Aux éternels perdants
1
Peu à peu j’oublierai la couleur
de tes cheveux si soyeux…
C’était l’une de ces nuits de plein été où l’air est comme du velours, où toutes les ombres sont en fleurs. Alors, le noir le plus profond se meut en indigo, violet et mauve. Alors, l’obscurité est aussi douce et chaude que les plus tendres souvenirs d’enfance.
Pas une feuille ne bouge. Des rafales de rires dérivent le long de rêveuses avenues. Chaque fenêtre s’ouvre sur des effluves enivrants, parfums d’acacia, de jasmin, de foin fraîchement coupé, de citronniers épanouis. Chair et sang ne peuvent résister à de telles nuits, et alors les pensées ne connaissent plus de limites.
Les exquises tentations portées par cette nuit parfaite étaient cependant perçues dans toute leur acuité non tant par un anonyme promeneur musardant sans souci mais par un groupe hétéroclite d’hommes sans qualité échoués dans une ville de province poussiéreuse et surchauffée, quelque part entre Budapest et le langoureux lac Balaton[1]. Odieuse comparaison, certes, car l’imagination de ces êtres prosaïques avait été libérée par le confinement, et leurs souvenirs tempérés par les regrets.
Chacun d’eux se trouvait aussi loin de son plus proche semblable que les murs de pierre le permettaient. Un jeune aux traits coriaces et au crâne rasé s’était même plaqué tel un gecko sur les barreaux d’une petite lucarne à plus de trois mètres du sol. Et chacun était plongé dans ses pensées tout en écoutant la nuit.
Au-dehors, des bouffées d’allégresse étincelaient et s’éteignaient telles des lucioles flirtant dans les ténèbres. À tout instant, il semblait que l’une ou l’autre de ces voix allait prendre sens et pourtant personne, pas même le gecko chauve, ne parvenait à capter une seule syllabe. Puis rires et plaisanteries indistinctes se sont éteints. Pourtant, nous avons continué à écouter longtemps, bien après qu’il fut devenu évident pour nous tous qu’elles ne reviendraient pas.
Le silence a pesé dans l’air suave, lourd de réflexions inexprimé