Inégalités

Anne Case et Angus Deaton : « Le niveau d’étude, c’est comme un couteau remué dans la plaie »

Journaliste

Les morts de désespoir ont fait chuter l’espérance de vie aux États-Unis, jusqu’à la faire baisser à partir de 2014. Les deux grands économistes de Princeton, Anne Case et Angus Deaton, montrent dans leur nouvel ouvrage comment la classe ouvrière blanche a été la plus sévèrement touchée ces dernières années par le phénomène. Point de départ d’une analyse puissante de l’évolution de la structure des inégalités qui n’est pas sans donner des clés d’explication du phénomène Trump et du populisme qui perdure.

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Anne Case et Angus Deaton sont deux économistes américains importants, proches de la nouvelle administration Biden, et qui s’intéressent aux causes et aux manifestations des inégalités. En 2015, Angus Deaton a reçu le Prix de la Banque de Suède, considéré comme le Nobel de l’économie, « pour son analyse de la consommation, de la pauvreté et du bien-être ». Ensemble, ils développent depuis plusieurs années une analyse de ces questions en s’intéressant à un phénomène peu étudié : les “morts de désespoir”. Morts de désespoir, l’avenir du capitalisme c’est le titre de leur nouvel ouvrage, publié aux presses de Princeton en mars 2020 et qui paraît dans quelques jours dans une traduction de Laurent Bury aux Presses Universitaires de France. En se penchant sur la baisse inédite de l’espérance de vie des américains en 2014, qui s’est poursuivie plusieurs années de suite, les deux économistes ont mis en évidence l’importance des suicides, de l’alcoolisme et de la crise des opiacés qui a frappé plus durement une catégorie souvent oubliée : les hommes blancs entre 25 et 55 ans sans diplôme. Ceux-là même qui ont voté massivement pour Donald Trump. C’est le point de départ d’une analyse sans concessions des dérives du capitalisme, non pour en sortir mais pour le remettre sur des rails, et pouvoir lui penser un avenir. RB

Les émotions sont de plus en plus prises en compte par les économistes, pourtant mesurer le « désespoir » n’a rien d’évident. Comment est-ce devenu un objet de vos recherche, comment l’avez-vous construit ?
Anne Case : Nous n’avons pas tant utilisé le désespoir comme un « objet » que comme un symptôme, le symptôme d’une crise profonde aux États-Unis. Nous avions constaté que les suicides et les décès dus à des overdoses ou à l’alcool étaient en hausse au sein de la classe ouvrière blanche depuis le début des années 1990. D’année en année, les chiffres augmentaient, inexorablement. Cette augmentation est le fruit de ce que nous avons appelé les « morts de désespoir », car c’est mus par un certain désespoir que ces gens se sont, d’une manière ou d’une autre, donné la mort. Nous utilisons toujours la notion de désespoir en lien avec l’augmentation de la mortalité.

Angus Deaton : L’expression « mort de désespoir » est d’ailleurs apparue bien après notre premier article sur cette question de l’inversion de la courbe de l’espérance de vie. C’était lors d’un entretien, Anne l’a employée spontanément et le journaliste l’a reprise à son compte, ce qui lui a conféré une vie propre, et nous l’avons adoptée à notre tour. Mais pour revenir sur ce qui a fondé notre travail à ce sujet, nous avions d’abord remarqué que le nombre de suicides augmentait très rapidement parmi les adultes âgés de trente à soixante ans. Nous avions aussi constaté que d’autres causes de décès étaient en augmentation dans cette catégorie : cirrhoses du foie dues à l’alcool, overdoses, etc. Pourquoi ces décès ? La réponse c’est que ces gens ont une vie terrible, proprement invivable. Aussi avons-nous agrégé ces différentes causes pour parler à leur égard de « morts de désespoir ». Évidemment, nous ne voulons pas dire par là que l’alcoolisme ou la toxicomanie sont à proprement parler des suicides, mais il nous semble que le parallèle est pertinent. À notre connaissance, il n’existe d’ailleurs pas de définition clinique du désespoir, on ne peut se référer à un manuel.

