Politique

Parole et pollution

auteure

Déchets de signes, déchets de phrases… L’actualité récente – et notamment la gestion de la crise sanitaire – a souvent révélé, s’il en était besoin, quelque chose comme des états pourris de la parole. Mais attention, parler d’une pollution de la parole, n’est pas une manière de déplorer un quelconque appauvrissement de la langue, ce n’est ni un esthétisme ni un élitisme. C’est le désir de penser la parole comme un milieu partagé et vulnérable, comme une « zone à défendre » : un lieu « commun » dont il faut prendre soin. Et, à cet égard, nul ne le fait mieux que le poète.

Je crois qu’il entre dans nos responsabilités écologiques immédiates de « faire la parole[1] ». Que l’urgence, pour entendre le monde et tous ses vivants, n’est pas de se taire (même si dans certains cas ce serait déjà pas mal) mais d’exercer avec soin ses responsabilités de vivants parlants, car la manière dont on parle (et dont on se parle) du monde, dans le monde, compte pour le monde[2].

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Il se pourrait même que la parole soit l’une des régions les plus polluées de la planète, et que cela aussi réclame un véritable réengagement. Il y a quelque chose en effet, dans l’exercice de la parole, qui peut participer directement de la contamination ou du soin de nos milieux de vie. La parole pousse, pleut, coule, éclabousse, depuis et dans et vers le monde, pour le meilleur et pour le pire : nos propres phrases parlent moins des choses qu’elles ne s’y mêlent, lignes entrelacées à d’autres, lignes interrompues par d’autres, phrases trempées de réel et s’y déversant en continu. – Et je ne dis pas cela pas pour faire croire que tout finit dans la parole, ou « aboutit à un beau livre » ; mais pour dire que c’est la parole qui finit dans tout, qui se répand dans les paysages, s’en mêle, s’y mêle, et qui peut aussi bien les polluer encore un peu plus que s’y composter, les irriguer.

Signes et déchets de signes, phrases et déchets de phrases font nos milieux de vie. En cela, l’actualité récente a souvent révélé, s’il en était besoin, quelque chose comme des états pourris de la parole, pourris à force de déliaisons, de rétrécissements, d’inattention, de bâclage, de négligence, de morgue, de dédain. Des états pourris de la parole politique, de la parole médiatique, et de nos propres échanges, c’est-à-dire des phrases que nous mettons dans le monde et entre nous, dans la rue, dans le travail, sur les réseaux, dans les tweets, ces « gazouillis ».

Quelle souillure spectaculaire de la parole, quel saccage de la parole et de ses responsabilités, quelle profanation de l’espace commun que ce qui se joue évidemment dans la rage de mensonges et d’énormités (par exemple sur le réseau péri-fasciste baptisé justement Parler – la profanation des mots est sans limite).

Polluants étaient au printemps 2020 les conseils pour s’approprier ce lifestyle, un comme un autre, qu’est trop vite devenu le confinement.

Il faudrait suivre la leçon de grammaire des écrivains qui partent à l’assaut des bousilleurs de la langue dans le monde politique, dans le monde social, dans le travail et son organisation, dans tous les espaces de la domination (regarder par exemple Nathalie Quintane ne se satisfaire d’aucune position dans la parole, ni pour autrui ni pour elle-même ; Nathalie Quintane qui ne permet à personne – elle la première – de prendre ses aises, qui ne lâche pas son os, le réattaque sans cesse, par tous les bouts, et ronge avec lui sa colère, dans une littérature qui se sait elle aussi compromise, et ne cherche pas à s’en sortir souverainement).

