Entremetteur, révélateur, émancipateur : le roman d’écologie
Il y a eu une accélération. L’écologie est devenue un passage obligé des discours. De la politique au marketing en passant par l’univers des techniques où les normes de décarbonation et l’économie circulaire côtoient la chimie verte, l’écologie s’est glissée dans les mots. Ce bric-à-brac de mots verts est là, partout. Il peut mettre mal à l’aise – il y en a trop –, faire rire ou réfléchir. Mais c’est un signe. La quête du récit écologique, des récits écologiques est engagée. Et elle irrigue avec une force insoupçonnée la création littéraire.
En 2017, nous avons voulu rendre compte de ce mouvement, et, comme une exploration, partager nos découvertes. Entourés de libraires, d’écrivains, de grands lecteurs et d’étudiants, en un mot d’attentifs au monde, nous avions décidé de créer un prix du roman d’écologie francophone, le PRÉ.
Nous partagions l’intuition formulée, par Jacques Tassin [1] et d’autres, que l’écologie sensible représente un accès nécessaire aux défis de l’époque. Déjà le prix COAL créé dès 2010 avait révélé la force de cette inspiration pour les arts plastiques, et l’importance d’une nouvelle culture de la nature. Le prix de la fondation Sommer pour la chasse et la nature récompensait chaque année de longue date un roman ou un essai écologique.
Nous souhaitions, quant à nous, mettre l’accent sur la littérature francophone. Suivre la piste de la langue française pour comprendre comment les enjeux écologiques s’immisçaient dans les imaginaires du pays de Descartes et de Rousseau, mais aussi au Québec, en Afrique, ailleurs, dans toute oeuvre d’aujourd’hui écrite en français. Nous voulions aussi voir large, ne pas limiter la quête à la nature au sens de la wilderness américaine. Saisir ce que la transformation écologique bouleverse en nous et hors de nous dans l’ensemble de ses manifestations, événements, catastrophes naturelles ou non naturelles, conséquences. Des enjeux éthiques à l’aménagement du territoire, des histoires de l’eau à celles de la ville, du chat qui se pelotonne au coin du feu et nous rassérène au tigre traqué par le chasseur, du chatoiement des rêves à l’angoisse de notre disparition, le roman d’écologie était pour nous l’éclairage nécessaire sur les errements, les beautés et les contradictions du moment si particulier que nous vivons. Deviendrons-nous vraiment écologistes ? Par quelles traverses ? Quels renoncements et quels choix ? Aux côtés de qui ? Y aura-il encore des baleines au tournant de ce siècle ?
La quatrième édition du PRÉ aura lieu à la mi-avril. Alors que la pandémie a accentué l’emprise de l’écologie et dévoilé les risques d’impuissance, que l’urgence pourrait conduire à privilégier exclusivement l’impératif technique au détriment des imaginaires, nous voulions partager certains des enseignements de cette quête, sous un angle résolument politique. Car pour nous le roman d’écologie est tout à la fois entremetteur, révélateur et émancipateur.
Entremetteur. Le roman d’écologie est un lien. Comme tout roman d’abord. Il est une transmission. Car la lecture romanesque est en soi un accès au monde. Édouard Glissant aime appeler la « relation » ce lien entre le « je » et le « nous », porté par la puissance évocatrice de la littérature. C’est par l’expérience littéraire produite par l’écriture et ensuite la lecture, qu’un accès à « la somme finie de toutes les différences du monde [2] » est rendue possible. Mais encore davantage peut-être que pour tout roman, dans une approche qui lie écologie et romanesque. Comment ménager à la fois « l’écologie » et le « roman », ces deux notions qui concentrent en elles-mêmes nombre de controverses et de débats ? Comment les faire répondre l’une à l’autre ? Par le présupposé que le sensible vient appuyer ce que l’on nomme trop souvent le rationnel, et exposer que ces deux espaces souvent opposés à tort se rencontrent par la mise en récit.
Dans le manifeste du PRÉ, nous observions que les « question écologiques traversent de plus en plus la société », et c’est de cette traversée dont nous voulions rendre compte dans ses complexités et ses tâtonnements. Loin d’être une simple toile de fond, le roman rend compte des instants de saisissement, des tourments, et autres tourbillons intérieurs et sociaux que suscite cette traversée. Le romanesque se prête à ce rôle de passeur d’idées, de sentiments et de ressentiments. Et d’autant plus que, s’il y a un enseignement à tirer, il ne viendra qu’après coup. Il ne s’agit pas de répondre aux questions posées ou entraperçues, de dire quoi faire, mais de se laisser saisir par une autre forme de mouvement qui favorise le lien entre l’intime – ce que je suis –, et l’ordinaire, – ce monde dans lequel nous évoluons.
Le roman d’écologie est un lien. Comme tout roman d’abord. Il est une transmission.
