Gérer la population mondiale : urgence ou illusion ?
Si la planète a besoin d’être à tout prix « sauvée », s’il y a urgence à agir, quelle est la plus grande menace ? Est-ce notre nombre ou la façon dont nous vivons ? Ou les deux ? Et le progrès dans tout cela, comment intervient-il ? Apporte-t-il vraiment plus de solutions qu’il ne crée de problèmes ?
Lorsqu’il est question des relations entre dynamiques démographiques et changement environnemental en général ou changement climatique en particulier, certains sont tentés de mettre en accusation le facteur population comme principal responsable de la dégradation de l’environnement. La solution paraît alors bien simple. Il suffit de renforcer les politiques démographiques pour faire baisser la fécondité plus rapidement qu’actuellement et ralentir – voire stabiliser – la population mondiale au plus vite.
Mais-est-ce si facile de modifier les comportements reproductifs ? L’Inde a mis en place ses premiers programmes de planification familiale au début des années 1950 et a dû par la suite réviser ses objectifs à de multiples reprises, la natalité effective restant toujours bien supérieure à celle souhaitée par les autorités du pays.
De plus, il ne suffit pas que la fécondité baisse substantiellement pour enrayer la croissance démographique : si la fécondité mondiale se situait du jour au lendemain au niveau du remplacement des générations (légèrement supérieur à deux enfants par femme), la population mondiale continuerait de croître pendant plusieurs décennies du fait de l’élan acquis. La structure par âge de la population mondiale étant jeune, même si les couples n’ont en moyenne guère plus de deux enfants, le nombre total d’enfants reste très élevé et la population poursuit sa croissance.
On est parfaitement en droit de considérer qu’un objectif de stabilisation de la population mondiale est insuffisant et de préférer militer pour une décroissance de la population. En dehors du fait que les moyens d’y parvenir d’une manière volontariste manquent – efficacité très limitée des politiques restrictives – il faut alors accepter que la structure par âge de la population soit bouleversée avec un intense vieillissement démographique.
Le Japon, qui connaît une expérience naturelle de dépopulation, est confronté à une progression spectaculaire de la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans : de 5 % en 1950, elle pourrait avoisiner 40 % en 2050. Comment maintenir des relations entre générations harmonieuses dans une telle configuration ? Au Japon, des écoles de zones rurales, devenues inutiles, sont transformées en maisons de retraite.
Face à un tel « déséquilibre des âges », comment répartir l’activité professionnelle entre les groupes d’âge de manière à ce que soit assurée l’indispensable production de biens et services sans que ce soit au prix d’une iniquité entre les générations ? Un arrangement social doit être trouvé pour que le travail et les revenus soient répartis équitablement et de manière durable. Rien ne dit que c’est impossible, mais il ne faut pas sous-estimer l’ampleur du défi.
C’est en améliorant le sort des plus pauvres que l’on peut espérer une baisse de la fécondité.
Décroissance démographique est, en quelque sorte, synonyme de vieillissement. Le tout est d’en être conscient et de s’y préparer. Un processus de dépopulation peut s’enclencher de lui-même comme résultat de ce que l’on nomme la « seconde transition démographique ». Si la fécondité se maintient durablement à un niveau bas, comme au Japon déjà cité, mais aussi en Italie, en Allemagne, en Espagne, etc., tôt ou tard les pays concernés entament un processus de dépopulation. La situation est alors bien différente de celle où une fécondité très basse serait imposée par les gouvernants. C’est la société dans l’ensemble qui opte pour une « sous-fécondité », même si les causes peuvent être diverses (désir d’autonomie, peur de l’avenir, etc.).
Nous avons déjà soulevé la question de l’efficacité des politiques de population à propos de l’Inde. Interrogeons-nous maintenant sur la légitimité des interventions des gouvernements dans ce domaine. Mettre en place une politique de l’enfant unique, est-ce acceptable sur le plan des libertés publiques ? Au demeurant, la Chine, qui avait conduit une politique particulièrement restrictive, l’a abandonnée face à la crainte d’un vieillissement accéléré de sa population. Pour autant la fécondité chinoise n’a pas connu de remontée spectaculaire, alors qu’auparavant les couples se désolaient de ne pouvoir mettre au monde un enfant supplémentaire.
Un des paradoxes, au moins apparent, auquel est confronté la communauté internationale est la reconnaissance – explicite dans le cadre des Nations Unies comme lors de la conférence du Caire de 1994 – de la liberté totale de procréation. Les couples doivent pouvoir décider librement du nombre de leurs enfants et de l’espacement entre les naissances. Mais dans le même temps la communauté internationale s’accorde sur la nécessité de stabiliser la population mondiale au plus vite. Comme concilier ces deux contraintes ?
C’est en améliorant le sort des plus pauvres que l’on peut espérer une baisse de la fécondité. Une progression de l’instruction, tout particulièrement des femmes, mais aussi l’accès aux services de santé sont des facteurs à favorables à la réduction de la taille des familles. Ceci nous conduit à nous interroger sur la question des choix reproductifs.
Lors du processus de transition démographique (première transition) qui a conduit dans les pays développés à passer d’une natalité et d’une mortalité élevées à une natalité et une mortalité basses, les couples ont en quelque sorte ajusté leurs comportements reproductifs à la baisse de la mortalité, due à la réduction spectaculaire de la mortalité infantile. Parallèlement, la population est devenue majoritairement urbaine et les niveaux d’instruction ont considérablement progressé. Puis une contraception efficace fut largement accessible. Avoir un enfant est alors devenu un choix.
