Panique d’État
Dans un passage saisissant de la conclusion de l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique de 1943, devenu à la faveur de l’édition de 1966, la première partie du livre Le Normal et le Pathologique, Canguilhem écrit que « le pathologique traduit […] la précarité du normal établi par la maladie »[1]. Cette formule, qui établit que le normal est précaire tant sa signification est cousue à celle de la maladie, prend peut-être pour nous lecteurs d’aujourd’hui une portée plus grande encore et nous oblige très certainement à nous interroger à nouveaux frais sur les relations du normal et du pathologique. Ne sommes-nous pas à un moment où l’assurance dans notre pouvoir de vivre et le sentiment de pouvoir disposer de sa santé ont chuté ?
Cette précarité des normes vitales, démultipliée par l’épreuve de la Covid-19 est également un événement social. Ne sommes-nous pas également dans un présent où, à force d’une précarisation de toutes les normes sociales qui semblaient pourtant les plus robustes, parmi lesquelles l’institution du travail sur site, l’institution scolaire, universitaire, la division entre travail et loisir et, par-delà, toutes les institutions du normal, nous ne parvenons plus réellement, sur le plan social, à distinguer le normal du pathologique ? C’est ce que cet article entend suggérer. Il s’emploiera pour y parvenir à revisiter les concepts de normal et de pathologique sur les plan vital et social chez Canguilhem tout en s’orientant vers une compréhension de nos normes sociales à partir des expériences du confinement, du déconfinement et du reconfinement auxquelles nous avons été et sommes encore confrontés.
Le plus troublant, dans la crise actuelle, réside en effet peut-être moins dans le fait de l’épidémie, dont les vagues successives n’ont cessé de traverser notre histoire – même si nous avions pu finir par nous croire invulnérables et penser faussement qu’il s’agissait d’abord de l’histoire des autres, à commencer par les pays du Quart-Monde –, que dans les réponses politiques qui lui sont apportées et qui traduisent une obsession politique à rendre raison du mal. Si certains ont pu alors soutenir que c’est là pain béni pour un État en mal d’ennemi pour affirmer chaque jour davantage l’implacable raison sécuritaire, si d’aucuns n’ont pas hésité à avancer que la raison d’État étendait définitivement son empire sur la population après un premier épisode terroriste ayant donné lieu à l’expérimentation de l’état d’urgence et à la restriction des libertés[2], il est intéressant de remarquer que se trouve révélée par la crise actuelle la fragilité du nouage de la politique à la vie, traduisant un véritable désarroi des réponses institutionnelles à apporter à l’extension de la pathologie dans une société.
La panique d’État en somme plutôt que la raison d’État ! Et ce parce que la logique du confinement puis du déconfinement et enfin du reconfinement, avec ses mots d’ordre ancestraux de quadrillage des espaces, de séquestration des corps et de contrôle policier des mobilités révèle un impensé biopolitique dans toutes les pratiques de la souveraineté : à bien des égards la limite de la souveraineté reste la vie. Dès lors, la souveraineté doit s’employer à la contrôler et il est certain, comme l’avait établi Foucault, que l’obsession de la souveraineté tend alors à se confondre avec l’obsession de la régulation de la vie. L’un des éléments les plus déconcertants est sans aucun doute que pour y parvenir la souveraineté se branche à nouveau sur la fonction la plus archaïque de la discipline : l’isolement.
La souveraineté politique débordée par le bios refait discipline en imposant aux corps des sorties programmées, le port du masque, bref en fouillant les corps et leurs conduites.
Foucault, on le sait, avait soigneusement et méticuleusement différencié, durant son analytique du pouvoir, souveraineté, discipline et biopolitique[3]. Il revenait au souverain de disposer des sujets en les tuant ou en les laissant vivre : droit de glaive. Il revenait à la discipline de produire des conduites appropriées aux institutions disciplinaires comme l’atelier, la caserne, l’école, l’hôpital dans laquelle logeaient les corps productifs. Il revenait au biopouvoir de réguler l’état de vie d’une population en veillant à le préserver et plus encore en faisant vivre et en laissant mourir.
Foucault suggère dans ses analyses sur la biopolitique que la vaccination a joué une fonction cruciale dans l’avènement du biopouvoir[4]. Elle a en quelque sorte dessiné les contours d’une régulation possible et souhaitable des états de vie d’une population en soulignant combien l’impératif de la longévité pouvait être politiquement signifiant. Dans cette perspective biopolitique, la vie est devenue le contrôlable par excellence alors même qu’elle se donnait autrefois comme l’incontrôlable.
