Tom Ginsburg : « Le trumpisme reste une menace importante pour l’État de droit. »
How to Save a Constitutional Democracy ?, « Comment sauver une démocratie constitutionnelle ? » s’interrogeaient Tom Ginsburg et Aziz Huq dans un ouvrage paru aux presses universitaires de Chicago en 2018. Ecrit à la suite de l’élection de Donald Trump, quand beaucoup d’observateurs craignaient de voir les Etats-Unis tomber dans le camp des démocraties de façade gouvernées par des autocrates comme en Hongrie, au Brésil ou en Turquie, les auteurs étaient venus partager leur analyse dans les colonnes d’AOC. Près de deux ans plus tard, celle-ci se révèle à la fois prophétique, et en dessous de la réalité. Si la démocratie américaine a résisté à l’apparition d’un « populiste charismatique », elle est durablement affectée par la « la dégradation du modèle partisan » : lorsqu’un parti, en l’occurrence le parti Républicain, décide de renoncer à l’État de droit. Plus que jamais, le risque n’est pas un effondrement de la démocratie, mais un lent déclin. RB
Avec un peu de recul, comment qualifier ce qui s’est passé au Capitole mercredi 6 janvier ?
Les mots sont en effet importants. Je ne parlerais pas, par exemple, de « coup d’État », comme on a pu l’entendre dans la bouche de certains journalistes ou de représentants politiques, car la force militaire n’était pas impliquée. En fait, il n’y a pas vraiment, à proprement parler, de terme pour désigner ce qui s’est passé : c’est la rencontre d’une manifestation qui a dégénéré, comme cela a déjà été plusieurs fois le cas cette année, et de ce que l’on appelle aux États-Unis un « terrorisme domestique ». Terrorisme, le mot n’est pas exagéré puisque l’on a découvert deux bombes artisanales, l’une au siège du Comité national républicain et l’autre au siège du Comité national démocrate. Nous savons aussi désormais que certains émeutiers avaient pris de quoi attacher des dirigeants politiques dans un but qu’on ignore toujours. Toutefois, les citoyens lambda qui ont participé à l’invasion du Capitole ne partageaient probablement pas ces objectifs terroristes. Il s’agissait de simples partisans de Donald Trump. Il est donc très difficile de caractériser précisément ce qui s’est passé ce jour-là, mais il est certain qu’on a assisté à l’expression de toutes ces forces un peu folles qui traversent notre pays depuis toujours. Un mot a tout de même été lancé, un peu à la légère à mon sens, quand certains ont parlé d’insurrection. Or il faut être très prudent avec l’emploi de ce terme, qui a une définition précise dans notre droit : l’insurrection est le seul cas où l’on puisse utiliser l’armée, en dehors de la Garde Nationale, sur le sol des États-Unis. Parler d’insurrection, c’était donc paradoxalement courir le risque de légitimer l’emploi de l’armée par Donald Trump, pour mettre fin aux événements qu’il a lui-même déclenchés.
Vous évoquez la rencontre de différentes forces présentes depuis toujours dans la société américaine, mais le président-élu Joe Biden a déclaré, et il n’était pas le seul, que « ces événements ne reflètent pas qui nous sommes réellement »…
Je ne partage pas cette opinion car, comme je le remarquais à l’instant, les États-Unis sont pétris de ces forces opposées. Peut-être étaient-elles enfouies, mais l’on ne peut reconnaître l’existence de l’une sans reconnaître l’autre. Nous nous sommes construits avec l’esclavage, et les enjeux liés à la race ont joué un rôle important dans ce qui s’est passé au Capitole. Nous ne pouvons nier cette dimension raciste et violente de notre société, tout comme sa dimension libertaire et anti-gouvernementale qui s’est, elle aussi, exprimée. Mais il existe aussi une frange importante de la société qui valorise la liberté et l’égalité. Les tensions sont inévitables entre ces différentes visions, entre la Confédération et le mouvement des droits civiques. Il est important d’admettre cette division, de ne plus y être aveugle. Beaucoup d’entre nous avons vraiment été choqués par l’attaque du Capitole, non pas que nous pensions que l’extrême droite avait disparu, mais la voir éclater au grand jour en une attaque réelle contre notre gouvernement montre à quel point la rhétorique politique que les Républicains ont diffusée depuis maintenant au moins deux décennies a porté ses fruits, et se révèle dangereuse.