Dans votre ouvrage précédent Angus Deaton, La Grande évasion, vous aviez montré comment le monde s’était fortement enrichi au XXe siècle, et vu la pauvreté diminuer grâce aux progrès de la santé et de la science. Mais vous insistiez aussi sur les inégalités de ce développement, perceptibles à travers cet indicateur de l’espérance de vie.
Angus Deaton : Certaines personnes ont vu dans ce livre le pendant de La Grande évasion, quelque chose comme « la grande prison », le pessimisme après l’optimisme. Il est vrai que l’espérance de vie est une donnée que négligent la plupart des économistes. Or c’est une banalité de dire qu’on ne peut pas profiter de ses revenus ou des biens de consommation si l’on n’est pas en vie, ou même si l’on est dans la misère, qu’on s’échine à rembourser ses dettes ou qu’on souffre de maladie. Aussi est-il absurde de penser à la condition humaine uniquement en termes d’argent, de richesse : il faut prendre en compte la santé, ainsi que l’éducation ou la démocratie mais nous considérons la santé comme la dimension principale. Pour résumer la « grande évasion », c’est l’histoire de gens qui essaient d’échapper à la pauvreté entre autres choses : ils font aussi en sorte de ne pas mourir et de ne pas voir mourir leurs enfants, de pouvoir connaître leurs petits-enfants. La quête du progrès que mènent les hommes m’est ainsi apparue aussi – et peut-être d’abord – comme le désir de rester en vie, d’allonger la vie. C’est autant une lutte contre la mortalité qu’une lutte contre la pauvreté qui se joue tout au long du XXe siècle, ce qu’ont trop négligé les économistes marxistes qui m’ont beaucoup influencé. Pour revenir à notre travail, nous nous sommes aperçus que le taux de mortalité augmentait aux États-Unis de manière continue parmi les adultes blancs de la classe ouvrière, peu diplômés. Et parallèlement l’espérance de vie des adultes diminuait, sans que personne ne semble s’en rendre compte car en général on ne s’intéresse qu’à l’espérance de vie à la naissance.

C’est un phénomène qui est propre aux États-Unis ?
Anne Case : Dans les autres pays anglophones – Royaume-Uni, Canada, Australie, en particulier –, les décès causés par des overdoses ont légèrement augmenté. En Angleterre et au Pays de Galles, les suicides augmentent un peu. Mais rien à voir avec ce qui se passe aux États-Unis, exception faite de l’Écosse. L’Écosse ressemble beaucoup aux États-Unis. Mais dans le reste du monde, le taux de mortalité parmi les adultes ne cesse de diminuer de 2% par an, chiffre auquel on aurait pu s’attendre pour les États-Unis. Mais non, au lieu cela, le taux de mortalité y augmente depuis les années 1990, surtout pour les hommes blancs sans diplôme. Dans le monde, les États-Unis font figure d’exception. Et aux Etats-Unis, les Blancs peu diplômés font figure d’exception.

Angus Deaton : L’augmentation des « morts de désespoir » est-elle une tragédie américaine ? En fait, elle apparaît, par endroits, en Angleterre, en Écosse, au Canada, en Australie, en Irlande, pour ne citer que des pays anglophones, mais aussi en Suède. Peu en France et en Allemagne, en revanche. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont à l’abri, tant s’en faut.

