Révolutions intérieures – sur Les Lois de l’ascension de Céline Curiol
Les attentats qui ont eu lieu en France en 2015 ont été intégrés tôt dans la création des artistes et des écrivains. Ils sont aujourd’hui plus que jamais partie prenante des fictions qui s’élaborent. En témoignent d’une part la série que diffuse actuellement Arte, En thérapie, les séances de psychothérapie se déroulant au lendemain des tueries du 13 novembre. D’autre part, le roman que fait paraître Céline Curiol, son sixième, dont l’intrigue s’étale sur une année, de l’été 2015 au printemps 2016, Les Lois de l’ascension. Dans les deux cas, la réalité des attentats opère en arrière-plan, la marque d’un traumatisme collectif traversant à plus ou moins grande intensité chaque individu.
À propos de ce qu’on y retrouve du monde réel, le roman se pose en ogre. Tout semble y être absorbé. Les Lois de l’ascension est ce qu’on appelle un roman total, d’une amplitude hors du commun, et pas seulement parce qu’il se présente sous la forme d’un épais volume de plus de 800 pages. Son ambition est phénoménale, aussi démesurée que l’est sa dédicace dans son plus parfait dénuement : « À l’Amour ».
On comprendra pourquoi ce roman tente d’embrasser la réalité dans son intégralité à l’énoncé des six personnages qui chacun, successivement, occupent le devant de la scène, et cela sur quatre journées réparties sur les quatre saisons, en commençant par l’été. Il y a là Orna, la quarantaine, journaliste pour un site d’information engagé dans la course aux clics, mal à l’aise avec cette évolution de son métier, adjointe d’un chef à courte vue ; elle souffre par ailleurs de ne pas avoir eu d’enfant. Sélène est la sœur cadette d’Orna : alors que son couple est en crise, on propose à cette universitaire spécialiste en gestion de l’environnement un poste à Dubaï où elle aurait tous les moyens à disposition pour approfondir ses recherches, qui actuellement patinent. Hope – pour Pénélope –, après avoir fait Sciences Po, a refusé de suivre le cours d’une vie annoncée, et est allée travailler comme manutentionnaire pour une plateforme commerciale ; choix paradoxal pour cette jeune femme psychologiquement fragile, en rébellion contre la société de consommation.
Modé, la soixantaine élégante, un Sénégalais installé depuis longtemps à Paris, écrit des poèmes qu’il n’a encore montrés à personne, et noie son ennui de retraité en donnant un coup de main à une association humanitaire. D’origine juive polonaise, psychanalyste, Pavel, qui s’est intéressé aux accès colériques dont il est lui-même l’objet, ne trouve plus la même plénitude à s’occuper de ses patients ; divorcé, il ne comprend pas toujours sa fille qu’il aime intensément. Enfin, Mehdi, fils d’une femme de ménage maghrébine l’ayant élevé seule, connaît une adolescence en rupture, et se montre sensible aux propos de l’imam salafiste qui sévit dans la mosquée qu’il fréquente.
Orna, Sélène, Hope, Modé, Pavel et Mehdi sont des personnages extrêmement vivants, complexes, travaillés par des contradictions, des frustrations et des espoirs.
Nous ne sommes pas là en présence d’un panel que l’auteure aurait souhaité représentatif pour mieux embrasser toutes les thématiques du moment. Orna, Sélène, Hope, Modé, Pavel et Mehdi sont des personnages extrêmement vivants, complexes, travaillés par des contradictions, des frustrations et des espoirs. Le lecteur est impressionné par la capacité de Céline Curiol à entrer dans la peau de personnages aussi divers, à en approfondir la psyché et les pensées, à en rendre si riche la singularité. Les esprits chagrins prompts à dénoncer l’emprise de la sociologie sur le roman français, quand ils ne se plaignent pas, à l’inverse, de son égotisme, en seront à nouveau pour leur frais.
Pour autant, ces personnages ne sont pas des monades mues par leur seule psychologie. Ils sont inscrits dans un tissu social précis, qui influence leurs idées, leurs attitudes, leurs émotions. Ce don de Céline Curiol se manifeste aussi chez ses personnages secondaires qui, tous, prennent du relief à un moment ou à un autre du roman. C’est le cas par exemple de la mère de Hope, écrivaine prolixe qui n’a trouvé d’éditeur que pour son premier livre, très beau personnage à la fois anticonformiste et empêché, subtilement douloureux mais jamais pathétique.
Mehdi est le seul des six protagonistes à s’exprimer à la première personne. « Mais la reum quand elle est arrivée a paname, elle a trahi la religion pour pas clasher avec les roumis. Si tu veux pas dvenir bolos, faut pas les laisser te faire la loi. Sinon t’es jamais delivré belek ! » Ses interventions formant les chapitres les plus courts, dans un style qui mêle le verlan, le langage abrégé des sms et des mots arabes, Mehdi se situe très à part des cinq autres. Pour ceux-là, l’auteure a recours à un narrateur externe, même si leur subjectivité s’y imprime. C’est sans doute dommage de ne pas entendre le flot du monologue intérieur porté par chacun d’eux. Leurs voix se seraient nettement distinguées. En passant d’un personnage à l’autre, on aurait perçu une différence dans l’emploi des mots et dans leur musique.
Cependant, Les Lois de l’ascension n’est pas stylistiquement uniforme. Loin de là. Du plus prosaïque au plus abstrait, que l’action s’emballe ou laisse place à la spéculation, le texte change de registre avec une grande aisance. À propos de l’évolution du journalisme, de l’amour, des problèmes environnementaux, de la situation d’exil, de l’écriture poétique ou de la psychanalyse, la langue de Céline Curiol ne cesse de résonner avec justesse et précision, produisant un effet de réel considérable, comme si le roman s’insinuait partout où il y a de l’humain. Impossible de citer un passage qui, seul, pourrait rendre la couleur de l’ensemble.
