Des chiffres et des lettres : réformes actuelles et maux du New Public Management
La sempiternelle quête de rentabilité, le culte de la donnée, de plus en plus connecté à la machine, alimentent notre désir de vitesse. Dans un contexte de raréfaction des ressources et d’accroissement de la défiance citoyenne, nos sociétés politiques contemporaines mesurent en continu. Palmarès, classements, notation et systèmes de management en tout genre fleurissent : une véritable fièvre quantophrénique. C’est l’avènement du chiffre sensé guider le gouvernant et rassurer le gouverné. Le chiffre emporte adhésion, il clôt le débat. C’est la réduction des déficits, la course pour un point de croissance ou la baisse drastique du nombre de fonctionnaires.
Il est hautement symbolique et illustratif d’entendre la rhétorique du management, les anglicismes modernisateurs dans la bouche du Président de la République Emmanuel Macron. Depuis le début du quinquennat, chaque réforme est soutenue par une monstration de la modernité, évoquée de manière quasi-religieuse. Encore récemment, le Président Macron évoquait, lors d’un entretien à la chaîne Fox News, avant son premier voyage officiel aux Etats-Unis : « Mon programme de réformes vise à moderniser le pays (…) et nous poursuivrons ce programme de modernisation jusqu’à la fin ». Et de rajouter : « Je vais donc le faire parce que c’est mon devoir et parce que je m’y suis engagé. Si vous suivez les sondages, vous ne réformez jamais. Vous ne transformez jamais ».
Aller vite, agir dans l’urgence, utiliser un champ lexical qui induit la rationalisation, la transformation, le changement, allumer différents feux pour être en mouvement et insaisissable pour ses adversaires. Les réformes ont à peine le temps d’être mise en œuvre qu’elles sont déjà remplacées par la réforme suivante. Une novlangue est instituée. Elle place l’efficacité et la performance au cœur du discours, à coup de « bottom-up », « impact », « innovation », « benchmarking » ou autre « évaluation ».
La prolifération des dispositifs de quantification et d’évaluation a permis la colonisation des services par la langue fonctionnelle de l’entreprise.
Ceci n’est pas nouveau et ne fait que dévoiler un phénomène qui s’est mûrement installé chez les élites politico-administratives et a pris une ampleur considérable ces derniers temps. Le sociologue Alain Desrosières a été un des premiers a conduire une réflexion morale et politique sur ce « gouvernement par les nombres » qui, depuis les années 1980, a envahi l’administration publique pour, soi-disant, l’émanciper de la bureaucratie.
Afin d’améliorer l’efficacité des actions sociales et administratives les pouvoirs successifs ont invité leurs équipes à se comparer et à mesurer leurs résultats à l’aide d’indicateurs statistiques de performance. La prolifération des dispositifs de quantification et d’évaluation a permis la colonisation des services par la langue fonctionnelle de l’entreprise, et a produit une doctrine dont la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et la RGPP (révision générale des politiques publiques), sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ont constitué la charte financière et administrative.
On le voit, depuis près de quarante ans, le lexique du privé a envahi le monde public, pour mieux le convertir. Avec ce paradoxe, plus les tenants d’un État limité demandaient la réduction de sa superficie, plus ils se servaient des fonctions, structures ou autres leviers étatiques pour imposer leurs intérêts privés et celui du marché, des forces financières. Cela porte un nom, c’est une idéologie : le New Public Management (NPM), ou nouvelle gestion publique dans son acception française, programme néolibéral pour démanteler l’État. Ou, tout du moins, amoindrir l’État pour mieux le contrôler et l’utiliser à des fins individuelles.
Qualifiée de « brisure radicale » ou encore de « paradigme de réinvention du gouvernement », cette nouvelle idéologie, va s’imposer en tant que modèle de référence. Pour faire vite, le NPM est née dans les années 1970-1980, avec Thatcher et Reagan comme promoteurs et un bataillon d’organisations internationales en marche derrière eux, comme courroie de transmission. Il se fonde sur le postulat d’unicité des logiques économiques et financières, et donc d’équivalence entre public et privé.