Le niveau de diplôme est un facteur d’inégalité très important, et qui se manifeste donc concrètement à vous lire dans cette diminution de l’espérance de vie chez ceux qui ont un niveau d’études inférieur à Bac +4. Pourquoi le diplôme joue-t-il un rôle si important ?
Angus Deaton : Il y a une corrélation évidente entre éducation et santé. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que plus on est instruit, plus on est en bonne santé. Le niveau d’étude ne fonctionne pas comme un vaccin pour prendre une analogie dans l’actualité : ce n’est pas en inoculant un baccalauréat à quelqu’un qu’on va le rendre plus résistant. En fait, le problème se situe au niveau des conditions sociales de production, qui définissent les emplois disponibles et qui, à cet égard, se sont grandement détériorées pour les personnes non diplômées du supérieur, à cause de la mondialisation – et des délocalisations qu’elle entraîne – et de l’automatisation. Et les soins de santé, lorsqu’ils sont coûteux, ne font qu’aggraver la situation. Ainsi, il faut avoir en tête qu’aux États-Unis, les dépenses de santé sont deux fois plus importantes qu’en France, sans que les soins soient pour autant de meilleure qualité.

Anne Case : Si nous avons pris comme point de départ le niveau d’étude, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une donnée facilement accessible : aux États-Unis, elle apparaît sur les certificats de décès. Il n’y a pas d’information sur la profession, ni sur le revenu, ni sur l’amour reçu pendant l’enfance, mais il y est précisé le niveau d’étude. Et puis nous nous sommes rendu compte à quel point le niveau d’éducation était corrélé au taux de mortalité. Car ceux qui sont peu ou pas diplômés sont, comme ils le disent eux-mêmes, davantage en proie au mal-être, à la solitude. Beaucoup ne sont pas mariés par exemple. Ils n’avaient pas de vie familiale stable. Ils étaient exclus du marché du travail. Le niveau d’étude, c’est comme un couteau remué dans la plaie.

Car, et c’est un autre point de votre démonstration, il y a une plaie ouverte pour une catégorie de la population et qui est causée par la perte d’emplois faisant sens, la disparition de « bons » employeurs, l’importance croissante du niveau d’étude que nous venons d’évoquer. La mondialisation, l’automatisation ne touchent évidemment pas que les États-Unis, mais c’est là que les marqueurs de la stabilité – la famille, les syndicats, la religion – sont le plus remis en cause ?
Angus Deaton : Nous nous inscrivons dans une perspective marxiste, et pensons que les conditions de production déterminent la vie de tout homme, y compris sa vie sociale. Et ce, de manière parfois très concrète. À cet égard, le déclin des syndicats, qui jouaient un rôle important dans la vie socio-professionnelle, a des répercussions tragiques, comme en témoigne l’ouvrage Bowling Alone [NDR : Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community est le titre d’un ouvrage de sociologie rédigé par Robert Putnam publié aux États-Unis en 2000] : le personnage principal joue seul au bowling dans un club appartenant au syndicat. En outre, les syndicats protégeaient les salariés. Ils veillaient à ce que les conditions de travail soient respectées, notamment les questions de sécurité. Ils veillaient en fait à ce que la loi soit appliquée, le gouvernement fédéral n’ayant pas assez de personnel pour le faire, mais aussi à maintenir un niveau de vie décent pour les salariés. Or, ces cinquante dernières années, les États-Unis ont vu les salaires des personnes non diplômées diminuer continuellement. Cinquante ans : un demi-siècle, donc. Ce n’est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain. Ce n’est pas comme la Grande Récession, durant laquelle la population a souffert durant un laps de temps relativement bref. Ici, nous avons affaire à un phénomène de longue durée, à une lente déliquescence.

Anne Case : « Pourquoi aux États-Unis et pas ailleurs ? », telle était l’un de nos axes de réflexion. Après la crise de 2008, les salaires sont restés relativement stables dans la plupart des pays européens. Mais aux États-Unis, ceux des personnes non diplômées sont en baisse depuis cinquante ans comme vient de le dire Angus, et sans perspective d’emploi stable et correctement rémunéré. Résultat, les gens se marient moins, vivent en concubinage : ce sont des couples moins stables, avec un seul enfant, qui se séparent, se remarient, ont parfois d’autres enfants… Mais c’est une vie souvent chaotique, alors que le mariage est à l’évidence un pilier, ou en tout cas un marqueur de stabilité. Comme les relations conjugales, les relations socio-professionnelles se sont elles aussi délitées. Un salarié peu qualifié, qui est employé désormais très probablement par un sous-traitant, n’a plus l’impression d’être partie prenante de son entreprise, a fortiori s’il est traité sans aucune considération et qu’il ne bénéficie pas d’assurance maladie. La vie devient alors fragile, très fragile.

