Karaoke mimétique – à propos de Chinatown, Intérieur de Charles Yu
Chintok Théorie : osons d’entrée de jeu ce clin d’œil à Virginie Despentes, et à son essai féministe, King Kong Théorie, paru en 2006. Assurément, comparaison n’est pas raison, et il y a loin de la virulence autofictive et théorisante de Despentes à l’habileté scénaristique de Charles Yu. Mais si on s’autorise l’analogie, c’est qu’il y a quand même matière à rapprochement. Ne serait-ce que parce que les deux écrivains sont mus, peu ou prou, par une même douleur, confiant à la rage chez la première, plus proche de la mélancolie chez le second. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il y a chez Yu un ressentiment, que le dispositif ludique et pastichant en diable pour lequel il opte ne saurait masquer bien longtemps. Qu’on en juge plutôt.
D’abord, l’Américain (d’origine taïwanaise) et la Française ont l’amour et la pratique du cinéma en commun. Au premier plan, chez Despentes, tout en haut de l’affiche, se dresse la figure de King Kong, mi-bête mi-homme, située « au-delà de la femelle et au-delà du mâle ». Et l’essayiste d’enrôler sa puissante charge mythique et symbolique au service de son combat, ultra féministe, contre la domination masculine.
À l’arrière-plan, chez Yu, l’« Asiat de service », à peine visible, représenté en tout petit quand l’affiche daigne le montrer, cantonné à jamais dans des rôles secondaires voire franchement subalternes. Et le romancier et scénariste à succès de greffer sa vision de la place faite aux minorités asiatiques dans la société américaine sur une démarche historiographique et archivistique, reprenant les grandes étapes de l’histoire de l’immigration chinoise en terre américaine.
Autant King Kong terrifie, autant Chintok est en butte aux moqueries, aux rebuffades, victime permanente de discriminations et de stigmatisations, auxquelles le milieu du septième art, et du huitième en y ajoutant la télévision, n’échappe pas, tout au contraire même. Mais la différence s’estompe, si on songe que la légende, qui n’est pas le mythe, selon Yu, est malgré tout présente chez ce dernier, grâce à la sur-visibilité d’un Bruce Lee, maître absolu des arts martiaux et star (planétaire):
« Mais Bruce Lee était too much. C’était la version ultime et vivante d’un jeu vidéo, un cheat-code humain, un avatar idéalisé d’asiatitude et de coolitude extrême, bloqué en permanence sur le niveau de difficulté « Expert ». Pas un homme mais un emblème, pas un mortel mais une divinité qu’on t’a prêtée, à toi et à ton peuple, pour un temps seulement. Une flamme qui a brûlé pour montrer à toutes les faces de citron, l’espace d’un instant, ce que c’était que la perfection. »
Role model absolu dans la communauté asiatique, Bruce Lee est l’exception qui confirme la règle. Un Asiat’ ne peut pas (déjà) se voir – et être vu – en haut de l’affiche autrement que sous les traits, et les coups-de-poing papillon, fentes horizontales et autres coups de pied arrière et torsions à trois-cent-soixante degrés d’un Lee défiant à tout jamais les lois de la gravitation terrestre. Hors du Kung Fu, du Wing chu, du taekwondo et autres « trucs asiats’ qui déchirent », pas de salut pour les minorités asiatiques, impatientes de percer le plafond de verre, et certaines, du reste, mais ils sont une poignée, y parviennent plutôt bien, mais dans leur immense majorité elles se voient perpétuellement renvoyées au cortège de stéréotypes qui les suit à la trace, au « bruit et à l’odeur », ajoutera-t-on.
À la mise en scène de soi, frontale et brute de décoffrage, pratiquée par Despentes, correspondrait, dernier parallèle, qui n’est ni différence ni répétition, la très adroite, très oblique, transposition par la fiction du vécu de Charles Yu, scénariste à succès, on l’a dit, père d’une petite Sophia, devenue Phoebe dans son récit. De ces existences déracinées, sans feu ni lieu, re-territorialisées tant bien que mal (et plutôt mal que bien) dans une Chinatown de pure convention, faite de bric et de broc, sans feu ni lieu, Yu parle en connaissance de cause. Du rapport au père, surnommé Sifu dans la fiction, il rend compte avec une pudeur infinie, lui laissant du reste le mot de la fin : « Ming Chen-Wu monte sur scène en souriant. « Test, test », dit-il. Il s’éclaircit la gorge, et s’apprête à chanter sa terre natale. »
Toute l’écriture se fait pleinement cinématographique, avec ses constants glissements entre le pour de faux et le pour de vrai, entre le hors-champ et le plein cadre.