Même vous, qui enseignez les sciences politiques et travaillez plus précisément sur les dérives populistes en démocratie, avez été surpris…
Il est vrai que dans mon domaine, le droit constitutionnel comparé, nous sommes bien conscients des effets de ce genre de rhétorique. Mais il n’en reste pas moins surprenant d’assister à ce qui s’est passé depuis les élections de novembre. Le président Donald Trump, relayé par des politiciens opportunistes et des médias comme Fox News, a nié avoir perdu l’élection et affirmé sans aucune preuve qu’elle avait été truquée. Les gens qui ont relayé et perpétué ce mensonge sont très puissants, et ils ont profité de décennies de colère et de désinformation. Après les évènements, leur première réaction a été de dénoncer des éléments antifas déguisés en « patriotes », et infiltrés parmi les manifestants. On a très vite eu la confirmation que c’était faux. L’argument qui a suivi tout de suite, a consisté à dire que le camp d’en face ne se comportait pas différemment, et on a entendu beaucoup de gens à droite désigner le mouvement Black Lives Matter comme un équivalent de gauche des émeutiers du 6 janvier. C’est complètement déplacé, ne serait-ce que parce qu’aucun dirigeant de BLM, aucun de leurs soutiens politiques, n’a incité à marcher sur le Capitole. C’était une véritable attaque contre le gouvernement démocratique, et Donald Trump en est directement responsable.
Vous aviez publié avec Aziz Huq en 2018 un ouvrage intitulé How to save a Constitutional democracy, dans lequel vous analysiez les mécanismes de déclin des démocraties sous les assauts des populistes, qui retournent contre elles leurs propres institutions. Ce dernier épisode de la présidence chaotique de Donald Trump vient-il confirmer vos analyses ?
Évidemment, j’aurais souhaité que ce livre ne soit plus aussi pertinent. Cela aurait été merveilleux. Malheureusement, tout cela confirme que nous avions raison sur un certain nombre de points, notamment sur ce que nous avions identifié comme les deux grandes forces d’érosion démocratique. D’abord l’avènement des « populistes charismatiques » : les Trump, Orban, Erdoğan ou Bolsonaro, ces dirigeants qui se présentent comme les seuls à pouvoir sauver le peuple, à pouvoir s’en faire le porte-parole. Ensuite, ce que nous avions désigné comme « la dégradation du modèle partisan » : lorsqu’un parti décide de renoncer à la démocratie. Ce que nous avons vécu ces derniers mois aux États-Unis, et qui a culminé dans l’attaque du Capitole, montre que c’est exactement ce qui est arrivé à certains éléments du Parti Républicain. Il s’est tout de même trouvé après les débordements de la semaine dernière 121 représentants et 6 sénateurs pour remettre en cause les résultats électoraux. On peut dès lors parler d’atteinte à la démocratie, d’une volonté délibérée de gouverner par le mensonge, car ces représentants et ces sénateurs savent très bien que l’élection n’a pas été truquée et que leur vote ne sert à rien sinon à nourrir ce mensonge. Ce qui s’ouvre maintenant, ce n’est rien de moins qu’une bataille pour l’âme du Parti Républicain, dont l’issue reste très incertaine. Les électeurs ont été tellement désinformés qu’ils suivront peut-être la voie de la droite dure, la droite anti-démocratique, qui a déjà existé dans notre histoire, comme dans l’histoire européenne. Je ne désespère pas toutefois de voir se réveiller les éléments modérés du Parti Républicain, ceux qui sont fidèles à la Constitution.
