Les semblants de la cancel culture
Par le plus grand des hasards, alors que je relis le livre d’Eduardo Viveiros de Castro, L’inconstance de l’âme sauvage [1], découvert en 2005 à Belo Horizonte sur les conseils de mes amis Ruben Queiroz et César Guimaraes, je vois débarquer chez nous ce qui se présente comme « cancel culture ».
Quel rapport entre les deux ?
Aucun. Pure coïncidence. Les Tupinamba (l’un des peuples amérindiens étudiés par Viveiros de Castro), disséminés tout au long de la côte du Brésil, ont pour habitude et d’une certaine façon pour règle de dévorer leurs ennemis capturés à la guerre, ce qu’ils font collectivement, hommes, femmes et enfants. Les honorables pères jésuites arrivés devant ces « Indiens », horrifiés, entreprennent immédiatement de les convertir. À leur grand étonnement, les Amérindiens s’empressent de croire au Père, au Fils, au Saint-Esprit, à la Vierge, aux sacrements, aux miracles et aux Saints.
Mais la joie des jésuites ne dure pas : alors même que les Amérindiens se rendent à la messe, qu’ils prient, qu’ils donnent tous les signes de la foi, il y a un point sur lequel ils ne cèdent rien : faire la guerre à l’ennemi (d’autres Amérindiens Tupi) et manger les captifs.
Les jésuites osent une image, comparant une statue de myrte, facile à tailler, à modeler, mais qui persiste à pousser, et une statue de marbre, plus difficile à travailler mais dont la mise en forme ne bouge plus. L’inconstance de l’âme sauvage est là : croire sans croire, adopter les nouveaux rites (d’autant plus facilement qu’il n’y avait pas chez eux d’Olympe païen ou de Trinité chrétienne), mais ne renoncer ni à la guerre entre tribus ni au cannibalisme. Grande est la confusion des jésuites. Qui prennent – tardivement – conscience de ce qu’une conversion peut ne pas être définitive. Ils la croyaient de marbre, elle est de myrte. Croire est une chose, renoncer à ce qui – de fait – n’est pas une « croyance », mais la raison même de vivre ensemble, en est une autre.
Il y a chez Eric Zemmour une forme active et sournoise de cancel culture.
Il s’agit bien entendu de tout autre chose dans ce qui nous vient comme cancel culture : par exemple démolir les statues (tiens !) de tels grands hommes indignes, colonialistes, colons, racistes, bourreaux. L’un des nombreux cas donnés en exemple est celui de la statue du général Bugeaud. À démolir, comme fut la colonne de Napoléon, place Vendôme, au début de la Commune, sur la suggestion de Gustave Courbet. Mais pourquoi Bugeaud ?
Un certain Zemmour, homme-paroles d’un gros propriétaire de médias, nous donne la réponse : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. C’est ça être Français ! [2] ».
Bien. Pour parfaire la conviction du Français en question, il ne faut tout de même pas oublier que Bugeaud est devenu célèbre auprès des troupiers et tout premiers colons en ordonnant à ses officiers d’enfermer les populations arabes qui résistaient à l’occupant dans des grottes envahies de fumées de broussailles et ensuite hermétiquement cimentées. Quand les murs tombaient, des centaines de cadavres, hommes, femmes, enfants, apparaissaient, entassés les uns sur les autres, comprimés les uns dans les autres pour avoir tenté de trouver un peu d’air à quelques pas de l’entrée condamnée de la grotte.
À Zemmour, cela ne rappelle rien. C’est donc qu’il y a là une forme active et sournoise de cancel culture. Par exemple, ici, en France, qu’un homme de télévision oublie de dire qu’en clamant haut et fort son admiration pour Bugeaud, c’est qu’il reconnaît en lui un précurseur des gazages opérés un siècle plus tard par les tristement célèbres soldats à tête de mort au col de leurs uniformes noirs, les SS !
