Jean D’Amérique : « En Haïti, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon »
Jean D’Amérique, jeune poète, dramaturge et romancier haïtien, est actuellement en résidence d’écriture en France, ce qui lui a permis de suivre les débats qui ont agité la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon. Pour constater qu’il y a encore un long chemin à parcourir avant de réconcilier les mémoires, notamment sur la question sensible de l’esclavage, son abolition, son rétablissement, ses répercussions jusqu’à nos jours, sa réparation… Ses poèmes rassemblés dans des recueils comme Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi Soir, 2015) ou Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne, 2017) ; ses pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020) ; son premier roman Soleil à coudre (Actes Sud, 2021) ; toute son œuvre est traversée par la violence et le chaos qui font le quotidien d’Haïti sans la résumer. Elle porte aussi une conviction : la force de la parole, la force du verbe pour créer du commun, contre la répression et contre la violence. RB
Actuellement en France, en résidence d’écriture, vous avez pu suivre tous les débats qui ont entouré les commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon, notamment sur la question du rétablissement de l’esclavage. À ce sujet, on s’est finalement peu interrogé sur ce que les premiers intéressés en pensaient. Quelle mémoire les Haïtiens gardent-ils de Napoléon ?
Le rôle de Napoléon dans l’histoire de la révolution haïtienne n’est pas une mémoire oubliée en Haïti. Les gens savent le mal que l’esclavagisme rétabli en 1802 par le consulat, ce système d’exploitation capitaliste, a fait au pays et au peuple haïtien. Mais d’une certaine façon, on peut dire que les Haïtiens ont déjà résolu les questions qui agitent aujourd’hui les Français, puisqu’ils ont résisté et renversé ce système. Il n’y a pas de débat. Peut-être que l’enseignement, ou la transmission de l’histoire en général ne va pas assez en profondeur pour que chacun puisse vraiment comprendre tous les enjeux autour de ce qui s’est passé dans la colonie de Saint-Domingue où naîtra en 1804 la première république noire d’Haïti. D’ailleurs, on peut parfois avoir l’impression que les Haïtiens n’ont que ça à célébrer : la victoire contre Napoléon. Haïti reconnaît ses héros, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon, personne ne s’interroge pour savoir si c’était « un mec bien ».
Vous évoquez l’esclavagisme comme un système capitaliste, pensez-vous que le système des plantations, défendu par Napoléon à travers la décision de rétablir l’esclavage, doit être vu comme la prémisse du capitalisme qui se développera au XIXe siècle ?
Oui, tout à fait. C’est clairement, selon moi, ce qui s’est passé à Saint-Domingue : la mise en place par les colons d’un système capitaliste qui, pour exister, utilise tous les moyens de la répression, de la violence et du racisme. Le capitalisme et l’esclavage sont indissociables. Je dirais même que le second, tel que l’a connu Haïti, est le socle du premier ; la traite des êtres humains est l’un des plus grands produits du capitalisme. C’est l’enfance même de ce système. Les colons qui sont arrivées sur l’île n’étaient intéressés que par une seule chose : la richesse, le profit. Ils ont vu là une terre à exploiter, et trouvé en Afrique des êtres humains à kidnapper afin de nourrir leur système. Le capitalisme est à l’origine de toutes les formes de violence qui se passent et qui se sont passées à Haïti.
Il y a un héros haïtien qui est particulièrement mis en avant, c’est Toussaint Louverture, figure de proue de la révolution. Est-ce qu’il y a là aussi selon vous un décalage entre la mémoire haïtienne et la mémoire française ?