Mais la souillure peut advenir très en-deçà ou ailleurs que dans le registre de l’ordure, de la brutalité, de la confiscation, et même en dehors de la question du faux (violemment assumé) et du cynisme à le faire circuler ou à nier les évidences (à poser que « ce qui existe n’existe pas », n’a pas eu lieu). Il y a des mots qui polluent quand ils sont non pas prononcés, mais confisqués pour l’être sur un seul versant du monde commun : « ruissellement », « ressources », « nous »…

Polluants ainsi, contaminant les ondes et les liens, étaient au printemps 2020 les conseils pour s’approprier ce lifestyle, un comme un autre, qu’est trop vite devenu le confinement : on s’invitait à mettre la période à profit, alors que tout en nous doit se cabrer contre la possibilité de voir là une forme de vie acceptable, pour les confinés comme pour ceux qui « dehors » leur permettaient de l’être.

Polluants aussi ces pauvres mots prononcés in extremis à l’endroit des jeunes gens le 10 décembre par le premier ministre dans un discours qui ne leur consacrait aucune place, aucun soin, aucun temps de considération ; pas question de réouverture des universités, des conditions de la vie étudiante, mais : « j’ai enfin une pensée particulière pour les étudiants ». Particulière comment, particulière combien ? Quelques minutes avant, le ministre de la santé assurait le renforcement du « contact tracing », comme si le « traçage » ça marchait moins bien.

Polluant encore cet acharnement de sciences dominantes à ne dialoguer qu’avec elles-mêmes : lorsque des économistes découvrent que l’abandon de l’hôpital public, de l’école, de l’université, ce n’était pas une bonne idée, mais tournent en boucle dans leur langue inchangée – parlant de l’éducation comme d’« une dépense d’investissement », incapables de prononcer des mots comme « pauvreté », « amour », « vie » – c’est bien qu’ils n’entendaient rien et ne veulent toujours rien entendre, rien que ce qui se dit (se pense) dans leur maigre langue.

En 1988, dans « Notre parole » (un article publié par Libération qui est aussi un poème déroutant, splendide), Valère Novarina disait que la télé ment, et qu’elle ne ment pas parce qu’elle dirait des mensonges, droit dans les yeux, mais parce qu’elle ment dans l’image qu’elle donne de la parole : elle ment quant à ce que c’est que parler, quant à ce qu’on peut en attendre. « Dans le fond nous le savons bien, il n’y a que les tuyaux, les vases et les ordinateurs qui communiquent […] Médium, médias, communication, information : ces mots-là nous trompent ; tous les médias nous trompent, non par ce qu’ils disent, mais par l’image du langage qu’ils nous donnent : un enchaînement mécanique avec émetteur, récepteur, marchandise à faire passer, outils pour le dire et chose à transmettre. Au bout de cet enchaînement, c’est l’homme, c’est le parlant lui-même qui n’a rien dit ».

C’est exactement ça, la pollution de et par la parole. Et c’est exactement face à ça que l’on peut réclamer (de nous-mêmes, qui sommes aussi cette parole publique polluée) une pratique bien plus engagée. Cela justifie au passage que l’on pose le problème en ces termes : « notre parole », c’est-à-dire que l’on comprenne que dans la parole un « nous » bien formé se tente et se débat.

Je pense aussi à une scène de Palombella Rossa, où Nanni Moretti, en député communiste, montrait le degré de colère que mérite la pollution par la parole. Une journaliste l’interviewe. Il raconte longuement, impose une patience malgré son excitation et la rapidité de son propre débit, essaie de trouver le temps de raconter le souvenir d’une lutte éco-politique à l’autre bout du monde, et d’un engagement mi-délirant et paumé, mi-génial des militants de l’extrême gauche italienne :

« Mi ricordo il movimento degli indiani cicorioni. Mi dissero che dovevo requisire due aerei per portare il loro movimento in Perù, alla festa del sole. Poi, dovevo convincere il partito a far distruggere l’Altare della patria per far posto a una comunità alla quale avrebbero aderito tutti gli animali e le piante della zona. Avrebbero aderito spontaneamente… »

