Ecologie

À propos d’ensauvagement : pour une sociologie modeste

Sociologue , Sociologue

L’omniprésence du sauvage dans le débat public doit être analysée dans toute sa complexité et son ambivalence. À « l’ensauvagement » comme repoussoir dans le discours du Rassemblement National ou du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, répond l’ensauvagement revendiqué sous la forme d’un certain retour à la nature. Le sauvage prend donc une signification qui pour être imprécise, n’en est pas moins politique et écologique. Pour la saisir, capter ces signaux faibles, il s’agit de développer un nouveau style narratif qui pourrait aussi correspondre à un nouveau style de sociologie : une sociologie modeste.

Faut-il « stopper l’ensauvagement d’une partie de notre société »[1] ? Voici sans conteste une problématisation courte et dangereuse de l’actualité. Sur cet usage politique et tendancieux du sauvage et de l’imaginaire colonial qu’il charrie, tout a déjà été dit. Nul besoin d’insister, d’autant que l’auteur de ces déclarations semble vouloir faire de cette thématique de l’ensauvagement un signe distinctif de son positionnement politique. L’ambiguïté ou la polyphonie du terme posée, il nous semble important d’envisager la face plus sereine d’un possible ensauvagement de nos vies et de notre quotidien : celui que nous analysons dans une ouvrage récent sur L’utopie sauvage.

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Le titre provisoire du manuscrit, « Ensauvagez-vous ! », reprenait la tournure classique des manuels de développement personnel, comme une provocation. En effet, sans originalité et à la suite d’autres auteurs comme Baptiste Morizot ou Alain Damasio, nous pensons nécessaire d’œuvrer à la réappropriation de ce terme. Il est en effet urgent de le ramener dans sa maison première, la forêt (« sauvage » venant du terme latin sylva, qui signifie forêt), pour mieux l’étudier et ce faisant, soyons utopique, de prévenir son usage politique vulgaire.

Parler d’ensauvagement

Nous n’invitons pas ici à contourner l’ambiguïté du sauvage, son opacité intrinsèque, mais bien, dans une approche critique, à mettre celle-ci au centre de l’analyse. L’omniprésence de la forêt et du sauvage dans le débat public doit être analysée dans cette perspective, au plus près de cette ambivalence : la forêt comme sanctuaire ou comme hétérotopie ? Un Éden mis sous cloche en attendant de s’y réfugier, substrat d’une altérité radicale propice aux raccourcis intellectuels ? Ou un terrain favorable à la construction de cabanes, à la résistance active, à la redéfinition du commun ?

De la défense des peuples premiers comme sentinelles affaiblies de notre société à bout de course, à l’usage tendancieux du sauvage, il n’y a qu’un pas, un chemin de crête étroit qu’en sociologues-randonneurs nous tentons d’arpenter au plus près des pratiques ordinaires. Mais de quel ensauvagement parlons-nous ? Qu’y a-t-il de commun entre un stage de survie organisé par un groupuscule d’extrême droite en forêt de Rambouillet avec une journée de découverte des plantes sauvages comestibles et médicinales proposée par des Ariégeois anticapitalistes ?

Le point de départ de notre réflexion s’appuie ainsi sur des signaux faibles, éparpillés à la manière d’indices, des lignes de continuité improbables à explorer. Que signifie le succès de la nature writing, la multiplication des mises en scène télévisuelles de robinsonnades, l’iconisation contemporaine de Henry David Thoreau, la médiatisation massive du discours des collapsologues, l’appétence pour les « bains sylvestres »… ?

Pour notre enquête, nous nous sommes centrés sur trois formes d’ensauvagement : les émissions de survie, la pratique du jeûne de bien-être et la cueillette de plantes sauvages. L’ambition était de partir du quotidien, de l’ordinaire, pour pouvoir repérer les phénomènes de marchandisation, d’essentialisation et de biologisation du social qui alimentent la promesse de ce retour à la nature. En posant en conclusion la question de la pente réactionnaire que peuvent emprunter certains discours sur la racine, le sol ou encore le romantisme d’une nature naturante typique de l’anarchisme primitiviste, nous souhaitions poser les jalons d’une réflexion en construction.

Le fil problématique structurant de nos enquêtes se saisit de la résurgence de l’imaginaire du chasseur-cueilleur comme modèle d’égalité et de bonne harmonie avec l’environnement : celui qui sait marcher d’un pas léger sur Terre. Un imaginaire qui, comme nous le montrons, charrie parfois dans son sillage une vision viriliste d’un être humain hyper-adapté. Une utopie du sauvage qui peut ainsi faire disparaître dans sa quête d’optimalité écologique la question de la fragilité de l’être humain et de nos liens sociaux. Cette figure idéal-typique du chasseur-cueilleur nous semble d’autant plus intéressante à travailler qu’elle capte des publics très différenciés sur l’échiquier politique classique et nous donne à voir de nouveaux assemblages.

