Politique

État d’urgence, moment démocratique

Philosophe

Avec la décision de reconfinement prise la semaine dernière, se pose aussi la question du prolongement de l’état d’urgence sanitaire qui doit prendre fin début juin. Pour comprendre la teneur politique de cet état d’urgence, il faut se demander en quoi la diffusion actuelle du nouveau coronavirus nous impose effectivement une telle obligation, et en quoi ce « nous » en question peut encore être appelé une communauté politique libre de ses choix.

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L’état d’urgence, parce qu’il pose crûment la question des exceptions aux règles publiques ordinaires, est notoirement difficile à appréhender. À l’heure de la défiance et de l’exaspération générales, l’effort n’en est pourtant que plus nécessaire. Il pourrait répondre, en outre, au sentiment confus que nous sommes peut-être à un instant décisif, qu’il nous appartient de saisir, et dont nous nous demandons (ce qui est sans doute, précisément, le propre de l’urgence) s’il n’est pas déjà trop tard pour l’avoir saisi.

Mais pour ce faire il faut se garder de deux confusions symétriques, l’une qui rabat l’urgence sur le tempo économique de l’accélération, l’autre qui l’absolutise en la renvoyant à des autorités transcendantes. Cependant, appréhender la portée démocratique de l’urgence doit plutôt conduire à redéfinir les contours de la communauté politique.

Urgence versus accélération

Il y a bien sûr un paradoxe un peu provocateur à émettre l’idée que l’état d’urgence sanitaire, qu’on sait si défavorable aux libertés publiques, puisse constituer un moment démocratique. Or de fait, la formule « état d’urgence sanitaire » a de quoi désorienter, ne serait-ce que parce que le confinement qu’il a servi à déclencher a d’abord constitué un gigantesque ralentissement de nos activités. En outre, loin d’avoir été vécu comme une grande pause, ce confinement a suscité une fébrilité inouïe, à tous les niveaux de la société, comme de la part des responsables politiques et administratifs. Et enfin, si la confusion mentale n’était pas déjà à son comble, elle a encore été aggravée par le déni, toujours persistant, de la gravité de la situation.

S’il est difficile de définir l’urgence en général, c’est aussi que celle-ci n’est pas dans les choses, mais dans le regard que nous posons sur elles. Dire que des mesures d’urgence doivent être prises pour limiter le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité, ce n’est pas dire que ce sont le Tétras lyre ou l’atmosphère qu


[1] Hartmut Rosa, Accélération. Pour une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 ; Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2014. Voir aussi Marie Gausseron, « Hartmut Rosa à la neige », article publié le 18 mars 2021, sur AOC.

[2] Je renvoie entre autres aux tribunes de deux spécialistes de l’administration publique dans Le Monde : Luc Rouban, « On assiste à une nouvelle étape dans la privatisation de l’action publique », le 7 janvier 2021 et Antoine Vauchez, « La stratégie du court-curcuit a un coût, des biais et des effets pervers », le 29 janvier 2021.

[3] Le débat récent sur l’opportunité de l’annulation de la dette contractée pour surmonter la crise sanitaire a eu, entre autres mérite, celui d’élever le débat et de sortir de ces lieux communs indéfiniment ressassés (même si l’on peut douter de l’ampleur de cet effet pédagogique sur le grand public).

[4] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960.

[5] Voir encore récemment Emmanuel de Waresquiel, Sept jours. 17-23 juin 1789, La France entre en révolution, Taillandier, 2020.

[6] Frédéric Brahami a ainsi souligné à quel point la Révolution, comme évènement se donnant lui-même pour être sans précédent historique, a pu, aux yeux des contemporains, avoir valeur de traumatisme, précisément en ce qu’il était une « offense faite au temps » dans sa dimension de transmission et de continuité (voir La raison du peuple, Les Belles Lettres, 2016).

[7] Voir par exemple Chantal Delsol, « Covid-19 : on abolit l’existence à force de protéger la vie nue », Le Figaro, 23 octobre 2020. À noter que cette défense de la « vie nue » n’est pas sans prendre des teintes eugénistes lorsqu’elle conduit à déplorer que les jeunes et les valides soient « sacrifiés » pour les plus âgés et les plus fragiles (argument qui est au moins aussi fragile sur le plan de la santé publique qu’il ne l’est sur celui de la morale).

[8] Voir en ce sens Éloi La

Thomas Boccon-Gibod

Philosophe, Maître de conférences en philosophie du droit à l'Université Grenoble Alpes

Notes

[1] Hartmut Rosa, Accélération. Pour une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 ; Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2014. Voir aussi Marie Gausseron, « Hartmut Rosa à la neige », article publié le 18 mars 2021, sur AOC.

[2] Je renvoie entre autres aux tribunes de deux spécialistes de l’administration publique dans Le Monde : Luc Rouban, « On assiste à une nouvelle étape dans la privatisation de l’action publique », le 7 janvier 2021 et Antoine Vauchez, « La stratégie du court-curcuit a un coût, des biais et des effets pervers », le 29 janvier 2021.

[3] Le débat récent sur l’opportunité de l’annulation de la dette contractée pour surmonter la crise sanitaire a eu, entre autres mérite, celui d’élever le débat et de sortir de ces lieux communs indéfiniment ressassés (même si l’on peut douter de l’ampleur de cet effet pédagogique sur le grand public).

[4] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960.

[5] Voir encore récemment Emmanuel de Waresquiel, Sept jours. 17-23 juin 1789, La France entre en révolution, Taillandier, 2020.

[6] Frédéric Brahami a ainsi souligné à quel point la Révolution, comme évènement se donnant lui-même pour être sans précédent historique, a pu, aux yeux des contemporains, avoir valeur de traumatisme, précisément en ce qu’il était une « offense faite au temps » dans sa dimension de transmission et de continuité (voir La raison du peuple, Les Belles Lettres, 2016).

[7] Voir par exemple Chantal Delsol, « Covid-19 : on abolit l’existence à force de protéger la vie nue », Le Figaro, 23 octobre 2020. À noter que cette défense de la « vie nue » n’est pas sans prendre des teintes eugénistes lorsqu’elle conduit à déplorer que les jeunes et les valides soient « sacrifiés » pour les plus âgés et les plus fragiles (argument qui est au moins aussi fragile sur le plan de la santé publique qu’il ne l’est sur celui de la morale).

[8] Voir en ce sens Éloi La