Certes, le rap fortement scandé de Despentes n’est pas le karaoké de Yu. Résolument mimétique, le second permet néanmoins de clore en beauté un agencement, un « dispositif » dont la technicité, mais encore le rythme, frappent par leur très redoutable efficacité.
Ce dispositif est d’abord typographique. Non justifié à droite, le texte de Chinatown, Intérieur suit la typographie qui est celle de la police de caractères Courier. Dessinée en 1955 par Howard Kettler, pour le compte d’IBM, elle sera mise en service en 1961, pour la machine à écrire Selectric. Depuis, elle sert de police de référence, systématiquement adoptée par les scénaristes en raison de ses remarquables caractéristiques techniques. À chasse fixe et empattement carré, cette police permet tout à la fois de calibrer et de formater (55 lignes à interligne simple correspondant à une minute à l’écran).
L’espacement unique, dans le cas présent, attire l’attention sur le problème central autour duquel tourne le récit : la place faite aux uns, les Blancs, les Noirs, versus la place laissée aux autres, les « Jaunes », les « faces de citron » et autres « niakoués ». Le seul espace connu, celui de la mise au ban, de la ségrégation, est un espace d’assignation à résidence, source d’une peine infinie ; le seul espace vraiment vécu est privatif, intime, situé dans un dedans auquel la plume, mieux que la caméra, permet d’accéder.
Intérieur de Chinatown, par opposition à son extérieur ; intériorité, surtout, de la conscience des personnages, censément « plats », unidimensionnels, stéréotypés, sans relief, mais dont Yu tire, puisés à d’infinies profondeurs, de véritables trésors. Et ce, sans effets spéciaux, avec les moyens qui sont ceux de la seule littérature, dans la manière qu’elle a, dirait Judith Butler, de parler pour les « précaires » et autres « vulnérables ». En montrant, de l’intérieur, l’étoffe, la trame dont sont faits leurs rêves. Pauvres rêves, le plus souvent, rêves de célébrité cheap, de maigres quarts d’heure de gloire à la Warhol, mais aussi rêves d’assimilation, d’intégration, ceux-là même qui ont nourri la légende de la grande Amérique d’hier et de demain.
Le dispositif rejoint celui du cinéma. Chinatown, intérieur parle à chacune de ses pages sa langue : fondus au noir, découpage des scènes, plans de coupe, dialogues de cinéma, avance rapide, montage, façon bande dessinée (on reconnaît Le Château dans le ciel, de Hayao Miyazaki) ou série policière (pastichant Law & Order // New York, police judiciaire). Casting, d’un mot : « Femme à l’Apparence Ethnique Incertaine n°1 », Blanche (sexy, flic, diplômée), Noir (sexy, diplômé, flic), « Asiat’ de service n°3 » (Livreur), « Oriental à L’Arrière-Plan ». Dans les profondeurs de cette hiérarchie ouvertement racialisée, les « Chinois », avec au sommet (tout est relatif) « Mister Kung Fu, « l’Asiat de service n°1 ».
Coincé au milieu du gué, le jeune acteur Willis Wu (Yu ?) n’en peut plus de ronger son frein. Le récit conte les diverses péripéties à la faveur desquelles il assistera à la confirmation de son statut d’éternel second couteau. Ainsi qu’à l’avènement inexorable du grand remplacement de l’individualité par le stéréotype, l’archétype, le cliché. Mais c’est toute l’écriture qui se fait pleinement cinématographique avec ses constants glissements, savamment orchestrés, entre le « pour de faux » et le « pour de vrai », le « c’est pour rire » et le « ça tourne », entre le hors-champ et le plein cadre. Entre la fiction et la vie, les frontières se brouillent, et les allers-retours s’enchaînent. Mais la mécanique des morts de cinéma, et des résurrections à répétition, potentiellement cocasse, manque de s’enrayer, tragiquement cette fois, opérant, ainsi que le voulait Pasolini, un « montage fulgurant de notre vie ».
D’abord drolatiquement dépaysé, le lecteur est convié à une visite guidée de l’envers du décor, plongé dans les coulisses de la Chinatown intérieure.