Considérer le roman d’écologie comme une forme d’entremise revient à se rappeler qu’une expérience de lecture, aussi subjective soit-elle, permet de réveiller en chacun des sentiments enfouis ou inconnus, et de se rendre compte des choses, de s’y réveiller. Ce n’est pas un hasard si l’inscription historique de l’écologie, les relations intergénérationnelles, la question des occasions manquées, la recherche du temps perdu ont représenté une part essentielle des histoires que racontaient les romans choisis. Ce sont aussi bien sûr les éléments naturels qui habitent cet espace littéraire, la forêt souvent puissante, habitée, bruissante des vies animales et végétales, l’eau, des rives à l’océan, métaphore de nos oublis et de nos dénis, mais aussi de nos ressourcements, et bien sûr la terre elle-même. Terre-planète que l’on parcourt, menace des catastrophes que décrivent de nombreuses dystopies, terres nourricières, terres désertées et stérilisées par la main de l’homme. Dans l’interaction entre les héros humains et ces éléments nous découvrons toute la palette des émotions et des volontés : la relation à l’animal, la quête de soi, le jeu de la vie et de la mort, la contemplation ou les luttes politiques.
Le roman d’écologie ne promeut aucun héros idéal, oublie les stéréotypes verts et fait exister des vies où s’entrelacent le vertige de tout perdre – la nature et soi – et la vie ordinaire. Grâce à l’entreprise romanesque, une forme de réconciliation s’effectue entre ce qui trop souvent a été mis en contradiction, comme le corps et l’esprit, ou la nature et la culture. Il n’y a pas une réponse unique, il n’y a pas un seul récit mais une suite de possibles, comme autant d’histoires que l’on aime à raconter, comme autant de souvenirs qui nous situent dans le temps et l’espace, comme autant de sensations qui nous habitent. En pensant à la formule de Jean-Pierre Dupuy, « nous ne croyons pas ce que nous savons », alors peut-être pourrons nous à l’inverse croire ce que nous vivons, ou ce que nous rêvons, ou ce que nous lisons.
Cette part de l’expérience, parfois oubliée ou involontairement niée mérite quelques rappels. Au-delà de cette idée que chacun d’entre nous détient en lui une part du monde, il en est d’autres dont nous n’avons pas encore eu l’expérience. Et c’est à cet endroit que le roman d’écologie permet l’ouverture. Ces derniers temps, il a souvent été rappelé à quel point le livre est refuge. Une cabane dans laquelle, paradoxalement, on se coupe de tout, pour entretenir par la suite une relation privilégiée à un dehors, un dehors sans limite. S’attacher au romanesque écologique n’est ni une nième tentative ni un dernier espoir, mais une autre manière de faire. Nous assumons notre confiance, autre, en l’idée même que le récit a prise sur le social et le politique. Car comme l’écrit Paul Ricoeur, ce récit cherche à « reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir [3]. » Voici pourquoi l’entremise romanesque peut déclencher l’action.
Révélateur. Le roman d’écologie fonctionne comme le révélateur en photographie. Il transforme l’image latente en image visible. Il prend tout ce qui est là, ce qui a été, et parfois ce qui sera. Pendant que les études universitaires ont pu produire un champ d’étude appelé « écopoétique [4] », courant de critique littéraire dédié à l’étude des représentations de la nature, de l’environnement et du cosmos dans les textes littéraires pourquoi ne pas convoquer le poète Paul Éluard lorsqu’il défend l’idée de « donner à voir » ? Lorsqu’il exprime que « le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré [5] », pourquoi ne pas étendre cette fonction au romancier ?
Au fil des éditions du PRÉ, la sélection de six romans par an, portée par un comité de lecture rigoureux, a fait émerger un corpus en train de se faire, et permis l’accélération de l’idée que roman et écologie font bon ménage. Il reste difficile de remonter à son origine : Romain Gary ou Nabokov ne portaient-ils pas déjà une préoccupation écologiste ? Jean Giono n’était-il pas déjà romancier du paysage ? Notre lecture se fait ici et maintenant, aux prises avec le temps et les publications. Nous constatons que le roman d’écologie ne s’enferme pas dans un genre. Il touche même à la limite du roman, ce qui entraîne des débats passionnés, puisque l’inspiration écologique irrigue l’ensemble des formes d’écriture et une grande diversité d’histoires. Elle se situe souvent aux confins du romanesque, de l’autofiction, de l’enquête ou de la dystopie. Avancer en lisant est devenu une règle sans pour autant se lasser de discuter sur les catégories, et sans jamais rigidifier cette catégorisation.
Le roman d’écologie est révélateur puisqu’il implique un lien entre la création et la réception.