Cette perte de sens, c’est le même phénomène selon vous que celui des « bullshit jobs » décrit par l’anthropologue David Graber ?
Angus Deaton : Non, ce ne sont pas, à mon avis, des « bullshit jobs », expression que David Graeber a utilisée pour désigner des emplois certes dépourvus de sens, mais hautement qualifiés, par exemple dans le secteur de la publicité. Nous, nous travaillons sur les emplois non qualifiés. Quand j’étais enfant en Écosse, si vous trouviez un emploi dans une grande entreprise comme Imperial Chemical Industries (ICI), l’une des plus importantes de Grande-Bretagne à l’époque, vous pouviez entretenir avec vos collègues des relations sociales et, même si vous étiez en bas de la hiérarchie, vous pouviez faire carrière au sein de l’entreprise et gravir les échelons au fur et à mesure. Ainsi, un employé du service postal particulièrement talentueux pouvait devenir PDG. Il existait de tels exemples. Pas beaucoup évidemment, mais il y en avait. Aujourd’hui c’est totalement impossible, car ces emplois peu qualifiés ont été supprimés. Ils n’ont pas disparu – du moins la plupart –, mais ils ont été externalisés. En effet, très peu de grandes entreprises embauchent désormais leurs propres employés de restauration, leurs propres chauffeurs, nettoyeurs ou agents de sécurité. Tous ces gens qui travaillaient pour GM, Kodak ou Google, par exemple, travaillent maintenant pour un sous-traitant. Nicholas Bloom, professeur d’économie à Stanford, résume cela en une formule admirablement juste : « vous travaillez pour l’entreprise, vous faites peut-être exactement le même travail, mais vous n’êtes plus invité à la fête de fin d’année ». En ce sens, vous ne faites pas partie de l’entreprise, vous êtes une sorte de robot, qui exécute la tâche qu’on lui a assignée.

Ce que vous décrivez, c’est la disparition d’une forme de méritocratie qui pouvait s’exercer au sein de l’entreprise, et pas seulement à l’école ?
Angus Deaton : C’est cela, les emplois non qualifiés sont sortis du processus méritocratique. Certes, les entreprises accordent – en général – des promotions en fonction du mérite du salarié, mais à condition que celui-ci soit un tant soit peu qualifié, soit détenteur d’un master, voire d’un doctorat. On peut par exemple faire une belle carrière chez Google en gravissant les échelons, comme c’était le cas il y a quelques années encore dans le secteur de la finance. Donc la méritocratie existe. Le problème, c’est qu’elle n’existe plus pour certains, pour ceux qui n’ont pas fait d’études et qui restent bloqués en bas de l’échelle sociale.

Anne Case : Pour pouvoir entrer sur le marché du travail, il faut une clé, et cette clé c’est le diplôme universitaire. Après cela, la méritocratie fonctionne probablement encore, sinon totalement, du moins partiellement. Mais malheureusement, ces dernières décennies, ceux qui se sont élevés au sommet de la hiérarchie socio-économique se sont efforcés dans le même temps de protéger leurs propres enfants et la fortune de leurs enfants, de telle sorte qu’ils ont fermé les portes et changé les serrures. Et maintenant l’ascenseur social est en panne. À cet égard, c’est tout notre système éducatif qu’il faut remettre en question, notamment le fait que des parents paient des écoles privées pour que leurs enfants intègrent ensuite des universités prestigieuses, sans parler des pots-de-vin… Si vous allez à l’université, vous êtes sur une trajectoire. Mais si vous n’allez pas à l’université, vous n’avez aucune chance de montrer ce que vous valez et de gravir la hiérarchie sociale. Et donc si vous avez un emploi rémunéré au salaire minimum, vous ne pouvez espérer mieux.