Enfin, sous des dehors plaisamment caustiques, se tient un agencement inspiré par certaines théories d’Erving Goffman, cité de loin en loin, en épigraphe à certains tournants du scénario, et salué comme tel en annexe du livre, dans une rubrique des « Remerciements », calquée sur ceux, à rallonge, des acteurs et actrices venant chercher sur scène leurs récompenses. Dans son grand essai, La mise en scène de la vie quotidienne (1959), le sociologue et linguiste canadien développe sa conception selon laquelle un individu en interaction avec un autre individu est vu comme un acteur en perpétuelle représentation, au sens métaphorique du terme.
Il joue, nous jouons tous, un rôle, qui requiert la mise en place d’une mise en scène, en bonne et due forme. Elle passe par la persuasion d’autrui, qu’il s’agit d’influencer et de persuader. Tous, nous nous démenons, bien à l’abri d’un « rôle de façade », et tous, une fois déposé le masque, nous jouissons en notre for intérieur d’un moment où nous sommes enfin nous-mêmes. Mais il arrive qu’on se pique au jeu, et qu’on finisse par s’identifier totalement au rôle initialement de composition.
Sans se prendre le moins du monde pour un philosophe – car la question, entre l’être profond et de surface, se veut pourtant pleinement philosophique –, Charles Yu donne un tour « performatif » à son affaire. Déconstructionniste aussi. Sans en avoir l’air, il commence par dynamiter la machine Hollywood, dont il connaît les codes sur le bout des doigts. Avant de s’avancer plus loin, et d’adopter un discours résolument non catégoriel, ou de « niche ». Le mécanisme par lequel le formatage des rôles, à l’écran, s’apparente à un piège, des plus redoutables, s’avère universel, ou du moins, totalement américain.
Avec la complicité agissante du système, la communauté asiatique accepte de s’enfermer dans un jeu de rôles purement factice, lui-même porteur d’enfermements identitaires. Sans voir, ou en voyant, mais n’y pouvant mais, l’aliénation, la servitude volontaire, qui en est la traduction pratique et la sanction autant professionnelle qu’existentielle. « Etre attirant et acceptable, être ce qu’ils veulent voir », il faut se rendre à l’évidence, ne mène nulle part.
Le plaidoyer du « Grand Frère », au cours de l’inévitable scène de procès – pas de film américain digne de ce nom sans une scène de justice— touche au plus vif. Il y monte en épingle la concurrence victimaire entretenue à loisir entre et par les communautés, le complexe d’infériorité nourri par les Chinois, par rapport au péché originel que représente l’esclavagisme, et qui fait qu’ils se sentent des opprimés « de second ordre ». Les deux-cents ans de l’histoire du peuple jaune en Amérique y sont ainsi résumés : « deux-cents ans à être de perpétuels étrangers », victimes consentantes d’un « Orientalisme » (Edward Saïd) à l’envers.
Ainsi donc, d’abord drolatiquement dépaysé, convié à une visite guidée de l’envers du décor, plongé dans les coulisses (tantôt pittoresques tantôt peu ragoûtantes) de la Chinatown intérieure – comme il existe quelque part sur la carte du monde la Mongolie intérieure, ce « lieu » fantasmatique ou secret dont il est loisible de parler, ainsi que le dirait Pierre Bayard, sans y avoir mis les pieds – le lecteur se retrouve quelque part du côté de Lénine, avec les « jaunes » dans le rôle de « l’idiot utile ».
Le rire se fait de plus en plus grinçant. Un pas de plus, et le voilà rapatrié « En étrange pays dans mon pays lui-même » (Aragon). En pays de connaissance, donc, ramené à la dure réalité des discriminations, bien intérieures à la France, celles-là : pour ce qui est du cinéma français, les acteurs des minorités y sont eux aussi souvent cantonnés dans le rôle du Chinois, ou de l’Arabe, de service. On pense à Frédéric Chau, né de parents issus de la minorité chinoise du Cambodge, pour sa composition dans la série des Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?
Mine de rien, orfèvre dans l’art et la manière de démonter ce qui fait de Chinatown un « lieu de mémoire » » (à la Pierre Nora), autant qu’un centre « d’auto-préservation », Yu parle d’or. Car il parle pour tous. Et la remarquable traduction, procurée par les soins vigilants d’Aurélie Thiria-Meulemans, y est pour beaucoup. Chintok Théorie, on ne croyait pas si bien dire…
Charles Yu, Chinatown, Intérieur, Éditions Aux forges de Vulcain, août 2020, 256 pages.
Les bonnes feuilles de ce roman on été publiées dans nos colonnes le dimanche 23 août 2020.