Comme au cinéma, il y a dans l’histoire des raccords invisibles, ou plutôt insensibles, qui font se rejoindre et correspondre des bouts épars sans l’espace et le temps que rien ne semblait pouvoir apparier. Henri Bergson soulignait une proximité entre les mécanismes de l’association mentale et la mécanique même du cinéma. Et par exemple la question de l’effacement des traces (chaque ensemble de signes envoyé sur l’écran par la projection est effacé sans reste par l’ensemble suivant, 1/24e de seconde après) n’est pas sans relation avec le motif de l’oubli et donc celui de la cancel culture. C’est seulement à partir de la numérisation des images qu’au cinéma la réversibilité instantanée est apparue [3]. Ce qui a été effacé peut revenir tel quel par l’action d’une simple touche (sur les Mac, pomme+Z).
Dans la mémoire, dans le non-conscient, rien, en revanche, ne s’efface totalement. Cela peut être refoulé, ce n’est pas forclos ; le retour est possible, même tardif.
De la même façon – et malgré son nom, de ce fait plutôt malheureux –, la cancel culture n’est en mesure ni d’effacer ni d’annuler : l’accent rouge ou noir qu’elle place sur le nom de tel criminel de masse a pour effet de le faire revenir à la mémoire, comme un épouvantail, certes, et non plus en héros, mais en le sauvant tout de même de l’oubli. La statue de marbre peut être renversée ou brisée, le nom, lui, est fait du tissu même de l’histoire. Il est ineffaçable, quelque regret que nous puissions en avoir.
Mais Bugeaud n’était pas seul à s’illustrer en Algérie. Vaste est le passé, et mal entretenu. Comme le myrte, ça pousse dans tous les sens quand même c’est déjà taillé. La cancel culture oublie que Bugeaud, promu Gouverneur général de l’Algérie (de 1841 à 1847) après avoir enfumé et exterminé nombre d’Arabes, armés ou non, eut quelques années plus tard pour successeur au même Gouvernement général de l’Algérie (1864-1870) un autre fameux sabreur, Mac Mahon, qui, voyez la coïncidence toute zemmourienne, après avoir commandé l’armée coloniale dans la conquête de l’Algérie, commanda en 1871 l’armée versaillaise rassemblée par Thiers et présida, avec Galliffet, dit « l’Assassin », au massacre des Communards pendant la Semaine Sanglante.
Je crains que la cancel culture ne préfère au travail politique le bruit médiatique que font ses appels à condamner.
On voudra bien voir dans ces exemples tirés de notre histoire une certaine fragilité des choix faits au nom de la cancel culture. Il y aurait beaucoup de noms du passé récent à citer en comparution, beaucoup d’ex-colonies, il y aurait l’Algérie, Madagascar, l’Indochine, l’Afrique occidentale (ex-A.-O.F.) et j’en oublie. Bugeaud n’aura été ni le premier, ni le seul, ni peut-être même le pire. Remuer le passé pour en faire remonter les abominations, oui, j’y vois une nécessité, et même une urgence, puisque de ce passé nous sommes faits tels que nous sommes, puisque notre histoire s’y est nouée.
C’est un long et minutieux travail. Des dizaines, des centaines d’historiens s’en sont préoccupés. Il y aurait plus de quatre ou cinq cents ouvrages à rassembler pour la seule conquête de l’Algérie et la guerre d’indépendance qui en est issue. Cela me troublerait que la cancel culture, croyant bien faire, n’aille un peu trop vite en condensant tout un passé d’horreurs sur un ou deux « grands noms », symboliques, certes, mais risquant d’éclipser beaucoup d’autres.
Il y a toute une histoire des « petits » noms qui ont trempé dans les grands crimes. Il y a surtout à comprendre comment tels préjugés effrayants, telles croyances horrifiques ont pu convaincre si longtemps tant de mes compatriotes. Jusqu’à mon enfance, on chantonnait ici et là, à Oran, à Philippeville (Skikda), à Bougie (Bedjaïa) :
As-tu vu la casquette au père Bugeaud?
Elle est faite la casquette, la casquette,
Elle est faite avec du poil de chameau.
As-tu vu la casquette, la casquette,
As-tu vu la casquett’ au père Bugeaud?