Votre livre se concentre sur une catégorie bien précise : les homme blancs d’âge moyen et n’ayant pas de diplôme ou inférieur à Bac +4. Pourquoi ce choix ?
Anne Case : Quand nous avons commencé notre travail, en 2014, le taux de mortalité parmi les Noirs était en forte baisse. De fait, pour des raisons qui ne sont pas encore bien comprises, les Noirs se suicident beaucoup moins que les Blancs, quoique ceux-ci soient le groupe ethnique le plus favorisé, le plus instruit, le moins susceptible d’être en proie à des difficultés sociales. Malheureusement, après l’arrivée du Fentanyl, antidouleur à base d’opiacés extrêmement puissant, la mortalité des Noirs a commencé à augmenter elle aussi. Mais les « morts de désespoir » constatés depuis les années 90 étaient surtout des Blancs. Cela n’allait pas de soi, alors nous nous sommes demandés : pourquoi ? Sur cette question, le président Obama nous a donné des éléments de réponse…

Angus Deaton : Aux États-Unis, quand on reçoit un prix Nobel, on est invité à la Maison Blanche quelques jours avant le voyage à Stockholm – du moins était-ce le cas avant que Trump soit élu président. Et lorsque nous sommes entrés dans le Bureau ovale, le président Obama nous a salués puis nous a parlé de l’article que nous venions de publier et qui a donné naissance au livre. Il nous a dit, : « Vous savez, ce que vous vous décrivez parmi les Blancs non diplômés, c’est ce qui est arrivé aux Noirs dans les années 70. » Et ce parallèle, nous avons essayé de le faire dans notre livre – tout en soulignant qu’il y a aussi des « morts de désespoir » noirs, notamment depuis 2013, année à partir de laquelle le taux de mortalité parmi les Noirs a recommencé à augmenter. Par ailleurs, nous allons publier prochainement un nouvel article dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, dans lequel nous montrons qu’aujourd’hui, bien plus qu’il y a trente ans, le niveau d’études est beaucoup plus discriminant que la couleur de peau. Ce que nous montrons, c’est que le fossé qui existait entre Noirs diplômés du supérieur et Blancs diplômés du supérieur, ou entre Noirs non diplômés et Blancs non diplômés, est beaucoup moins important. S’il est vrai que les Noirs sont toujours discriminés par rapport aux Blancs, les taux de mortalité des uns et des autres montrent néanmoins un basculement : ainsi, le taux de mortalité des adultes noirs est très proche de celui des adultes blancs à niveau d’études égal. Le niveau d’études est donc devenu un indicateur d’inégalité beaucoup plus important que la catégorie ethnique, alors qu’auparavant c’était le contraire.

Ce rapprochement entre les conditions des Noirs et des Blancs à niveau d’étude égal a-t-il joué selon vous un rôle dans l’avènement de Donald Trump et du populisme ?
Anne Case : Difficile de croire que cela n’a rien à voir, en effet. Si l’on remonte dans le temps pour revenir aux élections présidentielles de 2016, les résultats par comtés montrent une forte corrélation entre le vote Trump et le taux de mortalité parmi les adultes blancs. Bien sûr, ce n’est pas le seul phénomène auquel est corrélé le vote Trump, mais c’est un point important. Car ces gens, soit ils intériorisent leur désespoir et se considèrent alors comme des ratés, au point pour certains de se donner la mort ; soit ils l’extériorisent et pensent être victimes d’un système corrompu, voire d’un complot. Et, d’après ce que j’ai pu entendre ou lire ces derniers temps, je pense qu’un grande partie de la colère des partisans de Trump s’explique par un profond sentiment de frustration : la vie ne leur a pas donné ce qu’elle leur avait promis, ils sont restés bloqués au point de départ.

