Mystérieuse turbulence – sur L’Anomalie d’Hervé Le Tellier
« Je ne suis pas ton ennemi, ni ton rival, même pas un allié. Mais j’ai mon passé dans ma boîte aux lettres, et si tu ne veux pas que ce soit ton futur, agis. À bientôt. » Ce message est envoyé par un homme à son double. André, architecte aisé, sexagénaire qui a de beaux restes, adresse cet e-mail à sa copie conforme, ADN compris. Cette histoire de doubles est due à un accident temporel alambiqué et comique sur lequel nous reviendrons.
L’expéditeur de l’e-mail a beau être la réplique de l’autre, il a néanmoins trois mois d’avance sur le premier André. Ce recul permet de l’encourager à corriger les tirs que lui-même a ratés.
André a été quitté par la femme qu’il aimait, Lucie, bien plus jeune que lui, car André ne choisit pour amantes que des femmes jeunes : « Ses amis vieillissent avec lui, mais pas les femmes qu’il aime. Il fuit, il a peur. Il peut dîner avec la mort à venir, mais ne parvient pas à coucher avec. » André est dévasté par cette rupture. Dans la façon dont il a séduit Lucie et dont il a mené leur relation, il a commis des erreurs : « Son désir, sa tristesse, ses angoisses ont fait peu à peu perdre à André toute prudence, et plusieurs fois il a maladroitement insisté, mais existe-t-il une insistance habile ? » Son double saura-t-il se comporter autrement et masquer « cette souffrance exprimée et exhibée qui a exaspéré Lucie, qui a fini par le perdre » ?
Roman de l’oulipien Hervé Le Tellier, L’Anomalie est un texte habilement construit, comptant une myriade de pastiches glissés ici et là. Mais le livre ne se réduit pas à des exercices de style. Il ne se contente pas de servir de l’ironie en guise de littérature. L’Anomalie est un beau roman sur l’amour, cette impasse dans laquelle nous ne cessons de nous engager en connaissance de cause perdue. Une fois la lecture du roman terminée, c’est son intelligence des sentiments qui nous marque, et son humour, car L’Anomalie ne fait pas sourire : il fait rire, ce qui est rare.
L’invention des doubles p