Un rapport intime à l’objet

La réalisation de cette enquête sur diverses formes d’ensauvagement fait par ailleurs écho à ce que nous vivons plus personnellement. Comme beaucoup, nous sommes sensibles aux enjeux écologiques et enthousiastes quant à une possible « recomposition des mondes », une alliance nouvelle entre humains et non-humains. Mais comme beaucoup, nous tâtonnons, nous ne savons pas comment agir concrètement au quotidien. Sur quels modes s’engager ? S’agit-il de partir vivre dans les bois, au risque de s’isoler et de se dépolitiser ? S’agit-il de randonner en montagne ou de réaliser un stage de cueillette de plantes sauvages pendant les vacances, au risque de croire que ceci est suffisant ? S’agit-il de s’impliquer dans des mouvements sociaux, au risque d’être déçu de ne pas faire suffisamment bouger les lignes politiques ?

Si nous observons un état de confusion généralisé quant à la situation d’urgence climatique, nous le vivons également. Et c’est justement ce point de convergence entre le personnel et le professionnel qui est à l’origine de notre ouvrage. Il s’incarne dans l’achat d’une grange isolée en montagne par l’un de nous deux il y a quelques années, où nous nous ensauvageons régulièrement depuis pour les vacances, et la transformons à l’occasion en résidence d’écriture. Petit à petit la grange, notamment grâce à l’environnement particulier dans lequel elle se trouve, est ainsi devenue le centre névralgique de notre réflexion personnelle et professionnelle. Située à 900 mètres d’altitude, à quelques encablures de la frontière espagnole, elle nous a effectivement amenés à évoluer dans le Couserans en Ariège, terre d’ensauvagement par excellence : si l’Ariège évoque spontanément la réintroduction récente et controversée de l’ours, les historiens nous rappellent que c’est aussi là qu’eut lieu la guerre des Demoiselles.

En voici brièvement les grandes lignes. Suite au vote du code forestier en 1827, qui visait à réglementer l’usage des forêts et notamment le ramassage du bois, le pâturage des bêtes, la chasse et la cueillette, des paysans ariégeois se rebellèrent. Déguisés avec des foulards, des perruques et de longues chemises blanches qui les faisaient ressembler à des femmes – les fameuses Demoiselles –, ils attaquèrent des nuits durant les propriétaires terriens et autres gardes forestiers, semant la peur dans toute la région et scandant que la forêt était une zone libre, à défendre. Ils eurent finalement gain de cause : après plusieurs années de révolte, les dispositions du code forestier furent supprimées en Ariège.

C’est donc au cœur de cet environnement propice à l’ensauvagement, dans ses formes pratiques, historiques et politiques, que nous avons pu développer un rapport à la fois intime et intellectuel à notre objet.

Changer de style, accompagner

L’objectif était de faire de cette intimité, de notre propre tâtonnement et de notre engagement à l’égard de l’objet de recherche, une force plutôt qu’un problème, une nécessité d’innover plutôt que de se retrancher. Nous avions l’envie et éprouvions le besoin d’entrer en dialogue avec un public plus large, qui ne lit pas nécessairement la sociologie, et de ne pas seulement se satisfaire du dialogue, plus classique, que nous entretenons avec nos pairs. De manière imagée, il s’agissait d’abandonner le court de tennis, avec son sol dur, ses arbitres et ses grillages protecteurs, pour une partie de badminton improvisée sur la plage, où tout le monde est invité à jouer et à partager ses compétences.

Mais tout en décidant de pratiquer cette sociologie d’ouverture, nous étions conscients de nos propres errements et ne souhaitions pas adopter une posture surplombante de sachant. Au contraire, il s’agissait de mettre en scène nos tâtonnements pour susciter la réflexivité des lecteurs, mettre tout le monde au même niveau. Exit donc le jargonnage, le dévoilement, les grandes leçons. Place à l’accompagnement, c’est-à-dire à un engagement enthousiaste mêlé d’une distance critique à l’égard de la promesse du retour à la nature, promesse qui véhicule parfois des propos réactionnaires et passe même outre des avancées sociales, ce sur quoi il nous importait d’apporter notre regard de sociologues.

Comment s’y prendre concrètement ? Car si nous savions pourquoi nous faisions le livre, il restait à s’accorder sur le comment. L’un des moyens de résoudre le problème de distance a d’abord été d’opter pour un éditeur grand public, qui ne publie d’habitude pas de sciences sociales. Le choix de la maison d’édition Les Arènes nous a paru opportun compte-tenu de la publication en français du désormais best-seller La vie secrète des arbres de P. Wohlleben en 2017 : avec près d’un million d’exemplaires vendus, il s’agit là d’un signal très visible parmi les signaux faibles que nous évoquions précédemment. Le challenge étant alors de proposer, chez le même éditeur, un début d’analyse critique de ce succès.