Angus Deaton : L’élite regarde avec beaucoup de condescendance ceux qui n’ont pas « réussi », ceux qui n’ont pas un diplôme du supérieur. Ils n’ont pas conscience des déterminismes sociaux à l’œuvre ou feignent de ne pas en avoir conscience. « Vous avez eu votre chance et vous l’avez gâchée » : voilà ce qu’ils pensent de ces gens. On peut penser ici au fameux propos d’Hillary Clinton sur le « basket of deplorables » [NDT : « panier de gens déplorables »], signe d’un basculement idéologique et sociologique au sein du Parti démocrate : celui-ci rassemble désormais l’élite intellectuelle et les minorités ethniques, tandis que le Parti républicain compte parmi ses partisans de plus en plus de Blancs peu ou pas diplômés, des gens qui voient leur salaire baisser depuis cinquante ans, quel que soit la couleur politique du président. Ils ont été délaissés.

La pandémie actuelle a-t-elle un effet sur cette situation ? Vous évoquez beaucoup dans votre livre le rôle des grandes industries pharmaceutiques dans cette croissance des morts de désespoir…
Angus Deaton : Évidemment, comme tout cela est très récent, nous ne parlons pas dans le livre de la pandémie de Covid-19. Cela dit, je pense que l’industrie pharmaceutique fait l’objet d’une grande méfiance, d’une grande détestation, aux États-Unis encore plus qu’ailleurs. La raison en est qu’aux États-Unis, contrairement à ce qui passe en Europe par exemple, des sociétés pharmaceutiques malhonnêtes se sont considérablement enrichies en vendant des opiacés – des médicaments proches de l’héroïne –, sans que les institutions sanitaires ne fassent quoique ce soit, alors qu’elles sont censées réguler le marché. Mais il y a eu des fraudes, il y a eu des pots-de-vin. On sait par exemple que le laboratoire Purdue, fabriquant de l’OxyContin, a eu recours à ce genre de pratiques et a plaidé coupable dans un procès récemment. Ainsi, aux États-Unis, certains profitent d’un système – politique et financier – pour s’enrichir énormément tout en créant de l’addiction, et en tuant. C’est pourquoi, d’ailleurs, nous racontons dans un chapitre de notre ouvrage l’histoire de la Guerre de l’opium entre la Chine et la Grande-Bretagne, dans un contexte très semblable. En effet, en obligeant la Chine à s’ouvrir au commerce extérieur et notamment au commerce de l’opium, la Grande-Bretagne permettait de la même façon à des gens de s’enrichir en créant de l’addiction et en tuant. Et elle a combattu ceux qui tentaient de mettre un terme à ce commerce meurtrier.

La crise des opiacés qui touche les États-Unis est peu connue, ou mal comprise en France. Quels en sont les ressorts ?
Anne Case : C’est parce qu’en Europe on n’a pas commis l’irréparable, comme on l’a fait aux États-Unis, où la crise des opiacés se divise en trois temps. Dans les années 1990, les médecins commencent à prescrire des opioïdes addictifs tels l’OxyContin, dont le fabriquant, Purdue, n’hésite pas à investir dans des campagnes de communication mensongères – et continue de le faire vingt ans plus tard, alors même qu’il a tué des dizaines et des dizaines de milliers de personnes. Tout d’abord, les fabricants de l’OxyContin ont promu ce médicament en disant qu’il ne créait pas de dépendance, et ils ont continué de le faire quand ils ont su que des personnes en mouraient. En 2020, il y avait suffisamment de prescriptions d’antalgiques pour que chaque adulte américain aux États-Unis se constitue un mois de réserve. C’est énorme. Pourtant, depuis plusieurs années, la commercialisation de ce type de médicaments commence à être régulée, ce qui est une bonne chose en soi. Seulement, le revers de la médaille c’est que les personnes dépendantes à l’OxyContin se tournent vers un substitut pire encore : l’héroïne. À l’épidémie d’OxyContin succède une épidémie d’héroïne. Et à présent, troisième moment de la crise des opiacés : l’augmentation de la consommation de Fentanyl, cet antalgique cent fois plus puissant que l’héroïne et qui peut tuer quelqu’un en un instant. L’histoire aurait pu être tout autre, si l’on avait régulé dès le début la commercialisation des médicaments opioïdes – si au lieu de prescrire de l’OxyContin à quelqu’un qui souffre de douleurs (quelqu’un qui vient de se faire arracher une dent par exemple), on lui avait prescrit de l’ibuprofène. Contrairement à leurs homologues européens, les services de santé américains ont joué avec le feu. Et ils ne peuvent aujourd’hui que constater les dégâts.