Elle est faite la casquette, la casquette,
Elle est faite avec du poil de chameau.
Etc. Ad nauseam.
Passons sur les paroles, passons sur la musique, témoignant l’une et les autres du degré de civilisation des troupes coloniales et des colons qui les escortent. Mais demandons-nous pourquoi, pour quelles bonnes ou mauvaises raisons, « le père Bugeaud » a joui d’une si formidable réputation qu’elle a donné naissance à cette chansonnette ? Car ce qui me semble oublié dans les justes réclamations de la cancel culture, c’est précisément d’interroger ce pourquoi la gloire allait aux tortionnaires.
Ah ! ça ne va pas de soi ! N’ont droit au statut de héros que très rarement les tortionnaires. Même Bigeard-la-gégène en a été privé. Comment comprendre que Bugeaud ait pu devenir une icône chez les Pieds noirs ? Est-ce à dire que ses méthodes, ses façons de faire disparaître l’ennemi étaient approuvées de bon cœur par des dizaines de milliers de colons petits et gros, et par mes voisins, mes commensaux ?
Car le combat n’est pas de convaincre les convaincus, mais les autres. C’est cela que l’on nomme encore « politique ». Dépasser la force brute. Je doute que la cancel culture soit dans ce souci de transformation politique et si c’est le cas, tant mieux ; je crains néanmoins qu’elle ne préfère au travail politique le bruit médiatique que font ses appels à condamner. Ceci nous confirmerait la mutation, déjà avérée, qui nous aura conduit d’un temps de la démonstration ou de la discussion – le combat comme débat – au temps de l’affrontement se suffisant à lui-même – tel que l’autre, l’adversaire, l’ennemi, sont niés.
Le recours à toutes les cancel cultures que l’on voudra me paraît de l’ordre du semblant.
C’est pour cela qu’il convient de lire aussi bien Élisabeth Roudinesco qu’Achille Mbembe qui, s’ils ne développent pas les mêmes arguments, se donnent la peine d’argumenter, à la suite de quoi il apparaîtra à celles et ceux qui veulent bien les lire que leurs positions ne sont pas si éloignées que cela.
Quant aux « Indiens » des jésuites portugais, s’ils tenaient à croquer leurs ennemis prisonniers dans les combats, et au-delà du motif de vengeance qui justifiait à leurs yeux toutes ces guerres tribales, c’était pour, à la fin, l’ennemi mangé, qu’ils puissent ajouter son nom au leur, et qu’au bout de tout cela la série des noms qui identifiait tel valeureux guerrier était faite de la succession des noms de ses victimes incorporées. On regrettera que nous, Occidentaux, qui nous disons si éloignés de ces sauvageries-là, n’ayons pas la pratique d’ajouter au nom de tel vainqueur celui de ses victimes massacrées plus sauvagement, donc, que ne faisaient les « cannibales ». C’est que souligne Montaigne.
Contre le fatal héritage des œuvres de mort, de désolation, d’extermination, toujours empreintes de mépris, de haines, de vaines glorioles, que faire ?
Le recours à toutes les cancel cultures que l’on voudra me paraît de l’ordre du semblant. Je dirais modestement qu’il nous revient, chacune et chacun, là où nous sommes, avec nos moyens, si faibles soient-ils, de faire tout le contraire de l’héritage en question : œuvre de vie, de dignité, de nouages heureux avec les autres. Créer du commun possible, oui. Ce n’est pas chimère. C’est là, tout autour de nous. On ne sait pas le voir, on ne veut pas le voir, et pourtant le fantôme de la liberté est au travail sur le même chantier que nous, à nos côtés, il est des nôtres. Cela s’accomplit chaque jour, chaque nuit. Chacune, chacun y est pour quelque chose.
Au cœur du désespoir, lutter pour une vie meilleure, pour des conditions décentes, des relations aimables et dignes, voilà qui suffit à renvoyer aux Enfers les maîtres, seigneurs, puissants, abuseurs, croque-morts – aux Enfers les Vampires !