Cinéma

Puissance de la parole – sur Un pays qui se tient sage de David Dufresne

Chercheuse en études visuelles

Avec les projections d’Un pays qui se tient sage, associées à des débats publics, l’enjeu pour David Dufresne n’est pas la compilation quintessentielle des mobilisations sociales de ces deux dernières années, à la façon d’un « Riot Porn » qui esthétiserait l’émeute pour en faire un spectacle jouissant de sa propre violence, ou d’une archive mémorielle qui cimenterait la conscience historique d’une lutte. Non, ces images de violences policières qui ont saturé nos écrans d’ordinateurs ont plutôt vocation à susciter une parole trop souvent été confisquée par le silence des médias ou l’émotion des réseaux sociaux.

Le 6 décembre 2018, à Mantes-la-Jolie, 151 lycéens étaient forcés de s’agenouiller durant plus de trois heures, mains sur la tête, encadrés de policiers. Une vidéo, vraisemblablement filmée par l’un des agents, circulait bientôt sur les réseaux sociaux. « Voilà une classe qui se tient sage ! », pérorait une voix hors champ qui semblait appartenir à l’homme à la caméra. La vidéo, postée dans un premier temps comme une espèce de bravade, suscitait peu après une indignation générale, mais l’affaire était classée sans suite. Étrange mise en scène que cette humiliation redoublée par sa capture en images, où l’on voyait surgir comme un mauvais présage une société dans laquelle la caméra, alliée au pouvoir, devenait un autre outil de répression et de contrôle.

Chacun put réaliser alors à quel point l’exigence de transparence assignée à ces dispositifs du direct – autrefois propres à la télévision, aujourd’hui aux réseaux sociaux – recouvrait de sinistres effets de mise en scène quand ces dispositifs étaient aux mains de la police. En plaçant son film sous la menace d’une telle dérive, David Dufresne, déjà auteur d’un répertoire de vidéos et témoignages de manifestants mutilés par les forces de l’ordre depuis décembre 2018[1], puis d’un roman publié à l’automne dernier[2], pose très directement la question des prérogatives de la police et du pouvoir des images.

Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, rendu public le 16 septembre dernier par le Ministère de l’Intérieur, entérine pourtant un cadre d’exercice de la force publique inquiétant, qui tend à placer les images de la police sous le contrôle de celle-ci : au lieu de laisser les journalistes circuler librement dans l’espace de la manifestation pour la couvrir, les « embarquer (…) au plus près des forces » ; plutôt qu’abolir l’usage très contesté des LBD (« lanceurs de balles de défense »), équiper leurs porteurs « d’une caméra-piéton, à fixation ventrale de préférence », ou « prévoir un binôme porteur de LBD/ porteur de caméra »[3]. Jamais une caméra fixée à un uniforme ou à une voiture de police n’a empêché un agent de commettre l’irréparable. Tous les policiers impliqués dans des cas de mort violente aux États-Unis en portaient, y compris les trois agents responsables de la mort de George Floyd le 25 mai dernier à Minneapolis.

Si le gouvernement français tente de circonscrire l’usage de caméras aux seules personnes autorisées dans les manifestations, c’est que celles-ci sont devenues les témoins décisifs de violences commises par les forces de l’ordre plus souvent que par les manifestants ces deux dernières années. Relayées sur les réseaux sociaux, ces captations brutes filmées par des reporters indépendants ou de simples amateurs munis de leur téléphone portable, accréditent l’hypothèse d’un durcissement de la doctrine du maintien de l’ordre, sinon même sa dérive autoritaire. Ce corpus de séquences brèves et brutes constitue la matière première de la chronique politique entreprise par Dufresne entre novembre 2018 et février 2020. Elle est principalement nourrie par les images de la mobilisation des Gilets jaunes, mais traverse aussi d’autres territoires de luttes (les ZAD) et laboratoires du maintien de l’ordre (les banlieues).

L’enjeu d’une telle chronique n’est pas la compilation quintessentielle des mobilisations sociales de ces deux dernières années, à la façon d’un « Riot Porn » qui esthétiserait l’émeute pour en faire un spectacle jouissant de sa propre violence, ou d’une archive mémorielle qui cimenterait la conscience historique d’une lutte. Non, ces images qui ont saturé nos écrans d’ordinateurs ont plutôt vocation à susciter une parole qui a trop souvent été confisquée par le silence des médias ou l’émotion des réseaux sociaux. Remontées et projetées sur un grand écran qui redouble celui de la salle, elles engagent chacun à les regarder de nouveau.

Car le pari du film, à travers un dispositif de projection qui dialectise l’image et la parole, tient à une idée à la fois simple et belle : que la salle de cinéma est aussi et surtout un espace de rencontre et de débat, autrement dit, un espace politique. Dans cette période de post-confinement et de distanciations sociales, ce n’est pas une mince affaire que de rappeler l’importance de tels lieux de collectivité. Dufresne a donc réuni un petit cénacle de personnes directement ou moins directement concernées par ces images dans une salle de projection où leur sont projetées ces vidéos d’habitude restreintes à de plus petits écrans : certains racontent leur propre histoire, comme ce jeune homme qui ouvre le film en visionnant la séquence qui le montre touché à l’œil par un tir de LBD ; d’autres sont là à titre de sociologue, historien, politiste, juriste, écrivain, journaliste, et bien sûr policier.