Il convenait ensuite de trouver une nouvelle manière de restituer nos savoirs, une nouvelle forme de narration sans recourir aux concepts. Comment, par exemple, parler d’animisme sans le nommer, du moins sans en proposer une définition académique ? Comme nous souhaitions également mettre en scène nos propres tâtonnements, la grange s’est rapidement imposée comme la narratrice idéale, comme un garde-fou sur la pensée qui s’écrit. Car elle est située à bonne distance : suffisamment proche de nous pour narrer nos essais d’ensauvagement et toutefois distanciée et donc capable de nous moquer. Elle laisse ainsi parler notre engagement tout en nous protégeant d’un militantisme naïf. En cela, elle donne accès aux coulisses de la recherche, elle rend publics nos tâtonnements dans la vie comme dans l’enquête. De surcroît, elle introduit une profondeur historique – elle a plus de 100 ans – et permet de rendre à la fois compte de l’évolution des préoccupations socio-écologiques et de l’aspect cyclique de la volonté d’un retour à la nature.

Au final, il nous semble avoir adopté, à travers elle, un nouveau style narratif qui pourrait aussi correspondre à un nouveau style de sociologie. Pratiquer des styles, comme l’explique M. Macé, revient à changer d’habitude : non pas perdre le fait de l’habitude mais en acquérir de nouvelles.

Pour une sociologie modeste

En sociologie, l’ambition de démocratisation des savoirs n’est pas nouvelle, elle est notamment incarnée par la « public sociology » telle que formulée par Michael Burawoy. Si nous préférons le qualificatif de « modeste » à celui de « public », c’est en premier lieu pour pointer la difficulté grandissante des sociologues à se faire entendre dans l’espace public. La modestie de l’écrit et du style répond donc à un moyen éprouvé d’engager et de nourrir la conversation avec le « profane ». Cette modestie du propos vise, par l’explicitation de nos propres errements et interrogations, par la mise au jour et la revendication de l’aspect bricolé de notre travail, à s’éloigner d’une identification a priori d’un « meilleur monde[2] » vers lequel il nous faudrait se diriger.

Si l’entreprise de Michael Burawoy et de ses successeurs est louable, elle a aussi suscité des critiques que nous partageons, pour sa dimension trop prescriptive, voire idéologique. Si nous nous distinguons du projet originel de la « public sociology », nous nous accordons avec lui sur la nécessité, pour les sociologues, de consacrer une partie de leur temps à la mise en œuvre de cet art de la conversation, large et conviviale. Le lieu et les modalités n’ont ici que peu d’importance, la musique sérieuse n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est jouée sur une place publique et parvient à faire taire et à stopper une foule enivrée et pressée.

L’ambition première d’une sociologie modeste, au-delà de la question des supports (documentaires, bandes dessinées, prises de parole dans les médias…) et du style (recherche participative, recherche-action…), consiste donc à se donner les moyens d’accompagner la réflexivité, le pas de côté de ses interlocuteurs. On doit ainsi trouver la possibilité de les inviter à envisager leurs propres contradictions, le cadrage singulier de leur réflexion en donnant accès au nôtre, à obtenir leur écoute en disant clairement d’où l’on parle. À chacun d’inventer sa grange, sa modalité de déconstruction du travail sociologique.

Notre démarche et l’ouvrage qui l’incarne peut ici être rapprochée de l’ambition du musée d’art modeste, le MIAM à Sète, avec ses célèbres vitrines de Bernard Belluc. Des vitrines qui donnent à voir tout en accordant au visiteur, par leur modestie marchande, la liberté de ne faire que passer, le pouvoir de déambuler librement dans un musée ambitieux qui n’en a pas l’air. Un art sans prétention qui entretient un rapport original au quotidien et au marginal, un dispositif muséographique qui, tout en se donnant l’opportunité de capter le passant ordinaire, intéresse aussi les plus sérieux par les questions que sa seule existence pose à l’art contemporain.

NDLR : Sébastien Dalgalarrondo et Tristan Fournier viennent de publier L’Utopie sauvage, Les Arènes.


[1] Voir l’entretien publié dans Le Figaro « Gérald Darmanin : « Il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société » », le 24 juillet 2020.

[2] C’est vers ce « meilleur monde » (« better world ») que M. Burawoy entendait initialement diriger la « public sociology », comme formulé lors de son discours présidentiel à l’American Sociological Association en 2004.

Sébastien Dalgalarrondo

Sociologue , chargé de recherche au CNRS (Iris - EHESS, Paris)

Tristan Fournier

Sociologue , chargé de recherche au CNRS (Iris - EHESS, Paris)

Rayonnages

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Notes

[1] Voir l’entretien publié dans Le Figaro « Gérald Darmanin : « Il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société » », le 24 juillet 2020.

[2] C’est vers ce « meilleur monde » (« better world ») que M. Burawoy entendait initialement diriger la « public sociology », comme formulé lors de son discours présidentiel à l’American Sociological Association en 2004.