Or, à la faveur de la crise actuelle, toutes ces divisions sont bouleversées et au fond c’est toute la rationalité de l’exercice du pouvoir qui apparaît sous un nouveau jour. Le vieux fond de souveraineté dont Foucault et à sa suite d’autres auteurs comme Wendy Brown avaient montré l’inexorable déclin ressurgit dans toute son épaisseur et sa violence, mais il ressurgit dans sa fonction archaïque de disciplinarisation, c’est-à-dire d’une certaine prise de pouvoir sur les corps : quadrillage des espaces, resserrement des contrôles, punition. La souveraineté politique débordée par le bios refait discipline en imposant aux corps des sorties programmées, le port du masque, bref en fouillant les corps et leurs conduites et en les reprogrammant selon un impératif de sécurité désormais conçu comme la plus haute valeur du corps social.
Foucault affirmait dans Surveiller et punir qu’il existait toujours à l’âge de la discipline un vieux fond suppliciant : le supplice de Damiens qui ouvre Surveiller et punir ne disparaît pas totalement dans les geôles grises des prisons modernes. Il nous faut affirmer dans un sens voisin que le vieux fond disciplinaire ne disparaît pas totalement dans la biopolitique, il agit comme le retour du refoulé de la souveraineté qui peut-être, en fait, n’avait jamais totalement disparu.
À la faveur de la crise actuelle, l’antique machinerie disciplinaire refait surface dans les pratiques de souveraineté et lui redonne vigueur. À quoi reconnaît-on la souveraineté ? Au fait qu’elle isole les corps, confère à la multitude un aspect douteux et dangereux, s’emploie à reconfigurer l’emploi du temps des existences en les assignant à des espaces soigneusement distingués : prise de pouvoir sur les corps qui est d’abord une certaine façon de les spatialiser, de les isoler dans des lieux autorisés et de les expulser des lieux désormais à risque, etc.
Si la souveraineté politique expérimente la panique d’État plutôt qu’elle ne s’affirme dans une raison d’État soigneusement mise en avant, c’est parce que la dérégulation de l’état de vie des populations qu’elle administre la hante comme sa limite véritable, comme cela même sur quoi elle risque bien de n’avoir aucune prise et de s’avouer impuissante. La fragilité de la vie serait-elle l’impensé des souverainetés contemporaines ? L’état normal des corps a beau être la norme présupposée par la grande majorité de nos institutions (à l’exception notable de l’hôpital), il reste foncièrement fragile car il ne peut jamais s’imposer comme une norme disjointe de la maladie. Par l’épreuve du pathologique, nous voici ramenés à un normal hanté par la maladie, toujours sur le bord d’être défait.
La santé s’éprouve dans la capacité qu’a tout vivant humain de renouveler, à l’instar des autres vivants, ses normes de vie.
« Le pathologique traduit la précarité du normal établi par la maladie » rappelait donc Canguilhem. Le normal est précaire, soluble plutôt que solide. Canguilhem, dans la conclusion du livre Le Normal et le Pathologique, oppose à la précarité du normal « l’état sain » qu’il définit comme un état physiologique dans lequel le passage à de nouvelles normes de vie est toujours tenu pour possible. Cette opposition entre l’état sain et l’état normal a une portée philosophique essentielle : la santé ne peut pas être confondue avec la normalité. « Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles ».
La santé s’éprouve dans la capacité qu’a tout vivant humain de renouveler, à l’instar des autres vivants, ses normes de vie. Canguilhem a des formules cinglantes et définitives : « L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, mêmes organiques ». Ou encore : « Si l’on peut parler d’homme normal, […], c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes anciennes et d’en instituer de nouvelles ». Si la normalité s’identifie à l’ajustement à une norme, alors la normativité implique le débordement d’une telle normalité et en vient à définir un nouveau sens de la normalité comme puissance de renouvellement de toutes les normes, y compris celles définissant momentanément et statiquement un état de normalité tenu à tort pour indépassable.