Car c’est toute la difficulté de l’exercice, faire dialoguer des voix qui a priori n’appartiennent pas toujours au même camp. Voilà comment Taha Bouhafs, à l’origine de la vidéo qui fit éclater l’affaire Benalla, se retrouve à commenter ses images côte à côte avec un membre du syndicat policier Alliance. Ou bien comment l’écrivain de science-fiction Alain Damasio et le sociologue Fabien Jobard devisent du monopole de la violence physique légitime revendiqué par l’Etat. Pas un de ces intervenants pourtant n’est nommément désigné à l’écran : il n’y a pas une parole plus autorisée qu’une autre dans cette salle de projection. Si l’anonymat relatif des protagonistes entend les situer tous sur un même plan, il n’empêche que le montage, en fragmentant et en mettant en miroir les entretiens, confère plus de poids à certaines interventions et dessine le parti pris du cinéaste. En invitant des policiers à se joindre au débat, Dufresne cherche moins à donner à entendre leur point de vue qu’à les confronter à des images que leurs hiérarchies ont sans cesse refusé de voir et de commenter – à cet égard, il n’est guère surprenant que ni le préfet de police de Paris, ni la cheffe de l’IGPN n’aient répondu à son invitation.

La démonstration n’est jamais aussi efficace que lors d’une séquence dans laquelle le montage confronte deux points de vue sur une même vidéo : celle-ci convoque le souvenir de la mort de Carlo Giuliani il y a vingt ans à Gênes lors du contre-sommet du G8. Débordés par les manifestants, un carabiniere avait tiré à bout portant sur le jeune homme, avant que la jeep des gendarmes ne roule par deux fois sur son corps abandonné sur la Piazza Alimonda. Dans la scène capturée à Paris par une caméra anonyme, des manifestants menacent quelques policiers restés isolés à l’angle d’une rue. Ceux-ci tentent de faire reculer la foule le temps d’enfourcher leurs motos pour prendre la fuite, mais un manifestant vient faire tomber la moto de l’un d’entre eux. L’espace de quelques secondes, la situation manque de dégénérer : pendant que le policier se relève, son collègue dégaine son arme de service, pour la ranger presque aussitôt. Les agents remontent à moto et démarrent en trombe tandis que la foule s’élance après eux.

Face à ces images, la première réaction est celle d’un policier syndicaliste qui s’indigne des menaces subies par ses collègues et clame que toute cette foule émeutière devrait être mise sous les barreaux. La seconde réaction vient de Fabien Jobard, sociologue de la police, qui observe au contraire en visionnant à nouveau la séquence avec nous, la violence ritualisée de part et d’autre de la rue, comme dans un cérémonial souvent répété où chacun sait tenir sa place pour ne pas basculer dans l’émeute déchaînée. C’est à ce type d’analyses que le film nous invite à soumettre les images, non pas à la colère ou au déni qu’elles suscitent selon les récits qu’elles soutiennent ou contredisent.

Dufresne nous installe ainsi dans une conversation à bâtons rompus et nous invite à y prendre part. Et force est de constater que cela fonctionne : lundi 28 septembre, alors qu’il présente son film en avant-première dans une salle parisienne, le débat prend tant et si bien qu’il est impossible d’y mettre fin, une lycéenne raconte sa peur des policiers depuis l’occupation de son établissement, une femme âgée se souvient des affrontements avec la police en 68 en disant que la violence y était sans commune mesure avec celle qu’elle voit aujourd’hui, Jérôme Rodrigues, figure emblématique des Gilets jaunes blessé lui aussi et présent ce soir-là dans la salle, entame un débat avec un ancien général de gendarmerie sur la présence de la BAC dans les cortèges, tandis que Taha Bouhafs raconte sa jeunesse dans une banlieue grenobloise où il a appris dès l’enfance à craindre les forces de l’ordre. On s’affronte et on se contredit. On s’écoute aussi. C’est la moindre des réussites d’un film qui regarde la salle de cinéma comme un lieu où peut encore advenir la contradiction et la complexité qui n’ont plus cours ailleurs.


[1] « Allô Place Beauvau? »

[2] Dernière sommation, publié chez Grasset en 2019.

[3] Communiqué du Ministère de l’Intérieur, « Schéma national du maintien de l’ordre 2020 ».

Alice Leroy

Chercheuse en études visuelles, Enseignante en histoire et esthétique du film

Notes

[1] « Allô Place Beauvau? »

[2] Dernière sommation, publié chez Grasset en 2019.

[3] Communiqué du Ministère de l’Intérieur, « Schéma national du maintien de l’ordre 2020 ».