Selon un sondage YouGov réalisé juste après les événements, 45 % des sympathisants du Parti Républicain soutiennent les événements du 6 janvier. Les États-Unis sont profondément divisées, et l’impeachment voté cette semaine au Congrès ne va sans doute pas arranger les choses de ce point de vue…
Le pays est cassé. La procédure d’impeachment lancée par les Démocrates, à peine une semaine avant le départ de Trump, en est la preuve. C’est une décision politique, je la comprends, mais elle est techniquement très difficile à mettre en œuvre. La prochaine étape, après le vote du Congrès, c’est normalement un procès au Sénat, or il ne se réunira pas avant le 19 janvier. On sera la veille de la prestation de serment de Joe Biden, un jour seulement pour tenir un procès de cette importance, cela ne peut être satisfaisant surtout si on prétend rétablir l’ordre démocratique. À mon sens, il serait plus utile d’aller de l’avant, et je ne suis pas sûr que l’administration Biden veuille consacrer beaucoup de temps à ce problème, quand notre pays subit de plein fouet la crise du coronavirus, et que l’économie est en très grande difficulté. Quant aux Républicains, si dix ont voté l’impeachement, le fonctionnement du parti a évolué vers celui d’une secte charismatique, au sens où Max Weber entendait le charisme comme un pouvoir mystique, et rien ne pourra convaincre cette frange de l’électorat de Trump qu’il a perdu. Sauf bien entendu s’il reconnaissait sa défaite, mais il a dit qu’il ne le ferait pas. Je dis souvent que Trump devrait créer sa propre religion, cela marcherait certainement et il y a beaucoup d’argent à gagner dans ce secteur aux États-Unis.
L’impeachment n’est pas le seul outil aux mains de ceux qui veulent destituer Donald Trump, on a beaucoup parlé du 25e amendement. En tant que spécialiste de la Constitution, est-ce que cela vous semble une option raisonnable ?
Il y a en effet eu beaucoup de discussions sur ce 25e amendement, adopté dans les années 1960 après l’assassinat de Kennedy pour garantir la continuité du gouvernement. À mon avis, c’est totalement hors de propos, on ne devrait même pas en discuter, parce qu’il a été conçu pour une situation bien précise, celle dans laquelle le président perd ses facultés mentales. Concrètement, cela suppose aussi que le vice-président et la moitié du cabinet se réunissent pour déclarer au Congrès que le président ne peut plus assumer ses fonctions, mais ce dernier peut s’y opposer, ce que Trump ne manquerait pas de faire. L’idée que la moitié du cabinet se rallierait à une telle démarche est, par ailleurs, tout à fait fantaisiste. La plupart de ses membres ont soit démissionné, soit exercent ce que nous appelons une « fonction intérimaire », nous n’avons pratiquement pas de gouvernement pour les prochains jours, pas de gouvernement fédéral en tout cas. Les membres du cabinet sont très peu nombreux à être en fonction et tous lui sont fidèles.
Quant à l’option offerte par l’impeachment, il reste, comme je le pointais, trop peu de temps pour la mener à bien d’une façon satisfaisante. On pourrait toutefois imaginer, maintenant que la mise en accusation a été votée par le Congrès, que le procès au Sénat se tienne après le départ de Trump et la prise de fonction du nouveau Sénat à majorité démocrate. Aussi étrange que cette destitution d’un président qui est déjà parti puisse paraître, cela n’est pas complètement sans intérêt pour les Démocrates – et une partie des Républicains – puisque cela ouvrirait la possibilité de prononcer une sanction d’inéligibilité. Malgré le symbole, je reste convaincu que cela ne serait pas une très bonne idée, car de toute façon Donald Trump ne pourrait pas gagner une nouvelle présidentielle, pas après les images du drapeau confédéré dans les couloirs du Capitole. Je peux toutefois me tromper, j’enseigne les sciences politiques mais il y a longtemps que j’ai renoncé à comprendre la politique américaine…
Trump est peut-être hors-jeu après cette transition au cours de laquelle il n’a pas su capitaliser sur le très bon score qu’il a réalisé à la présidentielle, mais le trumpisme reste puissant. Au point comme vous l’avez fait remarquer que des représentants et des sénateurs continuent de contester l’élection de Joe Biden. Est-ce qu’il n’y aurait pas parmi eux quelqu’un qui pourrait à l’avenir prendre le relais et profiter de cet électorat ? On a beaucoup entendu parler du sénateur Ted Cruz.
