Littérature

Cherchez Nabokov  – sur le troisième tome des Œuvres romanesques complètes

Écrivain

Rien ne rapproche en apparence Vladimir Nabokov et Jean-Pierre Bacri… Et pourtant ! La publication en Pléiade du formidable volume final des Œuvres romanesques complètes de l’auteur de Lolita permet de mettre en avant une espèce de tension (d’où naissent d’infinis plaisirs de lecture) entre une extrême virtuosité formelle et une capacité spéciale d’émotion, dont l’acteur – sorte de nouveau Pnine allusif – a pu être la parfaite incarnation. Tout cela invite en tout cas, encore une fois, à jouer avec un écrivain de génie.

Quel rapport y a-t-il entre Vladimir Nabokov et Jean-Pierre Bacri ? La question peut sembler saugrenue, mais sa réponse se révèle presque évidente à la vision de Cherchez Hortense, le film de Pascal Bonitzer réalisé en 2012, dont l’acteur récemment disparu incarne magnifiquement le héros fatigué, un professeur de civilisation chinoise aux prises avec sa femme qui le quitte, son jeune fils qui le juge, son père qui le méprise…

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Dans un contexte tout différent, l’intrigue n’est pas sans lien avec Pnine, le roman de Nabokov publié en 1957, qui raconte les déboires d’un professeur russe ayant bien du mal à s’adapter aux us et campus américains. Une allusion explicite y est d’ailleurs faite dans le film, quand Lobatch, un ami du héros (interprété par l’immense Jackie Berroyer), dont le nom laisse supposer qu’il est d’origine russe, projette de se suicider par amour et donne à lire une lettre pour une certaine Lise, dont il précise qu’elle n’existe pas, qu’il n’a fait que l’emprunter à la littérature…

La référence est claire, chez un cinéaste qui aime les jeux érudits, au point de détourner dans son titre une citation de Rimbaud, « cherchez Hortense », comme une injonction à relire le fameux poème « H » des Illuminations (lequel s’achève, on s’en souvient, par cet étrange message : « trouvez Hortense »), ou de baptiser l’un des personnages – masculins – de son film, sorte de deus ex machina de mauvaise volonté, du nom de Henri Hortense, dont le monogramme apparaît brodé sur sa chemise le temps bref d’un gros plan  : « H. H. », évident clin d’œil au Humbert Humbert de Lolita.

Quant à Jean-Pierre Bacri… ce n’est pas un hasard si son personnage (comme l’auteur de La Défense Loujine) se révèle, en passant, un excellent joueur d’échecs : celui dont l’échec apparent peut, précisément, se retourner en mat.

Mais où donc veut-on en venir ? À Nabokov, justement, et à la trace de ses trappes et tiroirs, narratifs et ludiques, dans un imaginaire plus partagé qu’il n’y paraît… Si Pnine, qui fut d’abord publié en feuilleton dans le New Yorker, n’est pas le plus connu de ses romans en France, il connut un très grand succès aux États-Unis, avant même qu’y soit publié Lolita (d’abord édité en 1955 en France, chez Olympia Press, par les soins de Maurice Girodias).

Surtout, on veut ici en retenir son évocation d’un personnage mélancolique, extraordinairement vivant, qui est tout sauf un simple pantin pour lecteurs-décrypteurs un peu cuistres, férus de seule littérature postmoderne : en somme, c’est un Bacri potentiel que ce Pnine, à la fois père qui nous émeut et fils qui nous fait flancher avec lui. Sous l’échafaudage savant demeure ainsi chez Nabokov le mystère essentiel d’un monde très humain, dont l’ironie n’épuise pas les mystères.

Et c’est ce Nabokov-là, aussi paradoxal que cela puisse peut-être paraître, que l’on retrouve tout particulièrement dans le formidable dernier tome des Œuvres romanesques complètes publié dans la Pléiade par Maurice Couturier.

Le volume s’ouvre justement sur Pnine, retraduit pour l’occasion et dont est rappelé qu’il fait la transition entre la fin de la période américaine, avec le triomphe international de Lolita, et les années soixante et soixante-dix, quand Nabokov – qui mourra en 1977, à 78 ans – s’installe en Suisse au Montreux Palace Hôtel (que lui a recommandé Peter Ustinov), sur les bords du lac Léman. Cette dernière partie de l’œuvre voit donc se succéder Pnine (1957), Feu Pâle (1962), Ada (1969), La Transparence des choses (1972), Regarde, regarde les arlequins ! (1974), auxquels s’ajoute L’Original de Laura, publication posthume des fiches d’un projet que le fils de Nabokov, Dimitri, fit paraître seulement en 2009 et dont il est tout de même bien difficile de dire ce qu’il aurait donné s’il eût été achevé.

C’est en tout cas redécouvrir un monde, ou plutôt des mondes pluriels, que de relire encore une fois ces textes, dans leur profusion presque délirante de couches sémantiques, où nous sommes invités à jouer – et à nous perdre – dans le vertige de narrations en abîme ; où l’autorité de l’auteur lui-même se trouve comme floutée à force de dédoublements, si bien que l’identité de Nabokov, dont on pourrait dire qu’elle constitue le vrai sujet de son œuvre, se réinvente au fil des filtres dont il s’amuse à recouvrir ses textes.

Il n’est pas vain en ce sens de parler d’une espèce de multi-genèse, dont Ada marquerait le point ultime et fascinant : un énorme roman qui recrée sous les apparences ironiques d’une « chronique familiale » une géographie sentimentale et littéraire à l’échelle de l’univers. Cette œuvre est une sorte d’envers lumineux de L’Homme sans qualités, ou de développement un peu fou du Temps retrouvé, dont les arborescences linguistiques et sensorielles déploieraient les possibles sans limites d’une histoire d’amour exceptionnelle.