Il s’avère qu’aujourd’hui dans les pays développés, face à « l’urgence climatique », certains couples refusent d’avoir des enfants (les ginks, pour « Green Inclinations, No Kids »). En Allemagne, ce mouvement de rejet par les femmes de la maternité au nom de ce qui n’allait pas à l’échelle mondiale est déjà ancien. Dans son roman Des enfants par la tête, paru en 1980, l’écrivain allemand Günther Grass met en scène un couple d’enseignants qui hésite à avoir un enfant. Parfois ils sont sensibles aux raisons d’en avoir un et parfois la misère du monde les dissuade de mettre au monde un nouvel être. Cette question lancinante – l’enfant-oui/l’enfant-non – parcourt ce roman. « Je veux faire un enfant consciemment », s’exclame le mari.
Dans le passé, la peur du nucléaire ou plus récemment celle du chômage pouvaient conduire à rester sans enfant. Aujourd’hui, ce choix est plutôt en lien avec la dégradation de l’environnement. Pour autant, la très basse fécondité européenne ne suffira pas à résoudre la crise environnementale mondiale compte tenu du poids démographique très limité de l’Europe. Mais on peut vouloir vivre d’une façon que l’on juge « civique » ou responsable. Dans ce cas, quels que puissent être les motifs, les couples effectuent un choix, expression de leur liberté.
L’accent doit avant tout être mis sur la santé et l’éducation
La situation est radicalement différente dans les pays moins développés.
En premier lieu, la baisse de la mortalité a été plus tardive mais plus rapide, résultant de campagnes de vaccinations. Les couples n’ont pas vraiment intégré cette baisse de la mortalité dans leurs comportements reproductifs et la fécondité n’a guère varié. Il s’en est suivi une augmentation rapide de la population, qui a freiné les progrès en matière d’instruction et de santé.
En second lieu, dans les pays les plus pauvres, tous les couples ne sont pas en mesure d’effectuer des choix. Une femme vivant en zone rurale dans les régions montagneuses du nord de l’Inde et qui sort peu de chez elle, ou qui vit dans un village très isolé n’a accès à aucune forme de contraception et elle est privée de tous liens avec d’autres femmes mieux informées qu’elle, qui pourraient l’informer ou la conseiller. Elle ne prend pas la décision d’avoir ou non un enfant, le couple non plus.
Dans ces cas la disponibilité de services de planification familiale ne suffit pas à faire naître une demande de contraception de la part des couples. L’histoire des politiques démographiques indiennes suffit à le prouver. Après avoir considéré que l’offre de contraception créerait nécessairement une demande, les autorités indiennes ont mis en place des campagnes de communication et « d’éducation » pour convaincre les couples des avantages des familles réduites sans pour autant obtenir le succès attendu.
S’il n’existe pas une motivation conduisant à vouloir limiter la taille de sa famille, ce n’est pas un large accès à la contraception, même si elle est gratuite, qui peut changer radicalement les choses. Par ailleurs il existe, en Asie du Sud ou en Afrique, des situations où sévit un cercle vicieux de la pauvreté. Lorsque le statut des femmes est très bas, les petites filles sont peu scolarisées voire ne le sont pas du tout ; elles ont alors tendance à entrer en union très jeunes et à avoir de très nombreux enfants. Là encore, aucun choix n’est effectué. Il faut que les conditions de vie des populations s’améliorent substantiellement pour qu’apparaissent des raisons de limiter la taille de sa famille.
L’accent doit, comme on l’a dit, avant tout être mis sur la santé et l’éducation. Une des raisons de limiter la taille des familles, en Europe dans le passé et en Asie de l’Est plus récemment, fut le désir de réussite scolaire des enfants (en matière d’enfants, les couples ont substitué de la « qualité » à de la « quantité », pour reprendre les mots de l’économiste Gary Becker).
Alors revenons à notre interrogation de départ. Y-a-t-il urgence à gérer la population mondiale ? Et si oui, comment le faire ? On peut certes être tenté de mettre en place des politiques de population ou de renforcer celles qui sont existantes dans les régions où la fécondité reste forte, en Afrique subsaharienne par exemple, dont le potentiel de croissance démographique est particulièrement élevé. Mais ce sera beaucoup moins efficace qu’améliorer les conditions de vie des populations.
Le développement dans sa dimension économique ne se commande pas ; par contre, améliorer la santé et l’instruction est plus à la portée des États. Dans tous les cas, la « solution démographique », c’est-à-dire la stabilisation de la population (a fortiori la décroissance), ne peut être entrevue qu’à long terme, en raison de l’inertie démographique dont il a été question précédemment. Un minimum de développement est une condition sine qua non d’une fécondité plus basse. Un développement qui ne se traduise pas par une dégradation de l’environnement.
La triade « population, développement et environnement » est à considérer dans toute la complexité des relations d’interdépendances existantes. Un développement dans les pays les moins favorisés est indispensable pour réduire la contrainte démographique. Mais celui-ci ne doit pas accroître la pression environnementale. Promouvoir une articulation vertueuse entre population, développement et environnement est un défi à la fois scientifique et politique.
NDLR : Jacques Véron a récement publié Faut-il avoir peur de la population mondiale ?, aux éditions Points Seuil.