Quoi qu’on dise de Ted Cruz, c’est certainement un bon politicien mais il n’est pas charismatique. Donald Trump a insulté Ted Cruz lors de la primaire de 2016, il a insulté sa femme, il a insulté son père, déclaré qu’il n’était pas un citoyen américain… mais dès lors que le président est entré en fonction, Cruz s’est aligné comme un bon petit soldat républicain. À mon avis, il a fait une grosse erreur stratégique en poursuivant d’abord ses ambitions présidentielles, du moins je veux le croire. Il faut bien comprendre la différence entre les sénateurs et les représentants. Les sénateurs ont un mandat plus long car ils représentent l’ensemble de leur État au niveau fédéral. Les représentants à la Chambre quant à eux portent la voix d’un district, avec sa culture politique. Par exemple, certains sont très marqués par l’histoire de la Confédération, et il est bon qu’ils puissent s’exprimer à travers leurs représentants. Une autre erreur commise par Ted Cruz, et plus largement par les Républicains qui se sont mis dans le sillage de Trump par opportunisme, c’est de penser que ce genre de pouvoir charismatique peut être transmis ou récupéré. Une chose est certaine, nous aurons d’autres démagogues aux États-Unis qui essayeront de reproduire le Trumpisme, mais je parierai plus sur une figure comme l’éditorialiste de Fox News Tucker Carlson.
De son côté, Donald Trump est-il susceptible d’être poursuivi en justice ?
Le procureur général de New York est en train d’enquêter sur son cas, et il semblerait qu’il doive faire face à beaucoup de problèmes juridiques au niveau fédéral, et sans doute aussi au niveau des États fédérés, on parle là de poursuites civiles et peut-être même pénales. Il y a eu un débat intéressant ces derniers jours pour savoir si le Président avait le pouvoir de se gracier lui-même. Une première remarque, c’est que le droit de grâce ne s’applique qu’aux crimes fédéraux, pas aux actes poursuivis au niveau des États comme la corruption ou les malversations. Il ne pourrait donc pas complètement s’absoudre. Mais surtout, et c’est là-dessus que j’aimerais attirer votre attention, ce serait complètement contraire à l’esprit du droit de grâce. C’est en tout cas ma position, même si le débat existe parmi les juristes. Certains ont une approche de la loi fondamentale qui frise l’exégèse et l’herméneutique biblique, preuve supplémentaire s’il en fallait que nous sommes une société profondément religieuse, qui traite sa Constitution comme la Bible. Cette approche textualiste et originaliste est portée par la Federalist Society, et défend l’idée selon laquelle à partir du moment où ce n’est pas interdit explicitement par la constitution, c’est autorisé. En ce qui concerne la faculté du président de se pardonner lui-même, on voit l’absurdité de cette approche. Quand la Constitution emploie un terme vague, les juristes se rapportent aux grands principes, en l’occurrence dans un État de droit personne ne peut être juge et partie. De plus la Constitution américaine a été conçue pour garantir une responsabilité, une accountability, sans laquelle le président pourrait tout simplement se transformer en dictateur.
Ce que vous dites de l’approche religieuse de la Constitution ne concerne pas seulement les grands juristes de la Federalist Society. On a vu lors de l’assaut du Capitole des émeutiers brandir la Constitution. Il y avait bien le sentiment d’agir par patriotisme, au nom des principes constitutionnels.
