Nouvelle

Bain de sang

Écrivain

Depuis une dizaine d’années Mathieu Belezi explore les violences de l’histoire de la France en terre algérienne et en fait la matière de son travail romanesque – avant, pendant, après l’indépendance. Aujourd’hui il confie à AOC une des nouvelles, inédite, de son prochain recueil consacré à la conquête de l’Algérie. Et n’a pas eu besoin d’inventer viols et autres exactions : le général Saint-Arnaud (1798-1854) en fait état dans sa correspondance.

Nous ne sommes pas des anges

le capitaine n’a cessé de nous le brailler dans les oreilles, et nous le braille encore

—Vous n’êtes pas des anges !

pendant que le soleil dégringole derrière l’horizon et que montent au ciel les alouettes sorties des lentisques et des palmiers nains

—Bordel, m’entendez-vous quand je vous dis que vous n’êtes pas des anges !

comme si nous étions sourds, et débarqués de la dernière pluie, et encore tout empotés sous le joug du barda militaire, alors que depuis notre débarquement à Sidi-Ferruch nous en avons fait du chemin, mis le feu aux villages, tranché des têtes, éperonné le ventre de pas moins de cent mille femelles et troué à la baïonnette combien de centaines de milliers de poitrines barbares ? combien ? en quinze ans de conquêtes sur ces terres de malheur nous sommes bien incapables d’en faire le compte

Staouëli, Fort-l’Empereur, Mascara, Constantine, le défilé des Portes de fer franchi en musique, la prise de la smala d’Abd el-Kader, les enfumades du Dahra

nous n’avons pas plus peur du yatagan que des rugissements du lion du désert qui nous réveille la nuit lorsque nous ronflons comme des ogres autour des feux de camp, pas plus peur du soleil qui brûle les cervelles que de ces maladies africaines qui ne nous veulent que du mal, palu, chiasse, fièvre chaude, vers kabyles bouffeurs de boyaux, vent fanatique descendu des paradis de Mahomet pour ronger nos plaies jusqu’à l’os

regardez-nous peuple de gredins, engeance du diable, vous avez beau nous épier derrière les murs de vos gourbis, ricaner en montrant du doigt nos groles rafistolées, nos pantalons rapiécés, nos képis cabossés, rien ne nous arrête et ne nous arrêtera jamais, nous marchons comme un seul homme dans les rues coupe-gorge de vos villes et de vos villages, saccageons vos mosquées, vos casbahs, vos tombeaux, piétinons avec rage vos champs de blé, coupons à la hache vos orangers, oliviers, citronniers, amandiers, tout ce qui peut nous servir de bois de chauffage lorsque no


Mathieu Belezi

Écrivain, Romancier

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