Toussaint Louverture a une place importante en Haïti, et en effet, comme vous le suggérez, on ne traite pas la mémoire de ce héros de la même façon qu’en France. Je prendrais pour exemple l’inauguration récente, à Paris où je me trouve actuellement, d’un jardin Toussaint Louverture. Je dois dire que j’ai beaucoup ri lorsque j’ai lu le panneau, où a été inscrit « Toussaint Louverture, général français », alors que Toussaint est une personnalité essentielle de cette période de lutte contre l’esclavage – donc contre la France ! Mais il n’est pas considéré de cette façon en France, ni d’ailleurs les autres héros de Haïti. Je voudrais dire ici que je trouve tout de même étrange qu’on n’évoque que Toussaint en France, alors que la révolution haïtienne a été portée par beaucoup d’autres personnalités. Je pense à Jean-Jacques Dessalines, cet ancien esclave, lieutenant de Toussaint Louverture, qui proclame l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Il est certain que Dessalines portait une vision beaucoup plus radicale, qui l’a mené à conduire la révolte jusqu’à l’indépendance d’Haïti. Ce qui n’est évidemment pas un bon souvenir pour la France… Alors que Toussaint, lui, a été capturé et déporté sur le sol français, où il est mort un an avant la proclamation de l’indépendance. Aujourd’hui, on tente de réhabiliter Toussaint, mais dans une perspective française. Et c’est cela qui pose problème : l’incapacité à replacer l’Histoire à l’endroit où elle se passe vraiment.
Comment l’expliquez-vous ?
Les Français pensaient pouvoir négocier avec Toussaint et éventuellement lever les obstacles au rétablissement de l’esclavage. Il faut reconnaître qu’il a lui aussi joué ce jeu de la négociation, jusqu’au moment où il s’est fait capturer. Mais je pense que cette bienveillance à l’égard de Toussaint Louverture n’est pas une reconnaissance de son véritable combat et de celui des autres héros et héroïnes de la guerre d’indépendance. Je parle de Dessalines, je parle de Sanité Belair, je parle de Dutty Boukman – qui initia une révolte d’esclaves lors de la cérémonie du Bois Caïman, le 14 août 1791, acte fondateur de la révolution haïtienne – et de beaucoup d’autres. La réhabilitation de Toussaint Louverture en France n’est rien d’autre qu’une posture. Car il n’y a pas de négociation possible avec un interlocuteur qui veut absolument rétablir l’esclavage. J’entends ou je lis souvent que la France a aboli l’esclavage à Saint-Domingue. C’est complètement faux, et ce n’est pas parce qu’il existe des textes qui le proclament que c’est vrai. Haïti a longtemps combattu l’esclavage, même avant 1791, où la rébellion va prendre une telle ampleur qu’elle mènera à la révolte générale des esclaves, il a toujours existé des mouvements de résistance. Toutes les tentatives d’action de la France vis-à-vis de cette insurrection ont eu pour but de remettre en place le système colonial, jamais de l’abolir. Ce sont les esclaves qui ont aboli l’esclavage.
Il y a une question qui agite le débat en France, c’est celle de la réparation. Puisqu’au moment de l’abolition, ce sont les propriétaires d’esclaves qui ont reçu des compensations, la question se pose aujourd’hui de la façon dont la France pourrait indemniser la société haïtienne actuelle, héritière de cette époque. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
C’est très important, parce que ce qui s’est passé est très grave. Je crois en effet que la première chose à faire est une réparation, pas tout à fait « symbolique », mais une réparation au niveau du discours autour de ces évènements. Jusqu’à présent, la France a du mal à reconnaître cette histoire et les responsabilités qu’elle porte, mais pour avancer il faut que les choses puissent être dites, il faut que tous les acteurs reconnaissent ce qui s’est passé. Au niveau matériel, la réparation financière est également indispensable selon on idée simple : vous m’avez volé quelque chose, il est juste que vous me la rendiez. Il n’y a pas de débat à avoir là-dessus, et ce n’est pas parce que le temps a passé que ce n’est plus important. Il ne s’agit pas du tout de répondre à un sentiment de rancune, d’une revanche, mais d’une nécessité si nous voulons nous réconcilier avec cette mémoire commune. Il faut recoudre ce qui a été totalement déchiré. La réparation de l’histoire comme la réparation matérielle des dégâts qui ont été causés sont essentielles.
Est-ce que cette histoire nourrit votre travail d’écrivain, à la fois de poète, d’auteur de théâtre, de romancier ? Lorsque vous abordez la violence actuelle en Haïti, estimez-vous qu’elle est l’héritière directe de cette époque ?