On peut comprendre notre crise actuelle à la lueur de ces réflexions sur le normal et le sain. D’abord nous expérimentons un trouble durable dans le normal, tant vital que social qui vient de ce que nous sommes placés, du fait de nos vies, dans un état de précarité vitale et sociale. Ensuite, la distinction entre le « sain » et le « normal », entre la santé et la normalité s’avère importante : toutes celles et tous ceux qui critiquent aujourd’hui les mesures liberticides du gouvernement le font car ils ou elles ont la conviction de pouvoir se confronter au virus et de s’en relever.
Sentir qu’il est possible d’engager son corps dans l’épreuve de la maladie définit partiellement l’une des expériences que l’on fait de sa santé quand on se sent en bonne santé. Se sentir en bonne santé c’est se savoir pouvoir aller par-delà une définition de la normalité qui repose sur la réduction à des normes particulière, c’est justement se vivre comme pouvant déborder ces normes et en inventer de nouvelles.
La santé, en tant qu’elle est une valeur populaire, enracinée dans le sentiment de la vie, dans un certain pouvoir-vivre, ne peut donc être confondue avec la normalité qui est toujours dans ce sens-là une construction biopolitique particulière de la santé. Dès lors, le fait que la santé soit érigée en valeur biopolitique, c’est-à-dire en norme depuis laquelle gouverner des sujets ne peut qu’engendrer une résistance de la part de tous les sujets qui éprouvent leur santé comme capacité vécue de remettre en question une telle norme. Il ne peut en résulter qu’un ensemble de conflits culturels, existentiels et politiques sur la définition de la santé et nous sommes aujourd’hui dans un nouvel épisode de cette bataille de la santé. Qui en fixe la norme ? Qui l’expérimente réellement ? En quel sens la médicalisation de la santé en épuise-t-elle le sens ?
Dans son livre fondateur, Le Normal et le Pathologique, Georges Canguilhem couple sa réflexion sur le débordement de la normalité par la normativité avec une autre analyse portant sur la valeur de la maladie. L’originalité de son livre tient à ce que sa redéfinition de la santé comme normativité accrue est corrélée à une revalorisation de la maladie comme état de vie porteur de normes. La maladie est encore une norme de vie et en ce sens elle est normale. Quelle vie pourrait se dire exempte de tout rapport à la maladie ? Non seulement le pathologique est normal mais toute normalité est à certains égards traversée par l’épreuve de la pathologie.
Canguilhem, à la toute fin de son livre, pousse le raisonnement à son paroxysme puisque le cas d’école d’une vie indemne de toute maladie y est abordé sous l’angle d’une pathologie inédite que Canguilhem n’hésite pas à nommer « la maladie de l’homme normal » : « Par maladie de l’homme normal il faut entendre le trouble qui naît à la longue de la permanence de l’état normal, de l’uniformité incorruptible du normal, la maladie qui naît de la privation de maladies, d’une existence quasi incompatible avec la maladie ». Est-ce à dire que le normal et le pathologique se confondent ? Ce serait le cas si l’on ne faisait pas intervenir précisément l’expérience subjective de la maladie et le sens qu’elle revêt pour quelqu’un dans sa propre possibilité/impossibilité de changer ses normes de vie.
Toute l’entreprise philosophique de Canguilhem – et cela lui a été reproché en ce qui concerne les pathologies dont les sujets n’ont pas conscience et qui ne leur sont révélées qu’à la faveur d’un diagnostic – est de faire dépendre le savoir de la pathologie de l’expérience de la maladie. Comme l’affirme Canguilhem : « En matière biologique c’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle ». Ou : « C’est d’abord parce que les hommes se sentent malades qu’il y a une médecine ».
Se sentir malade, c’est s’éprouver comme différent : voilà que quelqu’un qui était en capacité se découvre dans l’incapacité ou dans une capacité moindre. Comme le souligne Canguilhem, la maladie est l’expérience de la réduction de la « normativité ». C’est pourquoi le pathologique est porteur d’une allure de vie propre qui réside dans la diminution de la « capacité normative ». D’un côté, « l’état pathologique n’est pas fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie ». D’un autre côté cependant, la maladie « est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut ». Si le normal est exhibition d’une norme, alors la maladie est normale car elle révèle encore une norme de vie. Cependant cette normalité de la maladie traduit une normativité moindre que la normativité de la santé.
La précarité du normal repose à la fois sur la précarité vitale éprouvée et sur la précarité sociale endurée.