La liberté de se réunir et de manifester est un droit fondamental, c’est un fait. Et ces gens croient vraiment que l’élection a été volée, en cela on peut tout à fait comprendre qu’ils se revendiquent de la Constitution. À titre personnel, je ne sais pas quelle serait ma réaction si je pensais que l’élection avait été corrompue. C’est la raison pour laquelle j’attribue toute la responsabilité de ce qui s’est passé à Donald Trump et aux sénateurs qui ont inventé et soutenu ce mensonge. Mais si la responsabilité politique est claire, la responsabilité juridique est moins évidente compte tenu de la force de la loi sur la liberté d’expression aux États-Unis. Il n’est pas certain que ce que Trump a dit dans son discours, invitant à marcher sur le Capitole, puisse vraiment être considéré comme une incitation à l’émeute au sens juridique du terme. Il ne pourrait pas non plus à mon avis être tenu responsable des cinq morts que cela a provoqué.
Est-ce aussi parce que, durant son mandat, Donald Trump a considérablement transformé l’appareil judiciaire ? On a beaucoup parlé, par exemple, des nominations à la Cour Suprême qui ont modifié pour longtemps l’équilibre en faveur des juges conservateurs…
Depuis trois ou quatre décennies, il y a eu une politisation extrême de la Cour suprême, et en retour on a assisté à une judiciarisation de la politique, l’avènement de ce que vous appelez en France un « gouvernement des juges ». C’est un vrai problème selon moi. C’est la conséquence de l’incapacité du Congrès à faire son travail, qui pousse les citoyens à se tourner vers les tribunaux, qui prennent de plus en plus de pouvoir. À cela s’ajoutent les nominations, qui ont joué un rôle prépondérant dès l’élection de 2016. En empêchant Barack Obama de remplacer le juge Antonin Scalia, le chef des Républicains au Sénat Mitch McConnell a transformé l’élection présidentielle en référendum sur la majorité à la Cour Suprême. Beaucoup d’électeurs évangélistes, chrétiens fondamentalistes ont alors voté pour Trump qui n’est pourtant pas un parangon de vertu. L’écart était si petit avec Hilary Clinton que ça a forcément eu une incidence. Une fois en fonction, il a rempli sa part du contrat en nommant des juges conservateurs. À ce sujet, il faut bien reconnaître que les Républicains ont fait un excellent travail, bien meilleur que celui de l’administration Obama, même dans les deux ans où il avait la majorité au Congrès.
Ceci étant dit, ces juges qu’ils ont nommés sont des juristes légitimes, et je leur fais confiance pour faire du bon travail, pour avoir une approche solide et pas uniquement partisane, sauf peut-être sur les sujets les plus politiques. Trump a commencé à s’en rendre compte puisqu’il s’en est pris à la Cour Suprême dans son dernier discours. Il espérait qu’elle intervienne après l’élection pour stopper le décompte des voix, ce qu’elle s’est refusé à faire, il s’est donc plaint devant ses supporters d’avoir nommé trois juges qui l’ont laissé tomber, comme s’ils étaient des employés qui le décevaient après l’avoir séduit lors de leur entretien d’embauche. C’est évidemment une attitude totalement incompatible avec l’État de droit. Les républicains devraient se calmer maintenant, ils contrôlent de fait les tribunaux fédéraux, la grande majorité des juges ont été nommés par leurs soins et resteront en place pour des décennies. Leurs intérêts fondamentaux sont protégés. Il n’y aura pas de socialisme aux États-Unis.
Il y a toujours la possibilité du court packing, la nomination par les Démocrates de juges en plus de ceux déjà existant. Par exemple, à la Cour suprême, le nombre de 9 juges n’est pas écrit dans la Constitution et on pourrait imaginer modifier l’équilibre en en nommant de nouveaux. Qu’en pensez-vous ?
J’ai justement été entendu par le Congrès à l’automne à ce sujet. Les Républicains ont fait du court packing un argument de la campagne électorale, une menace auprès de leurs électeurs, alors que les Démocrates n’en ont jamais vraiment eu l’intention. En revanche, je pense qu’ils ne négligeront plus leur pouvoir de nomination à l’avenir. Cela soulève plus profondément la question de la réforme du système judiciaire, qui occupe beaucoup les chercheurs. Elle est plus que jamais nécessaire, et idéalement il faudrait qu’elle se fasse de façon bipartisane même si j’ai peu d’espoir compte tenu de la situation actuelle. Franchir le pas du court packing supposerait de bousculer le fonctionnement du Sénat, qui est organisé de telle sorte que 40 % des sénateurs puissent bloquer n’importe quelle loi. C’est la pratique dite de l’obstruction ou filibuster, une règle qui n’est pas constitutionnelle mais qui existe depuis longtemps. Les Républicains l’ont bien faite sauter en ce qui concerne les nominations, mais cela ne concernerait pas une loi qui modifie radicalement le pouvoir judiciaire. Cela m’étonnerait que la prochaine majorité se risque dans cette aventure, qui peut très vite se traduire par une escalade dans les obstructions. D’autant moins que Joe Biden est une figure du Sénat où il a siégé pendant près de 40 ans.
