Nord Bonheur
Première partie
Mon grand-père, mon père, ma mère sont morts l’un après l’autre. Les trois êtres avec lesquels j’avais quelque chose en commun. Il a fallu leur mort pour que ma vie recommence et que je quitte le Bénin.
Cela faisait alors vingt ans que j’étais aide-soignant à l’hôpital français de Cotonou et depuis un certain temps, après le travail et les week-ends, j’aidais les missionnaires de l’Église évangélique norvégienne qui, un an et demi auparavant, avaient fui la Côte d’Ivoire déchirée par une guerre civile. Je les accompagnais dans les administrations, où leur méconnaissance du terrain et leur français insuffisant ne leur auraient pas permis de se débrouiller, je les assistais aux séances d’étude de la Bible et aux cours de travaux ménagers. Je traduisais des prières et des actions de grâce en français, mais aussi en langue fon, yoruba et mina, selon l’assistance réunie à la mission. À la mode norvégienne, j’avalais chaque jour sept ou huit tasses de leur jus de chaussette sans sucre, ce qui me valait des nuits sans sommeil, je mangeais leurs gaufres à la crème aigre et à la confiture ou leurs muffins au chocolat qui se décomposaient dans ma bouche en une espèce de sciure sucrée. J’avais l’impression d’avoir avec le Jésus-Christ de leurs prêches une relation professionnelle, comme avec eux, et il ne me venait pas à l’idée de m’engager pour lui. Les missionnaires n’avaient pas non plus particulièrement l’intention de me convertir, ils s’attendaient sans doute à ce que je m’ouvre tôt ou tard de moi-même à l’Évangile. Ils me traitaient avec ménagement, pourtant ils ne se doutaient pas que mon grand-père était un guérisseur, du genre à devenir le Martin Luther vaudou, s’il avait eu un tantinet d’ambition.
La mission se trouvait à la limite d’une lointaine banlieue de Cotonou. Pour y aller depuis l’hôpital français, il fallait prendre la route de Ouidah et rouler environ une demi-heure. Les premiers jours, les Norvégiens venaient me chercher ou me ramenaient,