Ces quelques éléments de rappel me semblent nécessaires pour conférer à l’épreuve du confinement, du déconfinement et du reconfinement sa pleine portée. Être confiné ou vivre sous l’imposition d’un couvre-feu, c’est éprouver très concrètement la réduction de ses normes de vie. Ce qui était possible l’instant d’avant ne l’est plus. Les individus sont dès lors confrontés à l’équivalent de l’expérience de la pathologie, mais celle-ci ne s’impose plus de l’intérieur depuis un vécu du corps mais se dévoile de l’extérieur comme état social. La réduction sociale de nos normes de vie ne peut alors manquer de s’éprouver comme pathologie sociale pour les sujets que nous sommes.
Le trouble dans les normes s’impose deux fois. Il s’impose depuis le sentiment partagé que la vie est précaire, largement suggéré par l’ampleur des contaminations, des réanimations et des morts mais également largement retraduit et donc reconstruit depuis l’objectivation sociale qui en est faite, comme on l’a vu avec le compte-rendu quotidien portant sur le nombre des morts et des contaminés au moment du confinement. Il s’impose aussi dans le même temps par le fait que les réponses politiques apportées à l’épidémie créent l’équivalent d’une pathologie sociale puisque l’état de vie qui en résulte est un état de vie réduit.
Il est revenu à Canguilhem certes de révéler la précarité de la vie toujours exposée au risque de la maladie mais dans le même temps de suggérer la normativité de la vie, y compris celle de la vie précarisée par la maladie, dont le pouvoir de vivre est toujours un pouvoir d’instituer de nouvelles normes de vie dans les limites d’un milieu donné. La question est alors de savoir si l’on peut interpréter les tâtonnements actuels, les revirements permanents dans les réponses politiques apportées (masque ou pas masque, test ou pas test, plan national ou plan local, etc.) comme la tentative pour une société d’être encore le sujet de ses normes dans les limites des transformations imposées aux milieux de vie par la diffusion du virus.
En d’autres termes, il s’agit de se demander si l’instauration successive du confinement, du déconfinement et du reconfinement participe d’une normativité sociale, d’une capacité de nos sociétés à s’éprouver encore comme sujet de leurs normes ou s’il n’y a pas là le signe d’une panique d’État qui traduit le désarroi de nos gouvernements, dès lors qu’ils sont confrontés au risque de la mort. Sans aucun doute faut-il interpréter la séquence actuelle comme une séquence duelle.
D’un côté, les États s’emploient, dans l’embrasement du risque biopolitique de la contagion funeste, à maintenir la croyance selon laquelle ils sont encore maîtres à bord en affirmant l’absolue nécessité de la mise en place d’une discipline sécuritaire qui réactive leur pouvoir souverain. Dans cette séquence de réarmement d’une raison d’État depuis une panique d’État il faut apprendre à décrypter certains éléments significatifs comme le fait que ce qui était l’absolue nécessité d’hier, le confinement pour suspendre le mal, supposant que chacune/chacun reste chez soi au risque de ne pas travailler ou de moins travailler (télétravail), est désormais suspendu au nom de l’impératif de la préservation du travail, à cause duquel on ne reste désormais chez soi que le soir pour régénérer la force de travail et surtout pour empêcher qu’elle ne se mêle à d’autres et devienne une multitude de fêtes propagatrices du virus.
D’un autre côté, il est certain que les individus confrontés aux réponses état-nationales ne peuvent qu’éprouver l’imposition d’une pathologie sociale supplémentaire amplifiée par les réponses état-nationales, et donc en un certain sens ne peuvent que s’éprouver potentiellement malades. D’autant qu’ils sont frappés de plein fouet par la crise sociale engendrée par les réponses à l’épidémie de Covid. La précarité du normal repose à la fois sur la précarité vitale éprouvée et sur la précarité sociale endurée.
Il peut être tentant, dans ces conditions, de désirer rester confiné pour se sentir enfin protégé.