Tout compte fait, diriez-vous que les institutions démocratiques ont résisté au mandat de Donald Trump, malgré ce qu’il s’est passé la semaine dernière ? Après tout, Joe Biden va prêter serment, le Sénat et la Chambre des représentants seront démocrates, l’alternance est assurée.
Oui, on a eu la confirmation de la protection fournie par des institutions démocratiques fortes. Je travaille dans le monde entier, pour conseiller des pays qui rédigent des constitutions. Jusqu’à récemment, je commençais toujours par dire aux gouvernements qui me sollicitaient qu’il ne fallait pas regarder l’exemple américain, une vieille démocratie dans un pays immensément riche. Mais depuis deux ans j’ai un peu changé de discours, car nous offrons désormais un bon exemple de la façon dont des institutions peuvent résister. Dans les pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine où je me rends, je suis face à des gens qui reconnaissent Donald Trump, ils ont des dirigeants à son image, qui mentent et qui ne veulent pas quitter le pouvoir. Dans une démocratie déjà installée, cela montre qu’il ne faut jamais penser que les choses sont acquises. Même solides, même si elles résistent à une épidémie comme celle du Covid, les institutions peuvent s’éroder, être remises en cause comme c’est le cas aujourd’hui par de nombreux républicains.
Renforcer les institutions doit donc être la priorité de l’administration Biden, qui peut faire beaucoup. En s’inspirant, par exemple, de la loi HR1 dite « For The People Act », qui avait été votée par les démocrates en 2019 et rejetée par le Sénat à majorité républicaine. C’est un recueil de 571 pages de problèmes institutionnels existants, avec des propositions pour les résoudre, sur des questions comme le vote, l’argent en politique, le redécoupage des circonscriptions et l’éthique. Elle propose, par exemple, de mieux protéger les inspecteurs généraux, ces hauts-fonctionnaires qui, contrairement à ce qui prévaut en France, sont engagés et peuvent être licenciés à la discrétion du président. Elle propose également de doter la Cour Suprême d’un code éthique, c’est la seule cour de justice qui n’en dispose pas. Il s’agirait aussi de protéger les élections. Évidemment cela ne règlera pas le problème de cette partie de la société qui ne sera jamais convaincue. Mais je ne pense pas qu’on puisse les atteindre de toute façon, il arrive un moment où il faut passer à autre chose.
Dans votre livre, How to Save a Constitutional Democracy, vous insistez sur trois éléments qui font une démocratie constitutionnelle : des élections libres et équitables dont le résultat est incertain ; la liberté d’expression ; l’État de droit. Comment comprendre, à partir de cette grille de lecture, ce qui s’est passé ces derniers jours et plus largement depuis quatre ans ?