« Je me souviens du mouvement des Indiens des campagnes. Ils m’avaient dit que je devais réquisitionner deux avions pour emmener leur mouvement jusqu’au Pérou, à la fête du Soleil. Et puis que je devais convaincre le parti de détruire l’Autel de la patrie pour laisser place à une communauté à laquelle auraient adhéré tous les animaux et les plantes de la zone. Ils auraient adhéré spontanément… »

Mais l’intervieweuse s’impatiente, elle passe à autre chose, l’interroge sur son divorce, son style de vie, qu’elle trouve très « cheap ». C’est trop ! Il n’arrive plus à respirer. Alors il la gifle, la gifle encore, et sa fureur fait beaucoup de bien au spectateur (même si on aurait franchement préféré que la journaliste fût un journaliste, dans son petit costume serré). « Ma come parla ?! come parla ! » : « mais comment vous parlez ?!! comment est-ce qu’on peut parler comme ça ? ». « Le parole sono importanti ! » : « les mots, ça compte ». Décidément, la façon dont on parle et dont on se parle, du monde, dans le monde, importe pour le monde, le monde en tant que milieu de vie, de mise en commun, de relations.

C’est le désir de penser la parole elle-même comme un milieu partagé et vulnérable, une zone à défendre.

Il a même fallu se dire en 2020 que la parole était en tant que telle un vecteur de diffusion du virus. Le vent déjà, le vent salubre. Mais la parole ! « Il apparaît de plus en plus clairement que le simple fait de parler engendre l’émission de gouttelettes susceptibles de propager le nouveau coronavirus[3]. » (Une nouvelle de science-fiction s’est écrite ici, dans AOC, dans ce contexte : Céline Curiol a cauchemardé une épidémie de mots pathogènes, où la transmission se fait par la parole, dans un « environnement verbal intime et collectif » contaminé. Cela s’appelait Paroles malheureuses. Et tout récemment, l’Académie de médecine recommandait de « se taire dans le métro » – qu’en serait-il alors des salles de classe, ou de toute place publique, que définit la parole adressée ?)

Pendant le premier confinement, le paysage sonore a d’ailleurs changé brutalement, surtout en ville. Le « bruit sismique » que nous causons en permanence baissait. Et on a notamment réentendu d’un coup les oiseaux, beaucoup de gens en ont parlé. Les oiseaux n’avaient plus à s’époumoner ou à chanter plus aigu pour se faire entendre, ils n’avaient plus à fuir la ville pour nicher en paix, ils se reposaient de nous et même à nous cela faisait du bien. On les réentendait enfin ! C’était comme un rebranchement soudain, inespéré et dissident, à un monde dont nous crevons d’être déliés : les oiseaux retrouvaient une place, c’était le contraire, apparent, d’un printemps silencieux.

Toutes sortes de discours se sont mis à pleuvoir à leur propos, et entre nous. Il y avait les témoignages du bonheur ténu mais comme inannulable à réentendre des chants d’oiseaux, et pas qu’en ville. Il y avait des élans pour observer « la nature de proximité » et recenser les chants : se relier à quelque chose du dehors dans des expériences de science participative, qui rechargeraient quelque chose des connexions, referait des plus débranchés d’entre nous des amateurs vrais, des guetteurs, des pisteurs, appelés et concernés par ce dehors dont ils étaient privés. Le Muséum national d’Histoire naturelle et la Ligue de protection des oiseaux ont ainsi lancé, dès le 16 mars 2020, l’opération Confinés mais aux aguets (un dispositif que LCI a traduit dans son vocabulaire toujours bien pourri : « la LPO invite les Français à tirer profit de la période de confinement »).

