Vélib’ ou la crise de la mobilité douce (2/2)
Neutralisation de 20 000 vélos, arrachage de 1 200 stations en état de fonctionnement, défonçage des sols urbains, remplacement des réseaux… le passage de Vélib’ 1 à Vélib’ 2 aura spontanément semblé aux yeux du profane comme à ceux de l’expert incroyablement dispendieuse et écologiquement discutable. L’opérateur éconduit était censé avoir démonté à l’automne 2017 la moitié de ses équipements, dans le temps où le nouvel exploitant installait les siens à proportion égale, la bascule d’un système à l’autre survenant début janvier, le renouvellement complet du parc s’achevant fin mars 2018.
« Où en est-on aujourd’hui ? » – à la mi-février le syndicat Vélib’ Métropole en venait ainsi de son propre chef à interpeller par voie de mèl ses anciens abonnés. Et de poursuivre : « Malgré l’ouverture de nombreuses stations chaque semaine, nous sommes conscients que l’avancée du déploiement ne répond pas encore à vos attentes. Pour ceux d’entre vous qui ont commencé à utiliser les Vélib’, le développement du nouveau service et de son système informatique a parfois entraîné des dysfonctionnements techniques affectant vos trajets, lors de la prise et de la dépose des vélos, ou de la mise à jour de votre abonnement. En effet, pour une mise en service plus rapide, certaines stations sont pour le moment équipées de batterie dans l’attente de leur raccordement au réseau électrique, créant parfois des interruptions de connexions entre les vélos et les bornes, lorsque la batterie a moins de charge. »
Si le gestionnaire de service public était passé maître dans l’habillage communicationnel d’une déroute, la presse, de quelque bord qu’elle se situe, aura la critique acérée : « accident organisationnel et managérial » (The Conversation), « Fiasco, débâcle, naufrage… » (LCI), « Fiasco des nouveaux Vélib’ », qui sont aussi « un désaveu pour la Mairie de Paris » (L’Obs).
L’amateurisme du projet industriel Vélib’ 2 rejaillit inévitablement sur la compétence de la maîtrise d’ouvrage, en flétrissant l’aura de l’élue la plus exposée, Anne Hidalgo.
Aux dires de l’exploitant lui-même, moins de la moitié des stations et vélos étaient disponibles à la mi-avril. De fait, presque quatre mois après son lancement le service n’est à l’heure actuelle toujours pas réellement opérationnel au regard des performances attendues. Nombre d’utilisateurs ont changé leurs pratiques, tandis que la chute des abonnements est sans aucun doute considérable, bien que les chiffres ne soient pas disponibles. Dernier épisode en date : depuis la mi-avril une large majorité des agents de terrain se sont mis en grève, protestant contre leurs conditions de travail. La réembauche des anciens employés Decaux par le nouveau délégataire avait déjà fait l’objet de longs mois de tractations en 2017 – ce volet social de l’affaire Vélib’ constituant aussi un sujet lourd, quant à la conduite d’une politique de transport.
Au regard des médias et du public, l’amateurisme du projet industriel Vélib’ 2 rejaillit inévitablement sur la compétence de la maîtrise d’ouvrage, en flétrissant l’aura de l’élue la plus exposée, Anne Hidalgo – quoique désormais indirectement en charge – au point que cette ombre paraît devoir peser sur la suite de sa mandature parisienne, et même sur son avenir politique.
Plusieurs registres explicatifs peuvent être mobilisés pour comprendre la situation.
L’un est d’ordre technique. La mission attribuée à l’opérateur montpelliérain diffère de la précédente, car elle comprend l’électrification des stations destinée à un service de vélos à assistance électrique (Vae) pour 30% du parc disponible. Ce qui améliorerait indéniablement la qualité du service et accroîtrait le panel des utilisateurs potentiels, mais constitue un défi opérationnel. Le nouvel exploitant arrivait pourtant auréolé d’une créativité saluée en d’autres temps (c’était début février…) – comme en témoignait la revue Challenges : « stations légères et même éphémères pour accompagner les déplacements de populations (concerts, etc.), possibilité de déposer les vélos dans les stations pleines, fourche cadenas permettant une inviolabilité relative (on attend un taux de vol de 15%, moitié moindre qu’avec les Vélib’ 1), boîtier électronique connecté et embarqué sur le vélo indiquant sa position comme le chemin à suivre, tout ceci étant piloté et payé depuis son smartphone. À quoi s’ajoute la légèreté du vélo en aluminium, fabriqué en Chine. »
À force d’essuyer couac sur couac, on se demande toujours à l’heure actuelle quand ce service sera véritablement opérationnel.
