Les Verts ont-ils encore un avenir ?
En cette fin de printemps 2018, les Verts français, autrement nommés Europe écologie – Les Verts (EELV) depuis leur dernière rénovation à l’automne 2010, semblent dans l’impasse : pas de candidat à l’élection présidentielle de 2017 – une première depuis la mythique présence de René Dumont à celle de 1974 ; plus de groupes parlementaires depuis 2016 ; plus de ministères depuis 2014 ; plus qu’un petit millier d’élus locaux ; à peine 5 000 adhérents à jour de cotisation et 400 coopérateurs [1] ; un plan social qui n’a sauvé que quelques permanents après la perte du siège national vendu pour éponger les dettes. Autant dire que cela ne va pas fort au pays du tournesol, et qu’il n’est nul besoin de jouer les Cassandre pour s’alarmer de l’état du parti. Il s’apprête pourtant, comme d’autres, à tenter une nouvelle mue.
Contrairement aux idées reçues et à l’histoire mythifiée que quelques écologistes s’amusent toujours à diffuser, le parti vert n’a pas été créé, un matin de 1984 à Clichy, par quelques joyeux drilles en pull troués qui auraient subitement découvert l’utilité de construire un parti politique. Son acte de naissance a été signé par la petite centaine d’engagés qui s’accordaient alors sur la nécessité d’en finir avec les groupements électoraux solubles de la décennie précédente – et c’était pour beaucoup un pari, délicat, peut-être même douloureux – et sur celle de faire fructifier dans l’arène politique le capital militant et la légitimité que la plupart avaient déjà acquis à coup de luttes de terrain et de candidatures locales.
Certains avaient en effet connu d’autres partis et beaucoup militaient, dans le même temps, dans des syndicats, associations ou collectifs plus informels. Outsiders mais pas complètement amateurs, ils ambitionnaient ainsi de prendre place dans le champ politique, portant avec succès les prémisses d’un projet qui s’est largement étoffé par la suite. Le caractère systémique de celui-ci les a enjoint à défendre simultanément la protection des espèces et de l’environnement, à vanter les bienfaits de l’air pur, de l’alimentation biologique et du vélo sur la santé des humains, à tenter de convaincre que le nucléaire n’est rien moins qu’une folie, et à trouver les moyens de substituer à l’alliance du productivisme et du consumérisme des formes plus responsables d’être au monde. Vaste et complexe projet.
Un peu plus de trente ans plus tard, les verts français, comme la plupart de leurs homologues européens, doivent se satisfaire d’un bilan en demie teinte. S’ils ont très sûrement contribué à la prise de conscience des effets délétères de ce que d’aucun qualifient de « développement » ou de « progrès » et à écologiser bon nombre de politiques publiques locales, leur position dans le champ politique demeure fragile. Mesurée à l’aune des ambitions de ses fondateurs autant que de ses résultats électoraux, en dents de scie, le parti vert apparaît clairement soumis aux particularismes locaux, aux aléas de la conjoncture et au périmètre, le plus souvent variable, de ses alliances. Ses élus, représentants d’une formation qui est à la fois « petite » et « de gouvernement » malgré ses rares et éphémères présences ministérielles, ont échoué à récolter tous les fruits de leur expertise acquise et de leur engagement, ou autrement dit, à convaincre qu’il convenait de leur offrir les majorités locales et nationales nécessaires à mettre en œuvre leur projet de transformation écologique de la société.
Les Verts n’ont pas à ce jour réussi à démontrer que l’écologie était une nécessité vitale, qu’elle méritait un parti politique et que celui-ci ne pouvait être que « de gauche ».
Les militants, le plus souvent préparés par leur socialisation ascétique et leur habitus minoritaire à résister aux coûts d’un militantisme qui peut s’avérer stigmatisant, assument, le plus souvent avec fierté, leur image contrastée. Réputés divisés et coupeurs de têtes, tour à tour qualifiés de sympathiques ou de dogmatiques, d’immatures ou de cyniques, d’idéalistes ou d’arrivistes, ils sont régulièrement interpellés dans les médias ou dans la rue, non seulement sur leurs prises de positions politiques, mais aussi, et de manière plus surprenante pour des militants politiques, sur leurs mœurs et leurs pratiques quotidiennes.
Les remarques sur leur scepticisme vis-à-vis de la technique, leur opposition à la voiture, leur alimentation, leur consommation de drogue ou encore leur orientation sexuelle ont tôt fait de requalifier un lanceur d’alerte en « complotiste », un décroissantiste en « adepte du retour à la bougie », un protecteur de l’environnement en « Khmer vert », un militant de la dépénalisation du cannabis en « soixante-huitard attardé » ou un défenseur des droits des LGBT en « partisan des putes et des pédés » [2]. Même mieux jugés, pour leur engagement pionnier, leur rôle de lanceurs d’alertes ou leur manière de démontrer, par leur mode de vie, que le changement qu’ils appellent de leurs vœux n’est pas impossible, ils peinent à rendre désirables les transformations nécessaires du monde et assument inégalement les effets retard des choix d’une oligarchie partisane dont les stratégies, bien que gagnantes de 2009 à 2012, ont écorné l’idéal de « politique autrement ».