Les motifs habituels du roman sont là : des histoires de gens, souvent, mais aussi les contradictions de chacun et les malaises face à la transformation et à la nécessité de changer. Car nous avons déjà tellement changé que l’angoisse de l’inconnu le dispute à la crainte du retour en arrière. Avec des variations propres à l’inspiration écologique : la relation à la Nature et au progrès, la construction des villes et l’aménagement des territoires, la cause animale, les modes de vie et les relations entre générations. La remise du prix a fonctionné comme un hommage au roman dans sa diversité : Sauf Riverains d’Emmanuel Pagano récompensait un livre familial et géologique, dont l’eau était le liant, Chien-Loup de Serge Joncour la thématique si contemporaine du retour à la nature, alors que Nous sommes l’étincelle de Vincent Villeminot rappelait que les lives classés parmi la littérature « young adults » pouvaient évoquer à tous les âges une expérience de la fin du monde.
Si le but d’un prix littéraire est de récompenser un ouvrage précis, nous sommes tout autant concernés par la volonté de « donner à voir », chaque année avec six romans sélectionnés, que le roman d’écologie est pluriel. La constitution de ce que nous appelons à bas mot « corpus » opère d’une autre façon dans cette volonté de faire du livre un révélateur. Est-ce un hasard d’ailleurs si une part non négligeable des ouvrages sélectionnés sont des premiers romans témoignant d’un sentiment écologique qui se lève et s’amplifie ? D’Errol Henrot pour Les liens du sang – la douleur de travailler dans un abattoir où son père travaillait déjà –, à Lucie Rico avec Le Chant du poulet sous vide – fable sur les avatars du greenwashing et de notre bonne conscience – en passant par Mireille Gagné qui dans Le lièvre d’Amérique embrasse tout à la fois les thèmes de la métamorphose et du burn-out, la révélation littéraire est redoublée d’un message.
Il ne suffit donc pas de prendre la nature en toile de fond pour en être, mais davantage de prendre à bras le corps une certaine idée des vivants et leur milieu. En quatre années, les intuitions qui avaient guidé la création de ce prix se sont développées. Le choix de donner aux étudiants membres de notre jury une place essentielle résonne avec la mobilisation des jeunes pour le climat. Le sentiment que l’inspiration romanesque en France et chez les auteurs francophones allait se nourrir des transformations de nos vies s’est confirmé ; l’écologie se diffuse aujourd’hui dans l’ensemble des genres romanesques. Surtout, la qualité littéraire est au rendez-vous de ces récits. Le roman d’écologie est révélateur puisqu’il implique un lien entre la création et la réception. De cette manière, il est une source de réactions singulières, qui, reprenant ce que Simone Weil appelle « l’enracinement », situe chacun d’entre nous à un niveau d’humanité.
Émancipateur. Le roman d’écologie tient en lui une expérience politique qui ne dit pas son nom. Il fonctionne comme une quête, un horizon dans lequel il est possible d’envisager un expression du vivre-ensemble. C’est une nouvelle manière d’appréhender la responsabilité, induite par la réception même d’un fragment du monde. Cela se joue dans les imaginaires, ces espaces imperceptibles qui façonnent pourtant nos représentations et notre capacité à agir. Mis en formes par le langage et l’esthétique, ces imaginaires sont les réservoirs politiques du monde actuel, mais aussi du monde de demain. Ils détiennent en eux des vérités subtiles, des vérités intimes et multiples qui ne demandent qu’à trouver des prises concrètes. Ce sont autant de points de repères disséminés dans les interstices du commun.
Le roman d’écologie engage autant qu’il inspire
La fonction émancipatrice du roman d’écologie se situe alors dans sa capacité à donner les moyens de participer, à rendre au sujet un temps et un espace. Il permet de prendre la mesure des choses, parfois même leur démesure, et produit la conversion de l’individuel au tout. La force de persuasion de l’oeuvre artistique vient compléter la preuve de la science et s’opère ainsi une forme d’éducation populaire, populaire au sens de tous, impossible à denier puisqu’elle est inscrite dans l’expérience, puisqu’elle est inscrite dans le texte.
Le roman d’écologie engage autant qu’il inspire. Il ne décrète pas cette volonté politique, mais laisse libre cours à ce qui pourrait être. Il représente une opportunité plus qu’un programme, c’est une possibilité en somme, une utopie très concrète en gestation : la conscience sans morale. Ce n’est ainsi pas un hasard si, au sein du jury du PRÉ, les enjeux d’une littérature engagée sont régulièrement évoqués, sans être disjoints jamais de la beauté des mots. Portés par l’inspiration, portés par l’envie d’une transformation du monde, l’un des effets bénéfiques du PRÉ, a incontestablement été de nous avoir donné ou redonné le goût des lectures et l’ardeur des débats politiques.
(NDLR : le Prix du Roman d’Écologie 2021 a été décerné à Lucie Rico pour Le Chant du poulet sous vide aux éditions P.O.L.)