Angus Deaton : L’industrie pharmaceutique est totalement indifférente au sort de ces régions américaines où règne le désespoir, où le chômage est chronique, où la vie est un supplice. Ce qui compte pour elle, c’est que la pharmacie soit bien approvisionnée et vende leurs médicaments par centaines de milliers – des médicaments qui ne sont rien d’autre que de l’héroïne en cachets. Johnson & Johnson, l’une des entreprises les plus populaires aux États-Unis, va jusqu’à transformer la Tasmanie en une gigantesque ferme d’opium pour fabriquer ses médicaments. Ce dont on parle, là, c’est sans doute le pire du capitalisme, et c’est un mal qui touche presque exclusivement les États-Unis, où l’on autorise des gens à tuer pour de l’argent. Les hommes politiques qui protègent l’industrie pharmaceutique sont pour certains très importants. C’est tout un système qu’il faut remettre en question. Non pas le capitalisme en soi, mais un capitalisme néolibéral dérégulé. L’autre jour, alors que je discutais avec le président de l’institut de sondage Gallup, celui-ci m’a dit que les grandes entreprises pharmaceutiques étaient à présent encore plus détestées que le Congrès, même parmi les Républicains.

Vous attribuez ce phénomène dans votre livre à un processus bien connu en économie, la « recherche de rente ».
Angus Deaton : Le mal qui ronge notre système de santé, c’est le même que celui qui rongeait le système bancaire avant la crise financière de 2008 : c’est la dérégulation – à cause de laquelle des gens meurent, à cause de laquelle notre système de santé est deux fois plus cher qu’ailleurs. Le ver est dans le fruit. C’est le « cancer métastatique » dont parle Warren Buffet. D’autres pays comme la France ont un système régulé – légèrement différent d’un pays à l’autre, bien sûr –, qui réglemente les soins de santé, sans quoi la situation devient fatalement incontrôlable et conduit à des tragédies.

Anne Case : Aux États-Unis, chaque personne consacre en moyenne un cinquième de ses dépenses aux soins de santé…

Angus Deaton : Et nous avons une espérance de vie très faible…

Anne Case : Très faible, en effet, comparée à celle des autres pays riches. Dans notre livre, nous avons essayé de mettre en parallèle la dégradation des conditions de travail et la dégradation de la santé. Parmi ces gens qui doivent se contenter d’emplois précaires, très peu bénéficient d’une assurance maladie, qui représente une « charge » importante pour l’employeur (autour de vingt mille euros par an). Au lieu d’être redistribué vers le bas, l’argent consacré à la santé est redistribué vers le haut.

Mais alors quels sont les leviers pour en sortir ?
Angus Deaton : C’est difficile, les grands changements ne vont pas se faire d’eux-mêmes, je pense qu’il faut en amont une volonté politique. C’est là que ça bloque. Et ce, malgré l’arrivée au pouvoir de personnes comme Janet Yellen, la nouvelle Secrétaire d’État au Trésor, grande défenseuse de notre travail. On connaît le problème mais on n’agit pas en conséquence – a fortiori ces quatre dernières années sous l’administration Trump. Mais la pandémie de Covid-19 marque peut-être un point de bascule. Du moins sommes-nous à un carrefour : le système de santé sortira de la crise en héros ou il deviendra pire encore qu’il ne l’est aujourd’hui. Quoiqu’il en soit, l’industrie pharmaceutique a marqué un point décisif en mettant au point des vaccins dans un laps de temps record.