Haïti porte toujours les séquelles de l’esclavage, et cela ne fait aucun doute pour moi que les racines de la situation actuelle, instable et violente, plongent dans cette époque. La dette contractée par Haïti auprès de la France en 1825 pour prix de son indépendance, et pour indemniser les propriétaires d’esclaves, a été payée jusqu’à très récemment, et continue de peser puisqu’elle a participé à son appauvrissement. Cette dette coloniale a fait beaucoup de mal à un pays qui était en train de se construire, ou de se reconstruire, après avoir vécu une longue période sous le joug du système esclavagiste. C’est comme si l’esclavage continuait sous une autre forme, et aujourd’hui, dans le rapport entre Haïti et la France, le fait que l’État français n’arrive pas à reconnaître ses responsabilités dans cette histoire partagée pose beaucoup de problèmes à Haïti. Il y a une ambiguïté qui subsiste.
Pour en venir au traitement littéraire de cette période de l’histoire, il est vrai que je travaille surtout sur des thèmes qui ont un rapport avec l’actualité ou, en tout cas, les temps actuels. Mais je me suis emparé de ce sujet d’une façon particulière : je suis en train de terminer une pièce de théâtre composée autour d’une figure héroïque de cette période, Sanité Belair, une jeune femme qui s’est engagée très tôt dans le combat anticolonialiste. Elle a vécu entre 1780 et 1802, et s’est engagée très tôt dans sa vie, en pleine effervescence des mouvements de libération. Elle a grimpé rapidement les échelons dans l’armée révolutionnaire haïtienne, d’abord est sergente elle accède au grade de lieutenante. Elle se fera capturer par les colons en octobre 1802, une période décisive qui se situe un an avant la dernière bataille qui scellera l’accès d’Haïti à l’indépendance. À l’époque, les rebelles capturés étaient exécutés selon leur genre : les hommes fusillés, et les femmes décapitées. Sanité Belair refuse le sort qui lui est destiné et elle obtient le droit d’être fusillée. C’est un acte politiquement fort. Je travaille donc autour de cette figure, et surtout de sa représentation aujourd’hui, dans l’Histoire, que ce soit en Haïti ou en France, par rapport à cette place qu’elle occupe, ou en tout cas devrait occuper.
Quelle est cette place selon vous ?
Elle est sous-estimée : en Haïti, on connait son nom mais pas forcément son histoire ; en fait, dans les espaces dits de mémoire de l’esclavage ou des combats anti-esclavagistes, elle est mise en retrait, voire totalement absente. Dans le musée du Panthéon national en Haïti, elle n’a pas la même place que les autres héros. Sur le Champ de Mars en Haïti, qui est la plus grande place publique de Port-au-Prince, toute une partie de l’espace public est dédiée à des héros de l’indépendance – mais elle n’y est pas, contrairement à d’autres figures qui reviennent tout le temps : Dessalines, Toussaint, Henri Christophe (militaire devenu président de la République du Nord, puis premier roi de Haïti), Alexandre Pétion (militaire devenu président de la République du Sud). Sa seule et unique présence dans l’espace public en Haïti est son portrait qui figure depuis près d’une dizaine d’années sur le billet de dix gourdes, la monnaie nationale, soit le billet avec la plus petite valeur. De plus, et ceci est assez problématique à mon sens, son portrait a remplacé celui d’une autre femme, Catherine Flon, insurgée et fille naturelle de Dessalines, qui a créé le drapeau bicolore de Haïti. En France, c’est encore pire, Sanité Belair n’est tout simplement jamais évoquée. À part très récemment par Christiane Taubira en réaction à l’absence de discours d’Emmanuel Macron à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ce 10 mai dernier, alors qu’il avait tenu un long discours quelques jours plus tôt aux commémorations consacrées à Napoléon. Elle a qualifié ce silence « d’édifiant », et ajouté que plutôt que Bonaparte, elle choisit et préfère les figures de Toussaint Louverture, Sanité Belair et d’autres héros anti-esclavagistes non blancs. C’est l’une des seules fois où j’ai entendu son nom en France.
