.
Mais l’observation montre que cette invention n’est possible que grâce à la rencontre avec un élément – un objet – extérieur : une surprise, une déviation, un clinamen[11] comme dirait Lucrèce. Cet objet, dans le symptôme fondamental, n’est plus, contrairement aux objets habituels, une prothèse moïco-hétéro-patriarcale, qui permet à un sujet de se défendre contre la mutabilité inscrite dans son corps, mais une prothèse du corps qui jouit de sa transformation grâce à cette rencontre inattendue : la contingence de l’objet-clinamen a la force de déplacer le symptôme tout en intensifiant la jouissance qui lui est rattachée, celle-ci restant toujours déterminante et nécessaire.
Le sujet ne se plaint plus et surtout ne souffre plus de son symptôme, au sens où il ne cherche plus à s’y soustraire… car il s’est identifié à lui ! Le symptôme, il veut le faire ! Il a compris que le symptôme n’est pas simplement quelque chose qu’on subit, mais quelque chose qu’on fait (un peu comme Deleuze et Guattari disaient « le multiple il faut le faire »), et qu’on fait en se faisant, mais en se faisant « trans », pas en conquérant enfin une identité fixe. Le but d’une analyse n’est pas l’inscription sociale, ni la réconciliation avec papa et maman, ni l’acceptation résignée de la castration, mais l’« identification au symptôme[12] ». S’identifier à la jouissance de son propre corps, à travers la trans-formation du symptôme n’a rien à voir avec l’identité normative qui s’établit à partir de la personne (le moi, le nom justement dit de famille ou, hélas, propre).
Or l’expérience trans que vous décrivez dans vos livres me paraît une formidable démonstration de ce que veut dire « bricoler un symptôme heureux ». Vous écrivez : « Faire une transition de genre, c’est inventer un agencement machinique avec l’hormone ou avec un autre code vivant – le code peut être une langue, une musique, une forme, une plante, un animal ou un autre être vivant. Faire une transition du genre c’est établir une communication transversale avec l’hormone, qui efface ou mieux éclipse ce que vous appelez le phénotype féminin et qui permet l’éveil d’une autre généalogie. Ce réveil est une révolution. Il s’agit d’un soulèvement moléculaire. Un assaut contre le pouvoir de l’ego hétéropatriarcal, de l’identité et du nom. C’est un processus de décolonisation du corps[13]. »
La jouissance du corps en mutation soutenue par l’intervention de la testostérone (l’objet-clinamen) permet la constitution d’un symptôme trans-formé : la mutation trans est, comme vous dites, une issue : « Je voulais juste une issue : n’importe laquelle. Pour avancer, pour échapper à cette parodie de la différence sexuelle[14]. » Elle est un symptôme heureux, lorsqu’elle arrive à échapper à la colonisation du discours hétéro-patriarco-colonial, forcément binaire, car il veut classer, ordonner, maîtriser.
Je pense à un patient qui, influencé par le discours médical et social, vivait son désir de mutation de sexe comme une dysphorie. Il a fallu l’aider à se désaliéner de ce discours pour qu’il puisse commencer les démarches de transition sans honte ni culpabilité, en assumant son désir de mutation de sexe comme un symptôme « de sortie ». Il n’y a pas de sens ici à exiger que la transition soit fondée sur quelque vérité que ce soit. L’identification pour cette analysante n’est pas avec son être-femme en devenir, ni avec ce qui reste de son être-homme, mais à sa jouissance de mutation vécue comme une décolonisation du corps. La question n’est pas de savoir si cette personne est un/e vrai/e trans ou pas, mais si la transition fait symptôme ou pas.
La testostérone, comme tout objet-clinamen, crée de la dépendance[15] : une addiction ne peut qu’être singulière, donc nécessairement auto-entretenue, elle ne peut venir que de soi, et plus précisément de cette part de soi qui ne fait pas identité avec soi-même. L’hormone est la prothèse jouissive du corps : elle ne peut pas être administrée par l’Autre, transformée en outil médical, censé normaliser la jouissance à partir de la binarité : « Je ne veux pas changer de sexe, écrivez-vous, je ne veux pas me déclarer dysphorique de quoi que ce soit, je ne veux pas qu’un médecin décide quelle quantité mensuelle de testostérone me convient[16] ».
On ne peut pas prescrire la prise de testostérone, pour la même raison qu’on ne peut pas prescrire une psychanalyse. Vous montrez très justement que le transfert opère comme une substance chimique et toxique[17], comme un objet-clinamen donc, qui favorise, à travers la dépendance (amoureuse), la trans-formation du symptôme. Vous produisez ici une des plus fortes épistémologies de la psychanalyse qui soit en circulation.