En voici deux, de tonalités très différentes. L’un, narratif : « D’une flexion du genou, Modé se hisse sur le balcon. Il y est ! Le voilà parvenu à l’emplacement exact qu’il a convoité ; tel un capitaine à la proue, un commandant en haut du mirador, il domine le champ de bataille, laissant son regard explorer l’enchevêtrement de véhicules et de policiers, certains en embuscade, d’autres plus loin en garde, ce théâtre d’opérations dont l’avenir occupe, en ces instants, la France entière. » L’autre, théorique et politique : « Cinquante ans après que Hardin a formulé “sa tragédie des biens communs”, le problème des limites de la propriété persiste. Propriété que le droit protège, fige, tout comme les mentalités des propriétaires dans des postures d’égoïsme strictes, qui imposent que seul l’acquis mérite soin. Selon Sélène, l’appartenance souffre d’une dépendance à sa caractérisation financière, au point que la défense d’un bien tel l’environnement – voire d’un être tel le migrant – pour lequel cette notion ne peut être appliquée, relève d’une aberration, menaçant l’ordre jugé incontournable. »
Les Lois de l’ascension est une puissante machine romanesque fouillant loin les désirs et les ténèbres de notre époque.
Orna, Sélène, Hope, Modé, Pavel et Mehdi n’ont pas des vies parallèles. Ils sont liés à un quartier de Paris, Belleville, où ils vivent à demeure ou sont amenés, en cours de récit, à habiter. En fin de volume, Céline Curiol a tenu à « remercier tous les habitants de Belleville », qui ont dû constituer une forte source d’inspiration. En retour, Les Lois de l’ascension est un bel hommage à ce quartier historiquement populaire, situé dans l’est parisien. Cet ancrage à Belleville instaure aussi un rapport entre le local et le global, non seulement parce que l’action ne se limite pas à ce territoire, elle se prolonge jusqu’à la tour Eiffel, Orléans ou Dubaï. Surtout parce que toutes les questions auxquelles le monde doit faire face peuvent s’y concentrer. Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre avec Orna, tard le soir après une journée de travail qui, en présence d’un SDF réfugié tunisien échoué en bas de chez elle, a une première réaction égoïste avant d’être gagnée par un remords. Le sort des migrants est un des thèmes qui parcourent le texte de part en part.
Outre ce quartier habité par tous, des rencontres et des interactions vont advenir au fil de l’intrigue. Céline Curiol a construit une architecture scénaristique complexe, nouant des fils entre les six protagonistes, d’ordre amoureux, amical, professionnel ou autre. Le livre n’est pas « en hommage à Paul Auster » pour rien. L’exercice est très maîtrisé : même quand l’auteure a recours au hasard pour mettre en relation deux personnages, le récit ne donne jamais une impression d’artificialité. De nombreuses scènes sont vécues à deux, parfois à trois, que chaque personnage perçoit avec son propre point de vue. Ce qui renforce l’authenticité du récit et apporte un jeu d’échos passionnant. D’autant que si leurs six regards sont marqués par des différences tangibles, parfois considérables – par exemple, les deux sœurs Orna et Sélène, soudées par une histoire familiale, ont des caractères contrastés ; Pavel et Mehdi, dont la rencontre se fera dans des circonstances très particulières, sont voués à ne pas se parler –, quelque chose de commun les traverse.
Le fait que ces six personnages ne sont pas sans liens pourrait être symbolisé par l’événement le plus extraordinaire du roman. Un événement qui tous les concernent (répercuté instantanément sur toutes les chaînes de télévision, tous les réseaux sociaux), quand ils n’y sont pas impliqués de plus ou moins près : une prise d’otages, considérée comme un acte terroriste, dans un McDo situé au croisement de la rue de Belleville et de la rue des Pyrénées. Céline Curiol a l’audace de l’inventer de A à Z, qu’elle place dans son intrigue quelques semaines après les attentats du 13 novembre. C’est l’un des climax du livre, raconté (ou annoncé) selon le rôle qu’ils y occupent par quatre des six personnages, avec une tension dramatique absolument prenante et jamais obscène.
Les préoccupations d’Orna, Sélène, Hope, Modé, Pavel et Mehdi racontent aussi ce qu’ils ont en commun : une insatisfaction et un rêve de changement qui concerne autant le monde qu’eux-mêmes. Tous ne sont pas révolutionnaires. Aucun ne l’est d’ailleurs réellement, au sens où aucun n’a d’activités militantes ni un goût pour l’action collective. Ils sont pourtant habités par des réflexions politiques, qui s’expriment a minima par un rejet de plus en plus poussé de l’individualisme occidental, et parfois de façon totalement désordonnée, incohérente – c’est le cas de Mehdi, dont la radicalisation est traitée subtilement par l’auteure, ce qui est à saluer quand d’autres romanciers ne reculent devant aucun poncif en la matière.
La notion de révolution est pourtant induite par la chronologie du récit. Le temps d’une année, d’un tour complet de la Terre autour du soleil. Retour à sa position de départ ? Pas du tout. Chacun des six protagonistes se transforme, même si les plus faibles d’entre eux s’en sortent beaucoup moins bien que les autres. Bien que dédié à « l’Amour » et tourné vers la lumière (l’ascension), ce roman n’est pas idéaliste. Les Lois de l’ascension est une puissante machine romanesque fouillant loin les désirs et les ténèbres de notre époque. C’est peu de dire qu’il impressionne.
Céline Curiol, Les Lois de l’ascension, Actes Sud, janvier 2021, 838 pages.