Je travaille donc autour de la sous-représentation de cette figure de la révolution. Pour rédiger l’argumentaire de ma pièce, j’ai été amené à faire des recherches, mais il n’y a aucun document consacré essentiellement à son personnage. Dans la plupart des livres qui retracent l’histoire d’Haïti, je trouvais seulement – et encore, quand elle y figurait – des textes de la taille d’un paragraphe, d’une page à la limite, et dans lesquels se trouvent toujours les mêmes informations. Par conséquent, je travaille aussi à partir de cette absence de matière. C’est évidemment tout l’inverse de Napoléon qui a fait l’objet d’innombrables volumes, de milliers et de milliers de pages. Ce déséquilibre m’amène à poser ces questions : comment fabrique-t-on les héros et héroïnes ? qui choisit-on de préserver dans l’histoire, et pourquoi ? Ce ne sont pas des choix innocents que de mettre, à un moment particulier, telle ou telle personne en avant. Si aujourd’hui ce débat, cette soi-disant polémique autour de Napoléon se produit en France, c’est parce que le traitement d’un sujet d’une telle ampleur dans l’Histoire – dans la manière de raconter l’Histoire – a forcément un impact sur la société. Notre vision des choses est construite par ce que nous lisons, par ce qu’on nous raconte, par ce qui est représenté dans l’espace public… Toutes ces représentations construisent des symboles, un imaginaire collectif. Et cette absence de conscience historique en France ne permet pas à notre génération de trouver un terrain abordable pour regarder l’avenir ensemble, parce qu’il existe ce vide dans la manière de raconter l’Histoire.
Quel rôle peut tenir une pièce comme celle que vous êtes en train d’écrire. Il ne s’agit pas de faire un travail d’historien ?
Pas du tout ! La pièce que je suis en train de terminer n’est même pas biographique en tant que telle : c’est une transposition de l’histoire de Sanité Belair dans notre temps. Je m’inspire du parcours de cette femme pour l’amener dans l’espace contemporain, afin qu’elle vienne elle-même nous poser la question de l’oubli en manipulant les outils à disposition aujourd’hui, le fonctionnement de notre société. Je pense que l’écriture me permet d’aller beaucoup plus loin que le travail historique en tant que tel. En effet, les informations peuvent bien exister, mais que fait-on avec cette Histoire ? La littérature permet pour moi d’ouvrir une brèche, et même de tenter de réparer ce qui est absent dans celle-ci. Grâce à la littérature et avec l’Histoire, je vais essayer de provoquer une transformation du réel, de ses éléments historiques, afin de proposer d’autres perspectives sur celui-ci. Écrire, c’est refuser ce qui existe déjà, refuser le monde tel qu’il est, tel qu’on le conçoit, tel qu’on l’envisage ; c’est créer un autre monde, exprimer un désir d’un autre monde, d’une autre manière de voir les choses. Et j’ai l’impression que la littérature me permet de faire cette opération.
C’est une forme de résistance. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
Par résistance, justement. J’ai commencé à écrire sous l’influence du rap, qui était très en vogue en Haïti à une certaine époque, disons entre 2005 et 2008. Lorsque cet âge d’or du rap haïtien a commencé, je venais de quitter la petite campagne où je suis né pour Port-au-Prince, où j’habitais dans un quartier assez précaire. Ma rencontre avec le rap, c’était un reflet de ma condition sociale et aussi une poésie brute, virulente, qui va interpeller directement le réel. Plus tard, au lycée, quelques-uns de mes professeurs de lettres ont remarqué ce que je produisais dans leurs cours, et ils m’ont dirigé vers d’autres lectures que celles qui étaient demandées à l’école. À ce moment-là, j’ai commencé à nourrir énormément ma culture littéraire. D’autre part, je présentais les textes que j’écrivais à l’époque dans des petites soirées à Port-au-Prince. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, la passion grandit. Et cette passion est devenue un métier. Je m’inscris totalement dans le mouvement dit du spoken words, et revendique ce double héritage, à la fois de la littérature qui « vient des livres » et de la littérature qui vient du rap.
Le lien entre les deux cela pourrait être l’oralité ?