Rien n’éclaircit le processus de l’identification au symptôme mieux que le phénomène trans tel que vous le décrivez. Les trans sont des corps symptômés (comme les hystériques, schizophrènes, hypocondriaques, toxicomanes, masochistes, amoureux et artistes) : en décolonisant leur corps, ils/elles le soustraient à la rationalisation de la vie, au contrôle, à la rentabilité, à la mesure, pour le rendre à l’irréductible jouissance. Le corps décolonisé par le symptôme est un corps rigoureusement ingouvernable (donc, oui, « révolutionnaire ») : sans trans-formation corporelle, le corps devient une colonie perdue dans un monde hygiénique et normatif. La mutation trans n’est donc pas un trouble, mais (au moins parfois) une solution : l’identification heureuse au symptôme montre que la seule solution possible est celle inventée par le sujet lui-même, solution dont la seule mesure porte un nom : jouissance (et non pas vérité).
Vous aurez sans doute compris que dire de la transition telle que vous la décrivez qu’elle correspond à la logique du symptôme, ça n’est pas du tout pathologiser votre expérience ; c’est au contraire dépathologiser toutes les expériences. Comprendre que ce que la psychanalyse appelle « symptôme » correspond à cette potentialité trans que vous relevez, c’est d’un côté approfondir le concept de symptôme (pour mieux comprendre la cure psychanalytique) et de l’autre, peut-être, donner à vos concepts une dimension plus générale encore sur un terrain fort précis : celui que nous toutes et tous faisons sans cesse des altérations de notre corps, altérations qui excèdent l’alternative du subi et du choisi. Trouver son symptôme, trouver son toxique, voilà la loi et les prophètes !
La différence des sexes comme fantasme
Vous penserez peut-être : « Voilà bien ce que je vous invitais à ne pas faire. Car vous venez de me lire en me rabattant sur une théorie déjà constituée de la psychanalyse, formulée de surcroît dans le lexique abscons d’un de ses pères sévères, l’étrange docteur Lacan. » En vérité, je crois avoir fait un peu mieux : je crois avoir trouvé dans l’expérience trans un moyen d’approfondir des concepts qui me servent dans ma pratique. Mais peu importe. Vous m’accorderez de toutes manières qu’on ne peut inviter les psychanalystes à trans-former leur discipline tout simplement en y renonçant, en renonçant à ses concepts, à ses pratiques, à ses expériences fondamentales. Il s’agit plutôt de faire l’épreuve interne de sa mutabilité.
Il n’en reste pas moins qu’il faut parfois renoncer. La notion de « différence des sexes » est précisément un exemple d’un fragment de la théorie lacanienne auquel il me semble qu’il n’y a absolument pas d’autre option possible que de renoncer – non pas encore une fois pour pouvoir vous suivre, mais pour faire de la bonne psychanalyse, en pratique et en théorie.
Il est assez étrange que Lacan, au moment même où il élaborait cet extraordinaire concept de symptôme, s’embarquait dans une entreprise assez scabreuse pour mettre la différence des sexes au cœur des phénomènes auxquels nous, psychanalystes, avons à faire. Celle-ci a suffisamment impressionné les esprits les plus subtils pour que certains penseurs associés à la psychanalyse, je pense ici à Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek, Alenka Zupancic, Alain Badiou[18], et bien d’autres, en viennent à le suivre sur ce point.
On peut reconstituer le raisonnement en gros de la manière suivante : si le corps et le discours ne coïncident pas (autrement dit s’il y a des corps hystériques, trans, etc., bref symptomés), c’est parce que les corps sont sexués, et que cette sexuation prend la forme d’une différence binaire qui les traverse sans jamais les répartir de manière univoque d’un côté et de l’autre, de sorte que toute identification rate, laissant le corps en panique. L’erreur trans serait dès lors, de ce point de vue, d’espérer pouvoir rejoindre un sexe univoque, un sexe auquel on pourrait pleinement s’identifier. Lacan condense dans une formule célèbre cette impossibilité de rencontre avec soi et avec l’autre : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce non-rapport auquel nous serions condamnés est fondé sur la logique de la différence binaire des sexes, logique qu’il expose à travers ses fameuses « formules de la sexuation[19] ». Peu importe le détail. Il importe juste de retenir que Lacan tente de montrer que l’inconsistance de toute sexuation a un fondement logique, et que cette logique est forcément binaire.
Or il y a une autre interprétation possible de cet « il n’y a pas de rapport sexuel » : du point de vue de la théorie freudienne des pulsions[20], son sens est facilement décryptable. Il n’y a pas de rapport car, sexuellement, il n’y a pas des individualités (des Uns) qui se rencontrent et font Deux, mais des parties fétichisées du corps (et pas seulement du corps propre[21]) qui se raccordent selon une grammaire spécifique. Ce qui est déterminant, et qui inscrit le non-rapport sexuel au niveau de l’inconscient, est cette jouissance partielle et symptomatique, et non pas le fantasme qu’il y aurait des corps unifiés dans leur individualité comme corps-d’homme ou corps-de-femme qui clochent. Ce fantasme de la binarité, qui est aussi, on le voit, fantasme de l’individualité (bien que bancale), vient plutôt faire écran au réel[22] du corps pris dans le sexuel, autrement dit morcelé par la jouissance de ses zones érogènes. C’est ce corps symptomatique – corps mutant, comme vous dites – qui montre qu’il y a quelque chose qui résiste au niveau du sexuel, aussi parce que le corps échappe à toute unification possible. Et « homme » et « femme » ne sont dans ce contexte que des unifications imaginaires, qui n’existent qu’au niveau du fantasme.