Manquant finalement de légitimer et de monopoliser la représentation de l’écologie dans le champ politique – que l’on songe par exemple à Génération écologie, créée par Brice Lalonde en 1990 et aujourd’hui repris par Delphine Batho, au Mouvement écologiste indépendant, fondé par Antoine Waechter en 1994, à CAP 21, créé par Corinne Lepage en 1996, ou plus récemment à l’Union des démocrates et des écologistes – les Verts n’ont pas à ce jour réussi à démontrer que l’écologie était une nécessité vitale, qu’elle méritait un parti politique et que celui-ci ne pouvait être que « de gauche », en vertu du lien entre inégalités sociales et inégalité environnementales.
Comment expliquer sinon que l’on puisse se dire si facilement « écologiste » sans avoir rompu, ou seulement de manière cosmétique, avec les comportements prédateurs en ressources naturelles et humaines qui obèrent toute chance de survie digne de l’humanité sur une planète préservée ? Comment expliquer encore que tant de gens affirment, à l’heure de l’emballement du climat, de l’anthropocène, de l’infertilité et de l’obsolescence programmée, que « tous les partis doivent faire de l’écologie » ou que l’écologie « c’est du bon sens, pas de la politique » ? Comment comprendre enfin la facilité avec laquelle d’autres partis politiques, exhumant quelque filiation doctrinale plus ou moins ancienne, revendiquent depuis quelques années, de plus en plus fort et si facilement d’être écologistes ? Vulnérables aux OPA politiques dans une société où les gestes peinent à accompagner les paroles en matière d’écologie, les Verts sont aux pieds du mur.
L’heure est ainsi plus que jamais propice à un nouvel aggiornamento. Mais les termes dans lesquels s’engagent les nouvelles « Assises de l’écologie politique décentralisées » risquent de voir les écologistes s’engager dans une nouvelle impasse.
Accuser la forme organisationnelle partisane plutôt que ses dévoiements serait, dans le cas d’EELV peut-être plus que dans d’autres, une erreur d’interprétation
Aussi prompts que d’autres partis à s’engouffrer dans les rhétoriques de changement postélectorales, les Verts sont coutumiers des « rénovations », « refondations », ou autres « réinventions ». Le vote, en septembre dernier, d’une motion décidant de l’organisation d’assises aux termes desquelles « viendra le temps de penser la constitution d’un nouveau mouvement politique » n’est de ce fait pas surprenant. Il va, par ailleurs, dans le sens des polyphonies actuelles sur l’inévitable – et nécessaire ? – mort des partis politiques auxquelles les Verts sont d’autant plus perméables que leur forme partisane est finalement restée honnie ou déniée, et que nombre des représentants de chacune de ses générations militantes ont réussi à soutenir la contradiction d’être élus et parfois même membres de la direction en procédant à des délégitimations systématiques de la forme partisane. Pris par cette énième refondation, les militants risquent ainsi de jeter leur parti avec l’eau du bain, oubliant que les organisations partisanes, si elles ne sont pas les seules à structurer la vie politique, ont été conçues pour permettre, en collectivisant les ressources nécessaires à la conquête du pouvoir, à ceux qui n’avaient ni temps ni fortune, de l’exercer.
Accuser la forme organisationnelle partisane plutôt que ses dévoiements serait, dans le cas d’EELV peut-être plus que dans d’autres, une erreur d’interprétation. Conçue à rebours des partis « classiques », son évolution est le fruit de tentatives continues de s’adapter aux nécessités du jeu électoral sans compromettre un design organisationnel à la fois fédéraliste, proportionnaliste et paritariste. Animée par un ensemble de militants aux engagements variés (associatifs, syndicaux et politiques) et inégalement politisés, elle permet à chacun de s’écologiser en fonction de ses désirs, de ses besoins, de ses ambitions : l’un deviendra expert en santé environnementale, l’autre trouvera les réseaux qui l’aideront à monter une AMAP, un troisième aura l’opportunité de devenir un semi-professionnel de la politique. A condition de satisfaire aux rudesses de la socialisation partisane (solitude et violence symbolique sont le lot de bien des entrants) et de s’astreindre à prouver la sincérité et la véracité de son engagement pour la cause écologiste, l’institution partisane verte constitue un creuset accueillant pour toutes sortes d’investissements et de trajectoires. Sa structuration offre ainsi de belles possibilités politiques au sens large à qui sait la connaitre pour ce qu’elle est : une institution partisane paradoxale, aux régimes de vérités pluriels, dont les frontières poreuses permettent l’accueil d’individus dont les rapports au politique sont inégaux et variés.
