Cinéma

L’arbre, le maire et le camion-poubelle – sur City Hall de Frederick Wiseman

Critique

Le dernier film de Frederick Wiseman, City Hall, poursuit en posant la caméra à la mairie de Boston un travail entamé il y a quatre décennies sur les institutions américaines. Sa beauté réside dans une certaine capacité à choisir de ne pas sélectionner, et surtout à ne pas sélectionner de personnages, pour proposer un documentaire fleuve qui pense ensemble la forme politique et la forme cinématographique.

Le temps du loisir est devenu rare, et pourtant il en faut devant soi pour voir City Hall, quatre heures et demie qui ne cèdent jamais à la facilité et tiennent solidement la ligne documentaire propre à Frédérick Wiseman. Se succèdent des séquences longues saisies par une caméra ancrée, de celle qu’on oublie, et qui nous mettent face à cette illusion vertigineuse : celle d’être, où que nous soyons, dans un espace-temps surdéterminé.

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Ici, la Mairie de Boston en 2019. Des séquences longues sans interviews et sans commentaires qui épousent le temps bureaucratique et long des rendez-vous, réunions et réjouissances publiques. Le tout dans les cadres souvent ingrats que sont les salles impersonnelles à vidéoprojecteurs, les sous-sols où on conteste ses amendes, une salle des fêtes sur-éclairée où l’on danse pour Thanksgiving.

City Hall capte en longueur la vie bavarde d’une grande institution au fil des saisons, entrecoupée de plans silencieux sur des avenues, des gratte-ciels, et l’architecture boisée de la Nouvelle Angleterre. Frédérick Wiseman est né en 1930 dans cette ville de quatre millions d’habitants, agglomération comprise, la dixième plus peuplée des ÉtatsUnis. Sans doute la Mairie de Boston constitue-t-elle pour lui un lieu crucial pour penser ce fonctionnement institutionnel américain qu’il scrute depuis des décennies. Terrain idéal, lieu-somme que cette mairie démocrate, dont le locataire est Marty Walsh, un Démocrate d’origine irlandaise et populaire élu en 2014, puis réélu en 2017.

Jamais l’œil de Wiseman n’embrasse une histoire.

Il aurait été tentant de faire du film un portrait de cet homme, figure ultra-charismatique très sensible aux questions d’écologie et de droits civiques. À quelques jours de l’élection présidentielle, Marty Walsh pouvait camper au cinéma le héros tout trouvé de l’Amérique progressiste bon teint, un anti-Trump opportun, auquel il fait d’ailleurs référence souvent sans pour autant dire son nom, mais seulement en citant « la Maison Blanche », « le gouvernement » – synecdoques peu subtiles placées là pour ne tromper personne. Le beau rôle.

Et pourtant, lorsqu’il entre dans le champ, plusieurs dizaines de minutes après le début du film, cet homme comme presque tous les autres, vêtu d’un costume cravate aux teintes brun-vert, on ne sait pas qui il est. Il faudra constater sa présence persistante à des pupitres variés – celui d’un dîner pour les séniors, celui d’un Thanksgiving de charité, pour l’identifier comme le maître à bord.

Il y a ceci de particulier et de profondément éthique dans le cinéma de Wiseman qu’il ne cède pas aux tentations narratives que sa matière recèle pourtant, et dans lesquelles, on l’imagine, tant de documentaristes fonceraient tête baissée, par attrait du pittoresque et du « plus vrai que nature ».

Une séquence de ce point de vue éclaire toute une manière de travailler et de penser le rapport entre le cinéma et le réel : dans une salle surchargée de décorations anciennes – boiseries, tableaux représentant l’épopée des premiers colons sur le sol américain, armes anciennes, laquelle constitue une sensible exception dans les décors globalement impersonnels du film –, se tient une réunion de vétérans. Un premier homme monte sur scène, il raconte son histoire, celui d’une émouvante transmission générationnelle entre un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale et lui. Se déploie alors à l’écran cette incroyable capacité américaine à se raconter, si spectaculaire pour l’œil européen.