Anglais conjugué, innervé de russe, ouvert au français. C’est une drôle de langue, le Nabokov.

Du coup, c’est aussi parce qu’il défie le commentaire qu’un tel roman – comme tous ceux de la période tardive de Nabokov – excite la (re)lecture, suscite l’annotation, rend particulièrement curieux d’une édition critique… L’équipe de spécialistes à l’œuvre pour le présent volume de la Pléiade a bien conscience de cette ouverture du texte à une forme de jeu sans cesse perpétué, qui ne fait au fond que prolonger celui de l’auteur lui-même. On lit ainsi dans la notice de présentation d’Ada l’avertissement suivant, qui est aussi une invitation :
« Annoter un chef-d’œuvre de la littérature est une tâche passionnante à laquelle Nabokov s’est longuement adonné, puisqu’il consacra près de dix ans [à partir de 1952] à l’annotation du grand roman en vers de Pouchkine, Eugène Onéguine, qu’il traduisait. Il parodia cette tâche dans Feu pâle (1962), et il y invita les lecteurs d’Ada en produisant, pour l’édition anglaise du roman chez Penguin en 1970, des notes établies par un certain Vivian Darkbloom (anagramme de Vladimir Nabokov), qui furent ajoutées à la suite du texte dans toutes les éditions postérieures du roman. Ces notes, qui servent en partie à éclaircir les très nombreux segments en russe et en français du texte original, sont conçues comme un jeu de piste à travers les jeux de mots et les références du texte – elles n’ont pas fait à leur tour l’objet d’annotations [dans l’édition de la Pléiade], afin que le lecteur puisse se lancer dans ce jeu de piste proposé par Nabokov. »

L’un des charmes de cette édition des Œuvres romanesques tient donc aussi au fait qu’elle ressemble, d’une certaine façon, dans son abondant et précieux dispositif critique, à une fantaisie nabokovienne. Il semble en particulier que son maître d’œuvre, Maurice Couturier, traducteur historique et spécialiste émérite de l’auteur d’Ada, se soit amusé, dans sa préface comme parfois dans les notes de fin de volume, à raconter un peu de sa vie, à la manière de Charles Kinbote, prétendu roi déchu de l’imaginaire « Zembla » commentant pour le détourner le poème du tout aussi fictif John Shade, dans Feu pâle.

Certes, on exagère légèrement, mais il est tout de même amusant de retrouver ici Roland Barthes, qui participait en 1976 au jury de thèse de Couturier (la première en France sur le sujet)… sans avoir jamais lu Nabokov, semble-t-il ! Et il est plaisant de constater que les jeux « auctoriaux » parfois labyrinthiques, qui font le sel spécial des romans tardifs ici réunis, ont d’une certaine façon contaminé leurs commentateurs présents, comme si l’œuvre elle-même s’amusait de continuer à vivre dans la prolifération de ses marges, de ses gloses, offrant au lecteur la possibilité sans terme de continuer à jouer.

Il se trouve que les questions d’interprétation, d’édition et de traduction constituent chez Nabokov une sorte de possible roman en soi : l’espèce de tremblement du (ou des) sens ouvre la voie à des voix qui ne s’accordent pas forcément, si bien que l’auteur et le lecteur paraissent se retrouver dans une manière de piège commun, où le plaisir est aussi de se perdre, quelle que soit par ailleurs la folie de maîtrise qu’ait pu manifester Nabokov – par exemple dans le long et très maniaque travail de révision de la traduction française d’Ada en 1975.

L’extrême raffinement des dispositifs et jeux de mots entre les langues, parfois presque assommants à force de virtuosité, avouons-le, n’empêche pas cette espèce d’évidence qui court dans toute l’œuvre, et peut-être plus particulièrement encore dans les derniers romans : la quête éperdue d’un monde évanoui, reconstitué différent, à la fois fragile et présent, mirage musical du temps retrouvé dans le mouvement des langues, justement, quand aucune d’elles ne peut plus être dite première ou natale, mais qu’elles se conjuguent, si on veut, dans l’anglais utilisé, innervé de russe, ouvert au français.

C’est une drôle de langue, le Nabokov. Et c’est à se demander si chaque traduction n’est pas en définitive une manière de rejouer cette langue originale, dans ses possibilités de métamorphose infinies.

Inventer une langue, c’est réinventer avec elle sa propre mythologie, et tous les défis si savants que se donne pour cela Nabokov, ses subtilités du style, coquetteries référentielles ou prouesses de composition, ne sont là au fond que pour parer à une absence, en faisant mine de reconstruire le bien – le lien – perdu…

Travail du temps, cœur du roman : l’écriture n’est que cela, une danse merveilleuse autour du vide, une présence qui vibre encore dans l’air où rien ne se voit, sinon la possibilité du souvenir. Un monde alors surgit, dont rien ne dément l’arbitraire, dont la fiction entière est assumée, l’artifice visible : c’est la vérité, ce brin d’air à travers les bouleaux, la saveur de ce baiser enfant.

Et ce ne sont que des mots, mais c’est précisément ce qui en fait le prix : les frissons visibles d’un vol de papillon, enfui et bien là, comme le bruissement sensible de la vie, dans le ciel en toc, enchanté, de la littérature.

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, t. 3, édition de Maurice Couturier, traduit de l’anglais et du russe, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2021.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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