L’abri de l’écrit – sur Mon père et ma mère d’Aharon Appelfeld
Que fait-on quand on lit, quand on écrit, sinon tracer et retracer la carte d’une mémoire toujours en mouvement, que les lignes ne parviennent pas vraiment à fixer, mais dont la force et l’attrait tiennent à cet arpentage sans cesse repris, recréé au présent, à l’infini ? L’espace du livre est ce lieu mystérieux qui redéfinit comme en rêve les règles du temps… et parfois ce rêve hésite, à la frontière du vrai et du fictif, du cauchemar et du paradis, perdu ou retrouvé.
Plus encore que pour d’autres écrivains, c’est en tout cas ce que l’on éprouve – dans une sorte d’émerveillement effrayé – en lisant Aharon Appelfeld, dont l’œuvre de romancier se fonde pour l’essentiel, on le sait, sur l’expérience terrible de son enfance, brisée par la guerre et le nazisme : réduit à fuir dans les forêts d’Ukraine, à neuf ans, le sort qui fut celui de sa mère assassinée, le petit garçon rêveur qui lisait Jules Verne se reconstruira, adulte, dans des livres extraordinairement singuliers, divers mais comme reliés par ce même souvenir d’une catastrophe originelle, celle de la perte, de l’errance, des violences du camp. La singularité de ses livres, du reste, ne tient pas seulement à l’originalité du destin de leur auteur, disparu au début de l’année 2018, mais à la façon très particulière qu’il a de raconter, où se mêle l’apparente simplicité du style et l’impressionnante densité de son propos, quand chaque page semble ouvrir, presque étrangement, sur un gouffre sensible, immédiatement accessible.
Ce livre donne à penser la littérature comme un moyen non pas forcément de se sauver, mais simplement de vivre, mieux encore que de survivre.
On s’en rend compte à nouveau en découvrant Mon père et ma mère, livre tardif et absolument magnifique, qui revient encore une fois sur les traumatismes du passé, mais d’une façon qu’on pourrait dire presque douce, avec un art très particulier, infiniment délicat, du récit à hauteur d’enfant, et en même temps à la lumière de l’âge, le vieil homme ne cessant d’éclairer le rapport de l’écriture au souvenir. Que raconte le livre ? Le temps suspendu d’avant la catastrophe, quelque chose comme les dernières vacances dans un monde qui va basculer, au centre de l’Europe, en 1938.
Natif comme Paul Celan de Czernowitz, l’enfant passait ses vacances avec ses parents dans les Carpates : c’est ce qu’il fait vivre à son double Erwin, dix ans et sept mois au moment du récit, dans cet été où se font entendre de plus en plus fortement les grondements d’une guerre imminente. La famille séjourne pendant un mois dans une isba au bord de la rivière Pruth, où une petite communauté a l’habitude, semble-t-il, de vivre cette villégiature, prétexte à une galerie de portraits formidablement vivants : Rosa Klein, la magicienne aux verdicts redoutés, Nikolai le propriétaire bourru qui semble se méfier des Juifs, le trop bon docteur Zeiger qui soigne tout le monde sans toujours faire payer, l’étrange « homme à la jambe coupée » qui se préoccupe du sort de ses biens, et P. la femme séductrice, obsédée par ses jambes dont les parents d’Erwin veulent le tenir éloigné…
Au milieu de cette communauté, les parents se détachent comme deux êtres dont la relation de tension redouble parfois celle de l’époque, où montent la menace de la guerre et la crainte pour les Juifs de ce qui sera leur sort, dans un a posteriori qui donne au livre son espèce de faux suspens terrifiant… La père et la mère n’ont pas le même rapport à leur religion : lui est dans l’ironie, la raison, nimbé d’effluves de tabac comme un intellectuel sec et tourmenté ; elle est davantage dans la douceur, l’extrême générosité, le refuge réconfortant de la tradition. Ensemble, ils se retrouvent en nageant dans la rivière, et ces moments de nature sont comme des trouées de paix dans un monde en train de vaciller, dont l’enfant a la perception souvent aiguë, lui qui souffre des désaccords ponctuels de ses parents. Mais il devine avec la préscience du futur écrivain quelque chose de plus terrible encore dans le monde des adultes, où se joue comme un compte à rebours funeste.