Il y avait des réflexions attentives, sensibles à une nouvelle « partition » de l’espace sonore – une nouvelle segmentation et une nouvelle musicalisation de cet espace. Pas parce que la situation aurait été propice comme elle l’est rarement à l’écoute (on a eu tendance à le dire, mais elle ne l’était pas, car il ne suffit pas d’être immobilisé, bien au contraire, pour entendre et recevoir quelque chose du dehors) ; mais parce que c’était l’occasion de laisser pour une fois la parole aux oiseaux, qui « avaient certainement leur point de vue » sur cette soudaine rupture de la pollution sonore et par conséquent sur ce qui était en train de nous arriver. C’est ce que Vinciane Despret a suggéré, citant Calvino et la manière dont Monsieur Palomar, son héros, s’arrêtait pour écouter un merle « dire son avis ».

Et puis il y avait des remarques hâtives, inattentives, beaucoup trop vite consolées, sur un « retour » supposé des oiseaux et sur les bienfaits qu’il y aurait eu là pour eux. Pourtant les oiseaux continuaient de s’éteindre, on ne connaissait toujours pas leurs noms, les pathologies se multipliaient à la frontière hommes-bêtes, le saccage social, l’errance dans la parole et les mensonges publics s’amplifiaient. Pendant un temps on n’avait même pas le droit d’accompagner ses morts… Parfois c’était désarmant, le repli, le bâclage de ce qui se disait à propos d’un silence à tant de coordonnées et de ce qui pouvait vraiment (politiquement, écologiquement) le repeupler. Tout ça avait quelque chose d’un « sale discours[4] », un discours lui-même polluant.

Il aurait fallu beaucoup de tact dans l’écoute et dans la parole, beaucoup plus d’attention aux grands lacis de lignes de vie et de lignes de morts que sont désormais les paysages sociaux, beaucoup de précautions, d’attention réelle aux vivants, aux morts inaccompagnés, et à la très inégale répartition des précarités. Ne serait-ce que pour se dire que oui, c’était d’une grande douceur d’entendre chanter les oiseaux, parce que ça l’est toujours et parce que nous avons un rendez-vous très particulier avec eux ; mais qu’on ne savait vraiment pas trop quoi faire d’une douceur éprouvée si fort à ce moment-là.

Attention, parler de pollution dans et par la parole, ce n’est pas accuser le langage ; encore moins déplorer un « appauvrissement » de la langue ou même de l’expression – trouver que tel ou tel « parle mal », ou que certains mots ne sont pas beaux (ceux qui viennent d’ailleurs par exemple). Ce n’est pas un esthétisme, un élitisme : le souci du « beau style », d’un style « propre », n’a rien à voir avec ça.

C’est le désir de penser la parole elle-même comme un milieu partagé et vulnérable, une zone à défendre, et à défendre dans l’exacte mesure où on la cultive et où on s’y retrouve : un « commun » dont prendre soin. Le monde ne réclame pas de beaux discours (un « sale discours » aussi s’impose), il réclame que nous exercions nos responsabilités d’organismes parlants et poreux. Que nous comprenions l’exercice de la parole comme une responsabilité écologique : que nous parlions autrement du monde et dans le monde, entre nous et avec les autres.

Que nous parlions autrement de la nature notamment : que nous « articulions » autrement, plus loyalement sans doute, la nature et la parole. Ponge l’a toujours fait : « Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu. […] L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon[5] ». Perdre sa langue et puis reprendre langue, réinventer un « jargon » – quel mot étonnant, « jargon » : c’est donc un drôle de langage qu’il faut, défait, refait, né d’ententes et de conspirations, un peu opaque, un peu truand. Écouter le monde vivant, ce ne sera pas simplement se taire, ce n’est pas assez, ce sera même tout le contraire, ce sera avoir à faire quelque chose de bien dans la parole.

Parole particulièrement dépolluante que celle de Ponge d’ailleurs, dépolluant vigoureusement cette région du monde si polluée qu’est la parole, parole par l’écoute du monde et des choses mais aussi, et indissociablement, par l’effort de langage, la rage de l’expression. Ponge réclamait des droits pour le monde, une attention qui ne faiblisse jamais ; mais il le faisait « en langue ». Parler, c’était s’aboucher au cosmos, tenter de se lier dans lui avec lui par la parole.