Derrière la critique et le démantèlement des règles de l’administration publique, le NPM développe tout un ensemble disparate de procédures, de normes, de règles, de savoirs autoproclamés scientifiques. Un vrai puzzle doctrinal. Sous la forme du « management », ce sont de nouveaux modes de rationalisation, obéissant à la logique entrepreneuriale, qui sont mis en place et permettent, en théorie, de pallier les défaillances publiques. Ce mode de gouvernement, tout en mettant les structures publiques sous pression, a surtout, pour objectif, in fine, de favoriser certains intérêts privés et non l’intérêt général.
Il faut donc réduire les périmètres d’intervention, libéraliser. Le fonctionnariat doit être limité aux seules fonctions régaliennes. C’est l’ère des méthodes privées appliquées aveuglément à la sphère publique. Il s’agit d’installer dans les administrations publiques les principes de concurrence, d’externalisation et de sous-traitance (l’outsourcing), d’audit, de régulation par des agences, d’individualisation des rémunérations, de flexibilité du personnel. Il s’agit aussi de mener des revues des dépenses, de calculer des indicateurs de performance, de comparer et de mettre en concurrence, d’ouvrir au marché. Les prétendus attributs du secteur privé sont soulignés et glorifiés : il est souple, innovant et adaptable.
Au cœur des normes préconisées, on retrouve le langage commun aux réseaux internationaux, qui mêlent consultants, bureaucrates, technocrates, élites politiques et administratives, gestionnaires et financiers. Dans tous les cas, la valeur se trouve réduite à la pensée des affaires et à celle du droit. Combien cela rapporte ? Combien cela coûte ? Est-ce bien conforme aux règles de procédures et aux bonnes pratiques des recommandations technico-financières ? Même lorsque les dispositifs se révèlent aberrants, ils soumettent les individus, permettent de donner des ordres sans en avoir l’air, simplifient le monde, le rendent commensurable, « marchandisables ».
En ce sens, le NPM affecte directement « l’art de gouverner » et fait se substituer aux discours axés sur les valeurs, des discours privilégiant les techniques de management et de rationalisation. Précisément, c’est ce caractère technique des solutions proposées qui imbibent les réformes touchant actuellement l’État et les services publics, aussi dans la fonction publique, au Parlement autant qu’à la SNCF.
Tout ceci est a-politique nous répète-t-on alors que c’est une vision du monde qui est en fait proposée.
Pas un ministre qui ne reprenne à son compte ce « langage de vérité » (Edouard Philippe, Premier ministre), destiné à défendre « le devoir d’efficacité » (Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé) et la « compétitivité » (Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances) de la SNCF. Quant à la politique publique « mère », celle qui agence la réforme de l’État, c’est un chef d’œuvre de mot-valise et un concentré de discours performatif. Le gouvernement a ainsi mis en place un programme « Action publique 2022 » (porté par Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics et Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État au numérique, sous la houlette du Premier ministre) et un comité « CAP22 » s’articulant autour de trois objectifs : « améliorer la qualité des services publics en travaillant à la simplification et la numérisation des procédures administratives, moderniser l’environnement de travail des agents en les impliquant pleinement dans le définition et le suivi des transformations, réduire les dépenses publiques, avec un objectif assumé de -3 points de PIB d’ici 2022 ».
Tout ceci est a-politique nous répète-t-on alors que c’est une vision du monde qui est en fait proposée. Comme a pu le souligner Wittgenstein, les limites de mon langage signifient (aussi) les limites de mon propre monde. En l’espèce, nous sommes en train de découvrir que le langage des entreprises de (soi-disant) modernisation qui ont cours aujourd’hui donne à voir un monde étatique de plus en plus affaibli, au profit d’un secteur privé qui doit prendre la main.
Et c’est la main droite de l’État qui est saisie, pour imposer des intérêts privés. Déjà, Pierre Bourdieu, en décembre 1995, dans l’enceinte de la gare de Lyon, devant les cheminots grévistes, nous disait : « cette noblesse d’État, qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose ».
Un travail de dévoilement est nécessaire, car les promoteurs des réformes actuelles sont en train de soustraire aux débats une question essentielle : que doit être l’État, la puissance publique du XXIe siècle? Que voulons-nous pour nos services publics dans une société sous tension et au bord de la crise démocratique ? Car c’est bien de la remise en cause de l’État providence dont il s’agit. Car c’est bien de la confiscation de l’État par une élite dont il est question.