C’est peut-être ce qui fait la plus grande originalité de ce livre magnifique : il donne à penser la littérature comme un moyen non pas forcément de se sauver, mais simplement de vivre, mieux encore que de survivre. Aharon Appelfeld l’explicite dans maints commentaires sur son travail, directement intégrés au récit (« J’oublie parfois qu’une description détaillée est très souvent une surcharge inutile », « L’écriture ne consiste pas à suivre la mémoire à la trace », « Certains mots déposent en vous de la lumière, vous aidant à forger une image ou une comparaison adéquate, d’autres ne sont, étrangement, que des tas inertes. Si vous êtes chanceux, les mots de lumière paveront votre route… »), mais aussi à travers le personnage de l’un des estivants, un certain Karl Koenig, figure de l’écrivain-nageur qui peut par certains côtés rappeler Kafka, et qui attise chez l’enfant la conscience de son possible destin de romancier, déjà nourri par sa passion de la lecture.
En effet, c’est lors de cet été de prélude à la guerre qu’il commence la consignation des faits dans un « journal », un peu comme le début d’une œuvre, où s’affirme la sensibilité à l’instant et à sa possible métamorphose en une page d’éternité. C’est le cas par exemple lorsqu’est évoqué le dernier dîner des vacances, une extraordinaire nuit d’été suspendue, moment arrêté dans un bonheur voué à la disparition, quand pourtant les rêves du futur ne se sont pas dissipés : on imagine un voyage à Prague, ainsi, comme une perspective enchantée d’un avenir qui ne viendra pas.
Cette idée d’espace du livre, on voudrait volontiers l’associer à celle d’un abri, mais à un abri ouvert, où l’ombre de la mort s’étend, où la violence n’est jamais éludée.
La question de l’écriture, de la relation aux livres et la figure de l’écrivain dans la conscience en friche du jeune Erwin font aussi s’interroger sur le rapport au monde, aux autres, à l’implication possible de l’individu dans une communauté, et peut-être dans la communauté humaine en général… Mon père et ma mère proposent ainsi des figures possibles du retrait, presque des vignettes de solitaires, désengagés du monde commun : l’austère moine Serguei que va rencontrer la famille dans son monastère sur la montagne (c’est l’occasion d’une conversation troublante sur le fait d’être juif), ou la tante Yulia qui, après des fiançailles brisées et un terrible chagrin d’amour, se retire dans une petite maison isolée près de la rivière, où elle vit en compagnie des livres, dans la passion de la musique et la pratique de la nature…
Ces personnages, dans leur complexité, leur densité de présence, ne sont pas de simples symboles, et c’est toute la subtilité d’Aharon Appelfeld que de les faire vivre pour eux-mêmes, dans l’incarnation d’une existence possible pour tous, où nous pouvons observer comme en miroir les postulations éventuelles de nos vies présentes, quatre-vingts ans après les faits racontés, dans une région de l’Europe que la guerre a entièrement bouleversée. Nous y sommes, pour le dire simplement, et les femmes et les hommes qui parlent dans l’espace imaginaire du livre, où se mêlent l’invention et les souvenirs de l’auteur, nous parlent à nous, aujourd’hui, nous interrogeant sur notre façon d’être au monde… et l’on pourrait dire : d’être aux livres.
Cette idée d’espace du livre, confondu à celui de la mémoire comme à l’unité du lieu, cette rive où sont encloses les vacances, même si des échappées demeurent possibles, on voudrait volontiers l’associer à celle d’un abri, mais à un abri ouvert, où l’ombre de la mort s’étend, où la violence n’est jamais éludée, la mièvrerie absente. Un abri paradoxalement inconfortable et réconfortant, comme le souvenir de la maison sur lequel s’ouvre l’ensemble du récit :
« La maison originelle, le retour vers elle, le séjour en elle, ont nourri chacun de mes livres. Je n’écris pas de livres de souvenirs. La conservation du souvenir et sa congélation sont des actes antiartistiques. Mes écrits ont poussé sur la terre constituée par ce qui m’est arrivé durant mon enfance et ma prime adolescence, et si je les ornais uniquement d’expériences plus tardives, sans la maison originelle – des fondations au toit – je me noierais dans un océan de réflexions contradictoires. […] La création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi, dont l’empreinte ne peut être transformée par aucune ruse littéraire ».
On retrouve en effet ce mystère du regard de « l’enfant en soi » à chaque page de Mon père et ma mère, où, sous l’apparente simplicité de l’expression, s’éprouve l’architecture extraordinairement complexe d’une vie : une vie écrite, non pas simplement retranscrite, mais édifiée dans le trouble des mots qui rendent possible la pluralité des sens, l’infini de l’interprétation, dans une tradition du texte qu’on appellera du seul mot de littérature, dans sa plus haute et plus évidente acception.
Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, octobre 2020, 304 pages.