Anne Case : Concernant la situation du marché du travail actuelle, je trouve scandaleux qu’aux États-Unis une personne travaillant à plein temps au salaire minimum se retrouve au seuil de pauvreté. Les choses ne devraient pas être ainsi. Je crois donc fermement qu’un des leviers qu’il faut actionner est l’augmentation du salaire minimum pour aider les actifs en difficulté, qui sont pour partie les « travailleurs essentiels », obligés de travailler, de se rendre sur leur lieu de travail. L’augmentation du salaire minimum n’est pas la solution, mais une mesure temporaire en attendant que d’autres mesures plus importantes soient prises, parmi lesquelles la lutte contre l’influence des lobbyistes. Comme nous le disons dans notre livre, il y a par exemple sur les questions de santé cinq lobbyistes pour un membre du Congrès. Et la plupart des gens ne le savent pas, la plupart n’ont pas idée de l’ampleur du pouvoir des lobbyistes, car il y a peu de transparence. Il faut donc poser le problème sur la table et agir – agir vite, sans quoi le problème va s’aggraver. Mais quoi que nous décidions de faire, il faut que l’ensemble de la population puisse prendre part à la concertation, il faut davantage de démocratie. Et donc ne pas seulement écouter les intérêts de l’élite mais aussi ceux de la petite classe moyenne. De là seulement peut germer un véritable progrès.

Angus Deaton : Malgré tout, il y a peu de place pour l’optimisme. Nous faisons face à un gros obstacle, à savoir le premier amendement de la Constitution, à cause duquel il est très difficile de réformer et réglementer les aspects déficients du système actuel : le financement des campagnes électorales, par exemple. Aujourd’hui, il faut rassembler beaucoup d’argent pour pouvoir se présenter au Congrès. Nous avons eu l’occasion de discuter de cela avec des membres du Congrès, qui souhaitent mettre en place un cadre législatif plus strict. Mais c’est un combat loin d’être gagné, surtout si la Cour suprême s’y oppose.

L’arrivée de Joe Biden peut-elle malgré tout changer quelque chose ?
Angus Deaton : Effectivement, avec la nouvelle administration il y a une lueur d’espoir. Mais le risque est que seule une partie de la population soit entendue, en l’occurrence l’élite intellectuelle et les minorités ethniques, au détriment de la classe ouvrière blanche, qui souffre des excès du capitalisme. C’est contre ces excès qu’il faut lutter, ce qu’entendait faire quelqu’un comme Elizabeth Warren par exemple. Auparavant, elle n’était pas fondamentalement opposée au capitalisme, elle voulait simplement le réglementer et, dans cette perspective, elle a contribué à la création du Bureau des consommateurs en matière financière, qui, de l’avis général, même sous l’administration Trump, a été très efficace. À présent, elle est plus proche de Bernie Sanders, qui semble préférer au capitalisme le socialisme. Nous ne sommes pas d’accord.

Le système de santé semble tout de même un peu plus facile à réformer que le capitalisme. Sur cette question nous progressons petit à petit au fil des ans et peut-être que l’administration Biden va prendre à bras le corps le problème et affronter la puissante industrie pharmaceutique. Le nouveau Secrétaire à la santé et aux services sociaux s’est rendu célèbre pour avoir dénoncé les pratiques monopolistiques de l’entreprise Sutter, qui possède un certain nombre de cliniques en Californie. Il y a donc à la tête de cette organisation extrêmement puissante, qui contrôle la FDA, Medicare et Medicaid, un homme très au fait des travers du système de santé étatsunien. Ce qui donne de l’espoir. En fait, si je suis optimiste c’est que je pense que les hommes veulent vivre mieux, et que Lumières nous ont appris que nous pouvons améliorer notre condition en faisant appel à la Raison. Et c’est cela en fin de compte qui nous fait espérer un avenir meilleur.

Traduction : Clément Duclos-Vallée

NDLR : Anne Case, Angus Deaton, Morts de désespoir : l’avenir du capitalisme, PUF, 24 février 2021


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

International Économie