Le cumul de ces expériences de la précarité est à ce point vertigineux que la distinction du normal et du pathologique n’est plus chose aisée. Nous vivons l’époque du trouble dans la normalité tant sur le plan de nos vies, qui n’ont jamais été à un tel niveau si proches de l’épreuve de la pathologie, que sur le plan de nos existences sociales qui ont le sentiment que l’instauration d’une pathologie sociale – confinement, reconfinement, travail gelé, mise au chômage – est le seul remède contre la pathologie somatique. Il peut être tentant, dans ces conditions, de désirer rester confiné pour se sentir enfin protégé. Les sondages successifs qui révèlent qu’une majorité de Français désire à nouveau le confinement traduisent l’angoisse de l’homme et de la femme normal(e) qui redoute, « de n’être pas malade dans un monde où il y a des malades » de se montrer, « l’occasion venant, aussi faible, aussi démuni, ou peut-être davantage que les autres »[5].
Le désir de confinement trahit la réponse angoissée face à un état du monde dans lequel toutes les frontières entre le normal et le pathologique ont été abolies. À un tel degré d’incertitude impliqué par le déconfinement et toutes les perspectives de la maladie et de la précarité suggérées par le fait de vivre au-dehors, il se peut que l’attrait psychique pour le confinement (rester en bonne santé, s’éprouver sain, être, pour celles et ceux qui ont un « chez-soi », au-dedans) l’emporte sur les bénéfices immédiats du déconfinement comme la liberté de circulation, la possibilité de reprendre son travail, de se rendre physiquement à son lieu de travail, de sortir.
Paradoxalement, l’état « pathologique » du confinement peut alors être vécu comme le lieu magique du recouvrement de sa santé tourneboulée par les incertitudes du monde ambiant. Tout comme le malade a pu s’attacher à sa maladie au point d’y voir une nouvelle manière d’exister en rapport à des soins qu’on lui prodigue et peut désirer rester malade car la maladie lui apparaît comme un sens à sa vie, en quel cas on parlera de guérison paradoxale lorsqu’il aura recouvré la santé et qu’il continuera à se vivre comme malade, dans un registre proche le déconfiné peut désirer rester confiné car le sens à sa vie a pu, lorsque les conditions sociales et économiques de la vie à l’intérieur sont satisfaisantes, lui apparaître à distance des troubles extérieurs.
Je nomme ce désir de confinement le syndrome Castorp. On se souviendra peut-être que Thomas Mann, dans son roman fleuve La Montagne magique, suggère, avec force détails et enquête sur la longue durée, les différentes modalités par lesquelles son personnage principal, le jeune Hans Castorp, venu rendre visite à son cousin malade dans un sanatorium dans les montagnes suisses, devient un séquestré volontaire, se persuadant qu’il est malade pour ne plus avoir à sortir du sanatorium, qu’il ne quittera que bien des années plus tard lorsque l’entrée soudaine dans la première guerre mondiale le précipitera dans les tranchées, agissant sur lui comme une maladie plus puissante encore qui le contraint à se réveiller et à sortir de son état de confiné.
N’en sommes-nous pas là aujourd’hui ? S’il est vrai que nous sommes passés d’une société du risque encore calculable à une société de l’incertitude[6], de quelle normalité pouvons-nous encore nous réclamer ? La tentation peut être grande de désirer le confinement comme l’ultime rempart sécuritaire. Le gain psychique du confinement est évident : assurer la vie et faire barrage à la peur. Peur de tomber malade. Quitte à ajourner dans un avenir encore indéterminé et pourtant redouté le choc terrible du déconfinement et le retour sous la forme la plus crue de la guerre sociale, des licenciements innombrables, du chômage de masse, de la précarité accrue, de l’appauvrissement, cela même qui avait été refoulé en partie dans le confinement par les plus privilégiés et qui désire encore être refoulé dans le désir de confinement.
En décidant d’un reconfinement, le président de la République a confirmé le trouble dans la normalité plutôt qu’il ne l’a dissout. Il a signifié que la politique est mise en échec par le virus. Sous la variété des réponses et des ajustements permanents d’un art de gouverner sans boussole, la raison d’État peine à émerger de la panique d’État. Nos impressions contradictoires liées à nos obligations d’entrer dans le confinement, d’en sortir, d’y rentrer à nouveau, nous ont fait perdre toute possibilité de nous orienter autrement qu’en termes de sens de la survie.
La politique avait pu finir par passer pour l’art de la vie en commun. À la faveur d’une crise mondialisée, elle est redevenue simple art de la survie. Et tout ce qui avait été conquis dans la promotion de la politique en art de la vie ensemble, solidité des institutions, robustesse de la sécurité, s’est soudainement effrité. Il en résulte un trouble dans la normalité dans lequel nous risquons d’être plongés durablement.