A l’épreuve du feu francilien, l’opérateur reconnaît avoir sous-estimé l’encombrement des sous-sols pour y loger son réseau électrique (2/3 des stations fonctionneraient à ce jour sur batteries, rechargeables tous les trois jours…), l’informatique embarquée étant elle-même tout sauf exemplaire (pannes répétées, ergonomie inconfortable). À vrai dire, à force d’essuyer couac sur couac, on se demande toujours à l’heure actuelle quand ce service sera véritablement opérationnel.
D’autres explications nous renvoient plus directement et gravement à la conception que l’on peut se faire d’un service public. Ainsi est-il bien raisonnable et souhaitable, qu’à chaque bail consenti à tel opérateur lui revienne la conception de l’infrastructure, et que cette dernière soit entièrement repensée et construite au rythme du renouvellement des appels à concurrence ?
De fait ce prisme libéral par lequel se conçoivent telles délégations de service public, transforme nos villes en champs de batailles à répétitions entre soumissionnaires. Il en va à chaque coin de rue de la nécessité pour l’opérateur nouveau de refermer au plus vite la tranchée ouverte « dans son dos » par son prédécesseur, par ailleurs concurrent défait – ce qui n’ajoute rien à l’urbanité du chantier. Ainsi s’en trouve affecté l’état, chaque jour plus improbable, de nos dits « espaces publics ».
Mais surtout la consistance de cette chose commune que pourrait être (que devrait être ?) un réseau de transport en partage se voit limitée à la délivrance d’un service au public sans que ce dernier n’ait la maîtrise de l’infrastructure (réseau, équipement) ni davantage celle de la ressource (vélos). Autant dire que le dispositif Vélib’, ou ses équivalents de « systèmes publics de vélos en libre-service » ailleurs en France, demeure à de nombreux égards perfectible. C’est le moins que l’on puisse dire.
Mais ayons maintenant l’œil sur une migration à deux-roues et une béquille autrement inquiétante. Comme une pandémie à l’irruption aussi soudaine que discrètement venue à la surface, elle ne fit l’objet d’aucune déclaration préalable, mais fit son miel de cet intervalle temporel où survint opportunément le chaos du Vélo en Libre Service (VLS) officiel. Comme une escadrille d’insectes à l’ossature aluminium légère et aux parures chatoyantes, virevoltant et bourdonnant sur les débris d’une armada autrement lourde (Vélib’ 1 à 22 kg la pièce, Vélib’ 2 à 20 kg) et astreinte à ses ports d’attache (stations où localiser la ressource, bornettes où l’amarrer en retour). Libre, est apparu le Free floating – pour reprendre le qualificatif dont elle est affublée – des vélos partagés sans port d’attache.
L’appellation free floating bike confond habilement une apparente liberté d’usage et la liberté d’entreprendre.
À l’origine, cette terminologie vient de l’économie et désigne le taux de volatilité d’une capitalisation boursière, soit la part des actions non détenues par les investisseurs stratégiques, les actionnaires de contrôle ou le management d’une entreprise. Qui forme de la sorte un marqueur de sa capacité à se vendre et à être achetée sur le marché des OPA. Un indicateur – on l’aura compris – moins attaché à la liberté d’usage d’un équipement qu’au caractère monétisable d’un produit, au regard de la liquidité de la société dont il émane.
De fait cette appellation, à l’autorat indécidable, confond habilement une apparente liberté d’usage et la liberté d’entreprendre – fût-ce sur les brisées du public, et au mépris du commun. Indolores données échangées au prix d’une bien chère liberté. Comment traduire ce phénomène en définitive ? « Libre flotte », vraiment ? « Flottement libéral » ne serait-il pas plus indiqué ?
Aux ringards « vélos-moutons » assignés à résidence, s’opposeraient ces « vélos-papillons » libres de toutes attaches, sinon numériques. Il s’agit en l’occurrence de quatre réseaux d’origine asiatique – le jaune-gris Obike de Singapour, le vert Gobee.bike de Hong-Kong, les orange et argent Mobike et jaune poussin Ofo, tous deux venus de Chine.
Pour eux, nulle contrainte d’infrastructure, nulle astreinte de service, nulle taxe, mais cette seule « liberté » de l’offre et de la demande (une facturation plus élevée à l’usage, mais si indolore en apparence [1]). Et cette absolue souveraineté de la dépose/reprise de la bicyclette, là où bon il semble au client/utilisateur.
La Ville, par la voix de la maire, aura d’abord loué cette VLS sans bornes, au nom de l’extension des mobilités douces, avant de se raviser compte tenu de la couche supplémentaire de désordre apportée par le libre stationnement des engins sur l’ensemble des surfaces accessibles. Mais aussi sans doute au regard du désaveu que ce service affranchi de toute servitude semble infliger à l’inefficacité de sa politique infrastructurelle.