La richesse de la parole, son abondance, sa précision, sa force, sa beauté, le soin pris à parler deviennent un indice, une preuve même – la preuve de ce qui nous attache à ce qui nous fait parler (parler davantage et, on l’espère, mieux). Une parole sans attachements est « misérable » et « sèche » ; les liens en revanche délient les langues, font et laissent couler la parole, patiente, singulière, émue.

Poète est celui qui reçoit du monde des énoncés qui l’obligent.

C’est sans doute à un ouvrage déjà ancien de Bruno Latour, Politiques de la nature (La Découverte, 1999) que l’on doit la réflexion la plus directe, et la plus libre, sur ce que cela suppose de « faire parler » la nature, afin de la convoquer dans une « assemblée élargie ». Latour dédramatisait, écartait les questions intimidantes (démobilisantes) d’essence ou de définition ontologique, pour mettre l’accent sur une conviction pratique, révélée notamment par les controverses du savoir : parler n’est pas une propriété particulièrement humaine, les scientifiques, les citoyens, passent leur temps à faire parler les choses et les faits.

Chaque discipline peut même se définir comme un dispositif complexe pour « rendre les mondes capables d’écrire ou de parler » : un dispositif, un protocole, l’invention d’un « appareil phonatoire » puisque rien (surtout pas les hommes) ne parle seul, et que toute chose parle par une autre chose. Toute chose parle par une autre chose, et au travers, et auprès, et parmi d’autres, et contre d’autres ; toute chose est parlée par une autre chose ; rien n’est muet mais rien ne fait la parole tout seul – de même que rien ne vit ni ne meurt que de soi.

Il n’y a donc pas d’un côté la nature, bouche tout à fait fermée, et de l’autre « nous les hommes », bavards et seuls détenteurs du privilège de la parole ; il y a des scènes de sens multiformes, difficiles aussi, où humains et non-humains (tous partiellement actifs et partiellement passifs, tous un peu sujets et un peu objets) se mêlent, répartissent leurs puissances et leurs incertitudes. Et ne le font pas toujours comme il faut, pas toujours selon les compositions les plus justes.

L’enjeu, pour « nous », est donc de reconnaître que la parole (comme la capacité d’action, et pour les mêmes raisons) est déjà en partage, d’observer comment nous partageons effectivement les scènes du sens (c’est-à-dire aussi leur incertitude radicale), et de nous efforcer vraiment à « des énoncés bien formés », c’est-à-dire à des attachements justes et à des détachements quand il le faut. Faire droit à la question écologique, c’est-à-dire au souci des autres vivants, ne réclame pas d’oublier notre loquacité (notre « condition loquace », comme l’appelle Michel Deguy), mais d’exercer avec soin nos responsabilités dans la parole.

La poésie m’apparaît comme l’une (peut-être la première) de ces disciplines qui inventent des « appareils phonatoires » pour rendre des choses du monde capables d’écrire et de parler ; des appareils en l’occurrence syntaxiques, énonciatifs, métriques, sonores, qui accueillent de nouvelles voix, ou plutôt justement (précise comme elle sait l’être, ne disant que ce qu’elle dit) des voix non-voix, des paroles non-paroles, affrontant l’énigme qu’il y a en fait toujours à parler. La poésie sait de longue date dresser des scènes de langage où écouter ; non pas en donnant la parole (la parole ne se donne pas, elle se constate) mais en laissant les autres, dans sa syntaxe, faire signe à leur manière. (Le Contrat naturel s’ouvre d’ailleurs sur la voix d’Homère ; Michel Serres commence par faire entendre la voix d’Homère faisant entendre la voix du fleuve Scamandre débordant de morts, en pleine guerre de Troie, qui se plaint que l’on déverse en lui tant de cadavres.)