La première chose à souligner, c’est que les États-Unis ont connu des élections libres et équitables dans des conditions très difficiles. Cela tient presque du miracle. Le ministère de la Défense a fait un énorme travail pour protéger le processus des cyber-attaques de la Chine, de la Russie et de l’Iran. Les volontaires locaux qui organisent les élections et comptent les votes ont travaillé dans un cadre impossible, avec la pandémie de coronavirus qui a, par exemple, nécessité la mise en place d’un nouveau système de vote par correspondance, en très peu de temps. Mes collègues de sciences politiques qui étudient les élections étaient terrifiés quelques mois avant leur déroulement, ils étaient sûrs qu’elles allaient connaître de gros dysfonctionnements, il n’y en a finalement pratiquement eu aucun. Il n’y a pas davantage eu de violence électorale ce jour-là, aucun partisan de Trump n’a défilé dans les rues, aucun bureau de vote n’a été détruit. En ce qui concerne la liberté d’expression et de réunion, nous avons connu une année chargée, avec beaucoup de gens dans les rues, ce qui montre qu’elle est toujours aussi vive. Enfin, si l’on regarde l’État de droit bureaucratique dont nous parlons dans le livre, la situation est nettement moins satisfaisante. Il a tenu bon et c’est en partie ce qui a permis à la démocratie de se maintenir, mais il reste très fragile. Et c’est pourquoi je suis très inquiet à court terme. Le Comité national républicain est toujours dominé par Trump, qui peut placer ses partisans de QAnon, dont l’une des membres vient d’ailleurs d’entrer au Congrès. Il pourrait par exemple en faire élire au poste de secrétaire d’État – qui sont en charge des élections – dans des swing states. Cela affaiblirait sensiblement notre démocratie. Le trumpisme reste une menace importante pour l’État de droit.
Vous êtes passé rapidement sur la question de la liberté d’expression, mais il y a une controverse qui monte depuis que les grands réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook ont supprimé les comptes de Donald Trump. Comment appréciez-vous cette décision ?
C’est un développement préoccupant. Les grandes entreprises de technologie doivent mieux expliquer leur démarche. D’un côté, il n’y a pas de problème juridique à ce qu’elles fassent cela, puisque ce sont des entreprises privées qui passent un contrat avec leurs utilisateurs et qui peuvent le suspendre en cas d’infractions aux règles d’utilisation. D’un autre côté, il est évident qu’elles jouent aujourd’hui un rôle public majeur et le fait qu’une poignée de milliardaires en Californie puissent décider ce qu’on a le droit de dire ou non est troublant. Ce n’est pas une bonne évolution. Apparemment, l’un des principaux facteurs qui a joué dans cette décision a été la pression des employés qui ont menacé de partir si aucune action n’était prise. Mais ni les dirigeants ni les employés ne sont élus, c’est cela qui doit nous inquiéter.
Si vous violez les conditions d’utilisation, vous pouvez être exclu, et c’est arrivé à des milliers de personnes. Quand ça arrive au Président en exercice des États-Unis cela pose question, même s’il peut toujours s’exprimer par d’autres canaux, en parlant à la presse par exemple, ou en utilisant les comptes de ses proches. J’ai des sentiments partagés sur cette question, car je ne veux pas non plus que la désinformation puisse se rependre librement. La question est bien de savoir qui doit faire le tri entre le vrai et le faux, car c’est un pouvoir très important. Je préférerais presque que ce soit le gouvernement et les tribunaux qui s’en chargent, comme dans de nombreux pays européens, parce que là au moins il y a une certaine responsabilité et une transparence sur les fondements de la décision.
Donc s’il faut être vigilant sur ce qui mine la démocratie, vous ne craignez pas son effondrement ?
Non pas d’effondrement comme certains ont pu le craindre face à cette pseudo tentative de coup d’État. Une centaine d’émeutiers avec quelques bombes et des cocktails Molotov ne font pas peser ce risque. Mais l’érosion va probablement continuer parce que les forces du déclin sont toujours en place : la moitié du Parti républicain, les médias de droite qui sont heureux d’alimenter la désinformation. Mais aussi les radicaux à gauche qui vont maintenant pousser pour renforcer la division, pour qu’on ne s’accommode pas de ces gens. La polarisation, qui est une condition sous-jacente du déclin, est toujours là. Dans mon petit monde de la théorie juridique, on voit progresser celles des juristes nommés par Trump, qui sont essentiellement des théories de la dictature. Donc ça va être difficile. Trump a récemment dit que le voyage ne faisait que commencer, ce n’est pas le cas pour lui qui je pense est arrivé en bout de course, mais pour ce qu’il représente certainement. Nous allons connaître des montagnes russes, j’en ai peur.