Si ces souplesses font ses qualités, qui sont d’ailleurs celles que vantent paradoxalement les thuriféraires des partis politiques (ouverture, liberté, diversité des statuts et des rapports au politique…), elles font aussi ses faiblesses. Une telle organisation est en effet vulnérable aux ambitions et stratégies de ceux qui, à l’image de quelques-unes des figures écologistes nationales de ces dernières années, se sont fait fort d’y « mettre de l’ordre », de la « gouverner », ou encore de la mettre au service d’une compétition électorale envisagée sur un mode personnel et « tactique ». C’est donc en partie par et au nom de ses vertus politiques – au sens de trouver les voies/voix pour faire société de manière démocratique – que l’entreprise partisane verte a pêché, laissant la place à des formes de personnification, de managérialisation et de désintellectualisation qui peuvent être considérés comme des dévergondages de l’idéal écologiste.
Les Verts doivent reconstruire les conditions du bonheur militant et proposer des formes de conflictualités politiques qui servent la quête radicale et résolue des manières écologistes d’être au monde.
Sortir de l’impasse suppose souvent de revenir à l’essentiel. Autrement dit à cette forme d’idéal qui est à la fois le support, le soutien et l’horizon de l’engagement. L’idéal vert peut être défini de bien des manières, mais son ré-avènement nécessite dans tous les cas de poursuivre deux objectifs : reconstruire les conditions du bonheur militant et proposer des formes de conflictualités politiques qui servent la quête radicale et résolue des manières écologistes d’être au monde.
Le bonheur militant, ce « sentiment d’intense satisfaction [qu’]apporte l’appartenance à une institution, lorsque celle-ci permet [aux individus] d’agir comme ils désirent agir, ou – mieux – d’être ce qu’ils veulent être » peut revenir. Avec la fin des castings de candidats auquel le parti vert à procédé ces dernières années, car aussi emblématique soit-elle, une « personnalité » ne représente souvent qu’elle-même si elle ne sait pas collectiviser les savoirs, les ressources, les combats et surtout les victoires. Avec le rééquilibrage des pouvoirs et des instances, qu’une présidentialisation partisane déniée a abimé, et qui n’a plus lieu d’être à l’heure où la revivification du projet passe à nouveau par les militants du quotidien et l’écologie des territoires. Avec, enfin, la revalorisation des formes les plus humbles, les plus couteuses peut-être, de rapport au militantisme, qui font la force des trajectoires vertes chahutées par l’Histoire, marquée par l’empathie avec les minorités en lutte et la volonté de préférer le risque pour soi s’il préserve l’Autre.
Quant aux formes de conflictualités politiques qu’il conviendrait d’assumer pour mettre en œuvre l’aussi urgent que complexe projet de transformation écologique de la société, il faut croire qu’elles peuvent encore être accessibles aux écologistes dont la culture démocratique paie depuis longtemps le prix du débat contradictoire, de la gouvernance à la proportionnelle, des majorités à 60 % des voix en interne et des « minorités dans les majorités » auxquelles leurs élus sont abonnés. Oser faire le triple pari, certes contre intuitif à l’ère macroniste, de se re-quereller sur le fond, à partir d’un corpus renouvelé de théories et d’idées, et de rompre avec une certaine éthique de la survie à n’importe quel prix – qui soutient mieux, en politique, les carrières individuelles que les causes – pour revenir à une forme de morale de l’honneur et de la solidarité, serait peut-être l’une des meilleures manières, pour les Verts, de rendre ces conflictualités fécondes. Du moins s’il s’agit, in fine, de tenter une nouvelle fois de trouver le meilleur moyen de convaincre électeurs volatils et abstentionnistes, ex-militants et à-quoi-bonistes, citoyens avertis en écologie ou à déniaiser, de leur donner réellement voix au chapitre.
Faire l’économie de ce retour à l’idéal, ou autrement dit se contenter, comme c’est déjà peut-être le cas à l’approche du vote de la stratégie pour les élections européennes de 2019, de se demander avec qui faire alliance, au nom de quels arguments tactiques, et derrière quelle personnalité se ranger, serait suicidaire. Les recompositions partisanes en cours, la translation à droite du champ politique et surtout l’irréductible division historique des adhérents verts en trois tiers – un tiers proche de la social-démocratie, un tiers de la « gauche de la gauche » et un tiers d’autonomistes – menaceraient en effet d’autant plus leur avenir. Un avenir qui est aussi le nôtre, et qui placera chacun, s’ils échouent à ce stade, en responsabilité de se préparer au pire.