Il faut reconnaître cette expertise et cette justesse du poème en plein désastre écologique : il ne veut pas faire parler les choses de la nature, il ne croit pas pouvoir les laisser parler d’elles-mêmes, à nous si durs d’oreille et de cœur ; il veut parler-d’elles-avec-elles-et-parmi, parler avec elles plein la voix, « écrire avec les oiseaux à l’oreille, en vue, à l’esprit, faire prendre l’air à sa conscience[6] ».

Poète est, à cet égard, celui qui reçoit du monde des énoncés qui l’obligent, qui mêle à ses phrases des énoncés de paysages, de bêtes, de fleuves, de déchets, de fantômes, et encore de machines, et d’artefacts, et de parfaits inconnus ; et surtout qui s’efforce d’en répondre. « En répondre » en effet, car le poète accepte de faire la parole. Il assume d’être celui qui parle, celui par qui il est parlé même (alors que beaucoup aujourd’hui réclameraient que l’on se taise pour entendre ce que la nature a à dire) et, indissociablement, d’être celui qui parle par d’autres, et avec le monde dans la bouche. Et le fait que le poète soit celui qui parle ne confisque la parole à personne, ne réduit rien au silence ; c’est même tout le contraire : c’est à cette seule condition – à condition d’écouter depuis sa langue, d’engager dans son écoute ses phrases à lui – qu’il sait entendre. Car il ne suffit pas d’ouvrir grand ses oreilles pour entendre les choses du monde. Il faut s’y mettre dans sa langue, avec sa propre voix. C’est aussi par la parole qu’on écoute.

« Tout se passe place
Syntagma qui est une grande espérance de phrases assemblées »

(Stéphane Bouquet, Vie commune)

La place Syntagma, Syntágmatos, c’est celle où se sont rassemblés les Athéniens mobilisés en 2011 contre la politique d’austérité en Grèce, et « pour la démocratie réelle ». C’est à Athènes une sorte de place la République, celle où l’on vient pour tenter de dire « nous », où tout rassemblement prend une signification politique, et où toute violence exercée l’est contre le peuple tout entier. Mais ces vers la font imaginer aussi comme le lieu de la syntaxe, là où la parole endosse, pense et travaille des liens, des nœuds, des attachements et des arrachements.

La grammaire est en effet, dans la langue commune, l’outil des relations : c’est elle qui définit des paysages de connexions, d’interdépendances, de liens bien ou mal établis, qui fait de toute phrase une sorte de biotope, peuplé de réalités qui interagissent, se font vivre, se font mourir, se hantent, se nouent. C’est une pratique et une pensée des liens, avec et dans le monde, parmi la vie et avec la mort.

L’anthropologie nouvelle réclame « de nouveaux récits ». Mais je crois qu’elle a aussi besoin d’une syntaxe, surtout en ce moment ; pour ne pas se précipiter sur l’énoncé d’un grand entrelacs (the mesh de Timothy Morton), mais s’employer à qualifier des relations et des relations de relations, les phraser dans leur pluralité, leur surprise, leur ambivalence.

Faire confiance à la grammaire, c’est être convaincu que la pratique de la pensée, et même de la vérité, ne gît pas dans des mots, mais dans des phrases, qui sont des écosystèmes de relations ; c’est pour dire et savoir pour de bon par quel bout de soi, quel maillon, quelle région on est accroché, et à qui, et comment ; et de qui et de quoi décroché, libéré ou privé, à qui mal attaché, libre de qui, libre de quoi, et si c’est bien, si ça fait plus ou moins de vie dans la vie, si ça se souvient des absents, lesquels, et si ça sait se rapporter comme il faudrait à des tout autres…

La parole peut être une forme de santé, un soin de soi et du monde, si on s’en donne la peine.