Placée à quelques mètres de ce phénomène, la caméra de Frédérick Wiseman ne bouge pas. Elle attend. Un autre homme monte sur l’estrade. Lui aussi se met à raconter sa guerre, avec la même qualité de récit, suspense compris, allant même jusqu’à engager son corps pour mimer des scènes de combat. C’est dans la répétition de cette mécanique que se loge la distance, c’est dans la longueur de cette séquence et le redoublement du récit que se pense cette capacité américaine à faire fiction, partout, tout le temps, et qui que l’on soit.

Jamais l’œil de Wiseman n’embrasse une histoire, il repousse à cet instant précis la propension facile au récit, celle qui dévoie le réel et rend coupable de collusion. D’une certaine manière la caméra est apathique. Elle s’interdit, en refusant d’épouser le sens de la fiction, de sympathiser avec ceux qu’elle représente, et se garantit ainsi une impeccable posture éthique. Le maire, si facile à aimer, perd aussi de sa sympathie dans la répétition de ses discours, lui qui finit par rabâcher devant tous les publics confondus et à toutes les occasions son passé d’enfant d’immigrés irlandais. L’allusion convenue, ainsi bouclée par le film qui assume la répétition, apparaît finalement pour ce qu’elle est : une mythologie comme une autre, en bref, un truc.

La vérité est au prix de la longueur.

La beauté de City Hall réside dans une certaine capacité à choisir de ne pas sélectionner, et surtout à ne pas sélectionner de personnages. Si le maire apparaît davantage que les autres, c’est simplement qu’il est davantage présent, mais dans le fond, il ne compte pas davantage dans l’économie du film que cette employée au service administratif des infractions routières, ou cet éboueur dont la caméra capte longuement la routine sous le soleil d’hiver. Dans cette esthétique l’individu importe peu, il est un parmi les autres.

Le collectif qui peuple les réunions est nommé sans cesse par ses principaux intéressés : « community« . Parfois sous-titré « quartier », « collectif », ou « communauté », le mot ne trouve pas son équivalent en français, et ce hiatus loge une différence politique fondamentale. La community, c’est parfois un lieu – quelques blocs d’immeubles autour d’une problématique boutique de cannabis thérapeutique, parfois un groupe de personnes – des femmes originaires d’Amérique du Sud, des personnes LGBTQI+, parfois une association engagée, comme celle qui accueille dans un campement qu’elle voudrait pérenne des toxicomanes accro aux opioïdes. Elle est aussi et surtout une ligne de mire : celle de faire communauté dans la diversité, à toutes les échelles. C’est ce qui sidère l’esprit politique européen et le contraint à une difficile opération de pensée.

Community c’est à la fois un état de fait – la ressemblance objective qui lie par exemple des femmes latinos chefs d’entreprises –, mais aussi ce qui transcende cet état de fait, l’appartenance à quelque chose de bigger, de plus grand, comme par exemple cette réunion à la Mairie de Boston, où une femme voilée peut prendre la parole pour questionner le bien-fondé d’un projet urbain, aux côtés d’une vieille femme noire et d’un jeune entrepreneur gay. Dans un précédent film, In Jackson Heights, Frederick Wiseman avait filmé en long et en large les réunions des diverses communautés de ce quartier new-yorkais en pleine gentrification, dans une forme qui déjà, pensait la community comme un espace-temps complexe et mouvant, une forme sociale, politique, et surtout grâce au cinéma, une forme esthétique.

En laissant la caméra tourner inlassablement, et filmer en intégralité des discours qui sans nul doute seraient coupés et montés dans la gangue d’un documentaire sur-scénarisé, Wiseman nous contraint à une attention singulière. La vérité est au prix de la longueur, ces quatre heures et demie de temps inutiles dans celui, réduit, des occupations désormais prescrites. S’y déplie doucement l’esprit américain, débarrassé de ses mythologies, de ses récits et au fond même – c’est tout le paradoxe de la démarche de Wiseman – débarrassé de ses institutions : un principe politique mis à nu.

City Hall de Frederick Wiseman, sortie le 21 Octobre 2020. 


Lucile Commeaux

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