Oui, l’oralité et aussi l’importance pour moi de faire certaines références qui peuvent paraître décalées de la part d’un écrivain. Quelques exemples : je cite Tupac Shakur dans l’introduction de mon roman Soleil à coudre, et dans le corps de celui-ci, j’ai glissé une référence à Kendrick Lamar. J’ai aussi cité des rappeurs dans plusieurs de mes recueils de poèmes. Je veux redonner place à cette part de mon héritage qui vient du hip hop et qui est souvent « sectionné » de la chose littéraire. On attend plus d’un auteur qu’il cite Romain Gary ou Albert Camus. Mais ces deux mondes peuvent se côtoyer, et dans mon cas les deux m’ont nourri. Ce qui m’intéresse aussi lorsque j’écoute des musiciens comme Keny Arkana ou Kery James pour citer des Français, ce n’est pas seulement le contenu, mais aussi le rythme et la scansion. D’ailleurs je peux aussi écouter de la trap, un style qui ne se distingue pas par la dimension « consciente » de ses textes. Le rapport puissant avec l’oralité continue à exister chez moi. J’aime beaucoup porter mes textes sur scène et les dire à haute voix parce que cela leur donne une allure, une existence autre ; c’est aussi la possibilité de partager une énergie directe avec le public. Quand j’écris quelque chose, je me projette en train de le présenter devant un public, pour l’assumer immédiatement. J’aime bien cet instant-là où je peux dire directement les choses. Ce qui n’est pas la même chose dans un livre : l’impact peut y être, mais on ne le « voit » pas. C’est une chose difficile à articuler… Pour moi, les mots dans un livre sont différents des mots qui, à travers une voix, deviennent vivants.
Cette oralité du rap vient aussi compléter un héritage de l’imaginaire haïtien que je porte. Tous nos jeux d’enfants étaient traversés par des chants, par des rythmes… La place de la parole reste forte, aujourd’hui encore, dans l’espace populaire en Haïti : presque toutes les activités du quotidien sont accompagnées de musique. Les marchands ambulants, en se promenant, ont chacun une musique différente qui accompagne ce qu’ils vendent, et qu’on finit par reconnaître tout de suite. C’est quelque chose qui fait partie intrinsèque de la vie haïtienne et dont je me suis beaucoup nourri.
Vous avez publié votre premier roman Soleil à coudre cette année aux éditions Actes Sud. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’aborder aussi cette forme d’écriture, et que reste-t-il de l’oralité que vous défendez ?
Je n’ai pas l’impression que cette démarche littéraire diverge beaucoup de ce que je faisais avant, si ce n’est qu’elle me permet de déployer une histoire, des personnages sur une temporalité plus longue. Mais le poète et le dramaturge continuent à exister dans le roman. En réalité, c’est la même recherche poétique qui continue, mais elle prend d’autres chemins et d’autres enveloppes. Des éléments que j’ai explorés, qui sont présent dans certaines de mes pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020), se retrouvent dans Soleil à coudre : la force de la parole, la force du verbe contre la répression et contre la violence. Tête Fêlée notamment, le personnage principal, est portée par une sorte de logorrhée intérieure, qui la fait exister quand elle la déverse, tout à coup. Elle existe parce qu’elle raconte, parce qu’elle fait entendre sa voix. Elle est déchirée par un monologue, et il faut que cela explose. J’aime bien cette façon de construire mes personnages : non par des descriptions physiques, qui sont presque inexistantes dans le texte, mais par la parole, la parole poétique. Donner à voir le corps du personnage importe peu, au final, parce que ce dernier émerge par une figure qu’on ne peut saisir que par ce qu’elle dit. Surtout, on n’écoute pas de la même façon lorsqu’on peut voir le corps qui est en train de s’exprimer. Même si un homme et une femme disent la même chose, nous ne recevrons pas leur parole de la même façon. Pour moi, c’était important de déplacer le regard et de recourir à une autre forme de représentation des personnages. J’ai effacé le corps. Et j’ai donné libre cours à la voix.
Vos personnages principaux sont le plus souvent des femmes. Qu’est ce qui se joue pour vous dans le choix de personnages féminins ?
C’est très important pour moi parce que je viens d’un milieu où on m’a appris beaucoup de choses dont je n’avais pas besoin, et qui ont fait beaucoup de mal à mon esprit, dans le sens où j’ai été formaté par l’école, l’église, la société. Tout mon cheminement a consisté à essayer de déconstruire ces idées, d’abord en moi, puis d’inviter les autres à une représentation différente du monde. C’est pourquoi, aussi, je ne cherche pas à en faire un sujet dans mon travail littéraire. Je n’ai pas l’habitude de croiser dans les récits ou dans les romans autant de femmes que d’hommes, mais je ne vais pas le formuler dans mon texte. Je vais essayer d’introduire l’idée sans la dire, simplement par une manière de la représenter. Je suis conscient de ma volonté de faire apparaître des personnages féminins dans mes textes, mais je n’ai pas besoin de le crier sur tous les toits parce que ce n’est pas quelque chose qui doit être exceptionnel. Lorsqu’il n’y a que des hommes dans un récit, personne ne pose la question : « pourquoi c’est un homme ? »
Certes, c’est important d’en discuter dans la société, mais il n’y a pas qu’en fustigeant les inégalités qu’on peut les changer. Il faut aussi proposer d’autres récits, d’autres manières de voir le monde, parce que si nous sommes empreints de sexisme aujourd’hui, c’est à cause des formes de représentation qu’on nous a données et qui nous ont construites. Je suis convaincu qu’on peut transformer les choses juste en proposant une autre perspective, juste en proposant un autre monde. Nous avons toujours été nourris par un système hétéronormé, mais je peux essayer de représenter un monde où je l’ai aboli. Avec le temps, je suis persuadé que cela portera ses fruits.