C’est bien ce qu’il faut réclamer d’une pensée écologique d’ailleurs, et d’une politique des liens : qu’elle qualifie les types d’attachements ; pas seulement qu’elle les constate, mais qu’elle les juge. Puisqu’il ne s’agit pas, pour être libres, de se défaire de tout lien, mais d’être bien attaché, et bien attachés : savoir à quoi l’on tient, dire ce dont on ne saurait se passer et qui nous fait être, dire ce qu’il faut préserver non pour nous protéger, mais pour protéger notre amour de la vie.

Je pense par exemple à tout ce qu’est et fait un arbre dans le merveilleux recueil de poèmes d’Aurélie Foglia, Grand-Monde (foglia, « la feuille ») :

« Cet arbre se tient
tellement là
harcelé par le vent […]
qu’il me sert sans s’en douter de colonne vert

ébrale »

C’est le « vert » qui lui tient lieu de verticalité, de colonne. C’est le vert qui dans sa propre tenue fait tenir ce corps, et fait tenir ce poème disloqué, comme il fait tenir le monde vivant, qui dépend de lui, qu’il tient à bout de branches. Mais c’est un vert vulnérable, coupé en deux. – Si la syntaxe est une pratique des liens et des déliaisons, le vers la porte à la puissance deux : coupes, patiences, enjambements par-dessus les ruptures, extension d’une ligne, inventions de scènes de liaisons, création de nouveaux attachements dans la pensée et la sensibilité.

Elle tient aux arbres, les arbres lui importent, alors ça la tient. Des arbres, « les Longtemps » comme elle les appelle, Aurélie Foglia précise qu’ils « tiennent tout en pleuvant ». Ils tiennent en pleuvant, en effet, leurs longues griffes plantées dans le ciel… Et l’arbre ruisselle si bien de lui-même, et de soleil, et de si haut, qu’on voit bien que « c’est lui qui fait la pluie ».

Tenir : question d’attachement décidément. Mais plus que ça : question d’entretien réciproque ; car il ne s’agit pas « seulement » d’être liés mais de tenir l’un par l’autre, d’être tenu par ce à quoi (à qui) l’on tient, de ne tenir que par ça, et, pour ce qui nous concerne, nous déliés, de réapprendre à y tenir.

« On t’a si toujours vu
qu’on oublie de tenir à toi arbre écarté
par le temps »

Parmi les responsabilités écologiques que nous avons à l’égard du monde, il y a donc la parole : la manière dont on parle le monde, au monde, dont on se parle du monde. Il faudrait que parler ne participe pas d’une pollution de plus (d’une souillure, d’une insulte, d’un déshonneur fait au monde, d’une négligence de plus, d’une rupture de plus). Ce qui ne signifie pas, j’y insiste que le langage soit malade ou que nous souffrions d’une maladie de langage. Mais que la parole peut être une forme de santé, un soin de soi et du monde, si on s’en donne la peine.

Je regarde en fait la parole comme un don : quelque chose que l’on donne, que l’on met dans le monde comme on y met ses gestes. Ce n’est pas pour en revenir au « don de parole », comme à un privilège que les hommes auraient reçu d’un dieu ; ni à ce qui se passe quand on croit « donner la parole », comme on ferait l’aumône de ce dont on serait riche. Mais pour dire que l’on donne quelque chose quand on parle, que l’on reçoit quelque chose quand il est parlé, donnant-donnant, et qu’il faut donc faire attention à ce qu’on s’entredonne en parlant, à ce qu’on se dit, à ce qu’on s’envoie (l’insulte crachée aux alliés potentiels, qui fait taire et qui désarme, est en plein), à ce qu’on met dans le monde et entre nous.