Si on se tient à la théorie du symptôme, il y a une impossibilité liée à la sexualité qui ne dépend pas de la sexuation. Autrement dit, le non-rapport ne s’explique pas à partir de la logique binaire de la sexuation, mais à partir de l’expérience du corps symptômé, du corps mutant, du corps trans, du corps traversé par une jouissance qui le trans-forme à son insu, indépendamment de toute binarité sexuelle (qu’elle soit pensée comme constitutivement en échec ou comme potentiellement réussie).
Bien sûr, vous pourriez soupçonner qu’en disant cela, je relègue toute problématique de genre/sexuation à une simple opération fantasmatique. Ça n’est pas ce que je veux dire. Au contraire, je pense qu’un des apports majeurs de vos ouvrages à la psychanalyse est de nous montrer qu’on ne comprend rien aux expériences trans si on se contente de les aborder du point de vue du problème de l’identité et de la différence. En revanche, leur force s’impose à nous quand on les restitue au niveau de la fabrication du symptôme.
Bi-genre, Cross-genre, Drag Queens, Drag King, Femme Queen, FTM (Femme-tendance-Homme), Travesti (Gender Bender), Queer, MTF (Homme-tendance-Femme), Non-Opéré, Hijra (troisième genre), Pangenre, Transexuel/Trans-sexuel, Transgenre, Personne Trans, Femelle, Mâle, Garçonne, Berdache (bi-spirituel), Trans, Agenre, Troisième Sexe, Genre-Fluide, Transgenre non-Binaire, Androgyne, Non-binaire (Gender Gifted), Genre Mixte (Gender Blender), Femme, Personne d’expérience, Transgenre, Androgyne ne sont pas des identités, mais ce qu’on pourrait appeler des positions sexuelles, c’est-à-dire des bricolages qui donnent forme à des modalités de jouissance singulières, qui ne nient pas le non-rapport, mais qui favorisent l’invention de suppléances à ce non-rapport, autrement dit de symptômes, ni plus ni moins assurées que les corps cisgenres. Ces derniers devenant, dans leurs différentes figures historiques et individuelles, des cas particuliers parmi tant d’autres.
Ces corps sont inventés, et ils le sont au moyen d’artefacts innombrables, qui incluent des travestissements, des gestes, des performances, des attitudes, des sentiments : tout ceci constitue l’élément dans lequel le corps-symptôme se fait. Comme Freud nous l’avait montré à partir de ses cures avec les hystériques, et comme vous nous l’avez rappelé à travers vos descriptions des ateliers de sexuation transgenre, la seule vérité du corps est la mascarade.
Sur ce point Judith Butler est indépassable : dans toute mascarade, transgenre, lesbienne, gay, hystérique, phallique, etc., il n’y a rien qui précède la performance[23]. L’hystérique qui fait l’homme n’est pas en train de rejoindre une essence fantasmatique de l’Homme, mais se fabrique un corps à même sa jouissance. L’effet de masculinité que cette performance produit ne peut être compris que si on le resitue dans les mécanismes de cette jouissance. L’important n’est pas de savoir si cet effet est la seule vérité du genre masculin (comme le prétend un constructivisme naïf) ou s’il y a quelque butée plus intraitable (comme le prétendent certains psychanalystes lacaniens homophobes et transphobes), mais de comprendre dans quel agencement un tel effet est efficace.
De même, le trans qui entame un processus de mutation s’invente un corps pour lequel les effets de masculinité, de féminité, ou autre, n’importent que par leur capacité à faire tenir une jouissance « heureuse ». La performance n’est pas un jeu sur les images et les semblances ; c’est ce par quoi un symptôme se fabrique, avec ce mélange si troublant de nécessité et de contingence (sur lequel d’ailleurs Judith Butler elle-même a beaucoup écrit). Quant au corps, on voit qu’il est toujours quelque chose en plus qu’un homme ou une femme, et même plus que tout genre, plus que tout sexe. C’est en ce sens que la sexuation – le binarisme – ne peut pas rendre compte de la productivité du corps sexuel. Ce supplément est ce à quoi les psychanalystes ont à faire avec ce qu’on appelle l’inconscient.
Ainsi, cher Paul B. Preciado, votre entreprise présente à mes yeux un enjeu très simple : nous aider à restituer dans toute son exigence le sens de ce mot, inconscient, qui est aussi l’élément de ma pratique quotidienne. Pour cela, je voulais vous remercier.