Vous croyez donc à la performativité des mots, à leur impact sur l’évolution de la vie, sur l’évolution sociale ?
Absolument, parce que ce sont eux qui nous construisent : c’est ce qu’on lit, ce qu’on apprend, ce qu’on entend des discours qu’il y a sur le monde. Bien sûr, l’impact de la littérature en tant que telle prend du temps pour se produire. Il n’en est pas moins réel. Écrire Soleil à coudre n’a pas le même poids que descendre manifester dans la rue à Port-au-Prince, mais cet acte n’est pas moins important que l’autre, même si ses retombées mettront plus de temps à se faire ressentir. C’est avec cette conscience-là que j’écris : d’être en train de créer une nourriture pour l’esprit, et de devoir être conscient de tous les enjeux qui l’entourent, parce que c’est elle qui nous façonnera demain. Je crois à cette transformation, à long terme, par la littérature.
Mais que peuvent-ils face à la violence qui frappe aujourd’hui Haïti ?
En ce moment, la situation d’Haïti est chaotique, on ne peut pas le nier. Mais ce portrait de la violence et du chaos politique qui revient souvent quand on évoque mon pays ne reflète pas complètement le visage d’Haïti. La catastrophe politique, c’est l’État haïtien, pas le peuple haïtien. Le peuple haïtien a toujours vécu très loin de l’État, c’est-à-dire dans l’abandon total de ce dernier, qui n’utilise son pouvoir qu’à ses propres fins. Cet État a créé la violence d’aujourd’hui, au fur et à mesure de l’évolution de ses intérêts politiques : les personnes au pouvoir ont distribué des armes dans les quartiers populaires et ainsi soutenu la formation de gang qu’ils pensaient pouvoir garder à leur main. Mais cette stratégie s’est retournée contre eux : aujourd’hui, ils ne parviennent plus à reprendre le contrôle de ces lieux, et c’est cela qui a créé le chaos. En ce moment, une dictature se met en place dans le pays : Jovenel Moïse, le président au pouvoir, qui a vu son mandat prendre fin en février dernier, refuse de partir et d’organiser de nouvelles élections. Il a perdu tout soutien populaire, d’autant plus que les Haïtiens ne l’avaient pas vraiment élu à la base, puisqu’il faut se souvenir que le premier tour qui lui a donné la majorité absolue s’était tenu six semaines après l’ouragan Matthew en novembre 2016. Le taux de participation a été établi à 21%. La majorité de la population souhaite passer à autre chose, et en réponse ce gouvernement utilise tous les moyens de violence pour garder le pouvoir. Il faut parvenir à aller au-delà de cette image de violence pour découvrir le vrai visage de Haïti. Je l’ai traité dans mon roman, en y apportant une nuance pour permettre aux lecteurs et aux lectrices de comprendre que ce peuple vit dans une violence subie et est amené parfois à en produire. Mais elle n’a pas été créée par eux : c’est une violence héritée. J’essaie, toujours subtilement, d’amener à voir les soubassements du problème. Le pays ne se résume pas à sa sphère politique, il faut prendre en compte toute sa richesse artistique et littéraire, ces domaines qui sont en dehors du pouvoir de l’État. Le vrai visage d’Haïti est à chercher là où vit et dans ce que fait le peuple.
Cet entretien a été donné dans le cadre de l’exposition « Napoléon » de la Réunion des Musées Nationaux et La Villette, il fait partie du supplément « Manifesto » conçu par AOC et disponible sur le site de l’exposition.