Je sais bien que j’attends beaucoup de la parole. C’est que la façon dont elle pleut, dont elle pousse, dont elle se répand et fait ses vagues entre nous et avec tout le reste, c’est souvent ça qui me rend la vie respirable, ou pas du tout. Et je ne suis pas la seule :

« Il y a une cache de douceur au fond du langage – c’est notre seule raison de parler. […] Le poète est soucieux de suivre la bête douceur jusqu’à son territoire sous les signes, jusqu’à son nid dans les visages, jusqu’à l’endroit secret où la bête sait qu’il faut qu’elle se cache et où elle attend pourtant d’être débusquée. Où toute sa patience est attente, et elle respire exprès trop fort de crainte de passer inaperçue. / On ne parle que sur la piste de la douceur : on parle & parle pour trouver, à la fin, le cœur pulpeux du langage – on peut l’appeler la gourde de la figue – certains l’ont fait – mais c’est cette chose qu’on cherche : ce lieu amène, cette volubilité de paroles qui fait que les bouches s’ouvrent pour tout & rien dans un désordre fraternel. Les façons de le dire sont légion. Il y a un bourdonnement candide d’insectes au fond du langage, et cela est une sorte de solution » (Stéphane Bouquet, La Cité de paroles).

Soigne ta parole donc, et soigne-toi dans la parole ; fais ta part, attache-toi et arrache-toi comme il faut dans et par les phrases ; prends tes responsabilités par la bouche et par la voix, c’est une tâche écologique que tu as à accomplir, c’est le premier « service écosystémique » que tu as à rendre au monde commun.

Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.


[1] C’est comme cela qu’en basque on dit « parler ». Cela dit assez que l’on fait quelque chose quand on parle. Et cela ramène la multitude des langues dans le débat. La formule a servi de titre à un splendide documentaire consacré en 2015 par Eugène Green à la langue basque, la plus vieille d’Europe occidentale, à son oppression, à ses résistances et à tout ce dont une langue est capable.

[2] Voir Enno Devillers-Peña, « Après le déluge, comment retrouver une terre animée ? ». À propos de David Abram, Comment la terre s’est tue (traduit de l’anglais par Isabelle Stengers et Didier Demorcy), La Découverte, 2013, Terrestres, n° 4, mars 2019.

[3] Hervé Morin et Audrey Lagadec, « Comment la parole et le vent diffusent le SARS-CoV-2 », Le Monde, 26 mai 2020.

[4] Je reprends son expression à David Wahl : Le Sale Discours ou géographie des déchets pour tenter de distinguer au mieux ce qui est propre de ce qui ne l’est pas, Éditions Premier Parallèle, 2018.

[5] Francis Ponge, « Le Monde muet est notre seule patrie », Le Grand Recueil, Méthode, Œuvres complètes, vol. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 630.

[6] Jacques Demarcq, La Vie volatile, NOUS, 2020, p. 6.

Marielle Macé

auteure, directrice d'études (EHESS-CNRS)

Notes

[1] C’est comme cela qu’en basque on dit « parler ». Cela dit assez que l’on fait quelque chose quand on parle. Et cela ramène la multitude des langues dans le débat. La formule a servi de titre à un splendide documentaire consacré en 2015 par Eugène Green à la langue basque, la plus vieille d’Europe occidentale, à son oppression, à ses résistances et à tout ce dont une langue est capable.

[2] Voir Enno Devillers-Peña, « Après le déluge, comment retrouver une terre animée ? ». À propos de David Abram, Comment la terre s’est tue (traduit de l’anglais par Isabelle Stengers et Didier Demorcy), La Découverte, 2013, Terrestres, n° 4, mars 2019.

[3] Hervé Morin et Audrey Lagadec, « Comment la parole et le vent diffusent le SARS-CoV-2 », Le Monde, 26 mai 2020.

[4] Je reprends son expression à David Wahl : Le Sale Discours ou géographie des déchets pour tenter de distinguer au mieux ce qui est propre de ce qui ne l’est pas, Éditions Premier Parallèle, 2018.

[5] Francis Ponge, « Le Monde muet est notre seule patrie », Le Grand Recueil, Méthode, Œuvres complètes, vol. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 630.

[6] Jacques Demarcq, La Vie volatile, NOUS, 2020, p. 6.