Ces plateformes de service ont beau inciter platoniquement leurs clients à faire acte de civisme sur leurs sites respectifs, il est vrai que leurs papillons se posent où bon leur semble, et que cette libérale liberté incite aussi d’autres populations excédées par tant d’incivisme, ou excitées au contraire par tant de désinvolture, se jouant de cette légèreté/liberté, à s’emparer de tels insectes pour les passer par-dessus le bastingage.
Pasolini pleurait l’extinction des lucioles, à l’image de celle des contre-pouvoirs. Nos étoiles sont devenues invisibles. Les appli du free floating crépitent aux alentours de la Seine. Les ondes du fleuve sont autant d’eau claire, qu’elles regorgent désormais de puces RFID. Mergitur nec fluctuat.
Les gains ne résident-ils avant tout en la collecte de données, du fait de la nécessité de passer par un téléphone portable?
Car cette pandémie aiguise une guérilla sans merci. Un opérateur a déjà jeté l’éponge, celui dont les engins ressemblaient davantage à une armée d’élégantes sauterelles – faut-il y voir un signe ? Il est vrai que ses coreligionnaires ont les reins plus solides : Ant Financial Group d’Alibaba, le géant de l’Internet Tencent, l’Uber chinois Didi Chuxing et le groupe industriel Foxconn, entre autres, sont présents au tour de table des Ofo et Mobike. À croire que ce service délivré à perte compte pour peu dans l’équation financière. Les gains ne résident-ils avant tout en la collecte de données que tels capteurs mobiles s’autorisent, du fait de la nécessité pour en user de passer par un téléphone portable?
Les mots qui précèdent ne sont pas d’abattement. Dans ces temps sombres où se voit démembrée l’armature d’un réseau de transport ferroviaire à échelle nationale, la multiplication des systèmes du VLS publics à la mesure des agglomérations urbaines constitue une avancée plutôt réconfortante. Encore faut-il que de telles expériences puissent faire la part revenant au public dans la propriété des infrastructures, et au commun des utilisateurs pour l’accès à leur gouvernance. Ce, sans exclure la capacité des opérateurs privés à jouer leur rôle (dynamique de l’offre, efficacité du service) et à en tirer profit. Encore faut-il équilibrer maîtrise de la demande et délégation du service.
Le militant du commun qu’est Lionel Maurel le soulignait récemment, « depuis quelques années, un certain nombre de collectivités et de communautés d’habitants se [mobilisent] pour imaginer de nouveaux modes de gestion des ressources dans l’espace urbain ». Et de citer l’exemple italien – en ce nouveau contexte juridique légalisant le principe de subsidiarité – « voyant des villes comme Naples ou Bologne mettre en place des Chartes de “communs urbains” » ou le cas de Gand « ayant adopté un “plan de transition vers les communs” destiné à orienter ses politiques publiques, y compris dans le secteur de la mobilité ».
Paris est densément peuplée et son taux d’occupation du sol atteint à l’échelle mondiale des niveaux record. Mais il s’agit aussi d’une bien petite ville au regard de son agglomération urbaine. Si l’Ouest francilien conteste les fonctions de commandement tertiaire à la ville-centre depuis un demi-siècle déjà (avec la création de La Défense et ses conséquences aréolaires), les projets urbains se multiplient aujourd’hui sur l’ensemble de la première couronne ; ils sont à la fois le signe d’un desserrement des fonctions de « l’hyper-centre », et de spécialisation progressive d’une maille métropolitaine étendue, à vocation multipolaire (ainsi en va-t-il de « Saint-Denis – sports », de « Villette – culture », ou de « Clichy – justice »). Dissémination et répartition conjointes que l’armature prochaine du réseau annulaire du Grand-Paris express devrait consacrer.
Dès lors comment penser nos régimes de mobilité à cette échelle étendue et dans cette structure réticulée ?
Les escarmouches picrocholines susdites entre armada capitale et flottes libérales de vélos en libre-service gagnent à être réfléchies dans un contexte et une temporalité métropolitaine étendus, et inscrites dans une doctrine économique d’ensemble. Qu’attend-t-on à long terme du service public du transport ? Quelle place consent-on à accorder au secteur dit concurrentiel ? Quel lieu ouvre-t-on aux usagers dans les décisions et l’administration de ces politiques?
Et ceci rejaillit plus profondément sur des questionnements de nature « vitale », sinon existentielle. À l’horizon de la grande ville européenne en cours de mutation, quel individu suis-je au regard de la manière dont je me déplace ? Quel habitant puis-je et veux-je devenir ?
Ces questions demeurent ouvertes. Il revient à chacun et à nous tous de s’en emparer.