Roman (extrait)

La Déesse & le Marchand

Écrivain

La traduction de Gun Island est annoncée dans l’entretien qu’Amitav Ghosh a accordé à AOC (rediffusé hier) : voici aujourd’hui, en primeur, le premier chapitre. Le cyclone de 1970 qui s’abattit dans les Sundarbans détruisit tout, hormis un sanctuaire, celui de la déesse que l’on retrouve dans le titre français. Un temple construit par le Marchand d’armes, appelé en bengali Bonduki Sadagar, bundook signifiant arme à feu. À partir de ce mot et de cette légende à clés, qui mène le narrateur jusqu’à Venise (al-Bunduqeyya en arabe), se déploie un roman d’aventures qui s’empare de l’histoire, des enjeux climatiques, de la « crise » migratoire – et de la conscience que l’on peut en avoir. À découvrir chez Actes Sud, dans la traduction de Myriam Bellehigue.

CALCUTTA

 

Le plus étrange dans tout cet étrange périple est qu’il fut déclenché par un mot – non pas un de ces mots rarement usités mais un terme ordinaire, banal, largement employé du Caire à Calcutta. C’est le mot bundook, qui signifie « arme à feu » dans beaucoup de langues y compris ma langue maternelle, le begali ou bangla. Ce terme n’est pas non plus étranger à l’anglais : du fait de pratiques coloniales britanniques, il est parvenu à se faire une place dans l’Oxford English Dictionary où il est défini comme synonyme de « fusil ».

Pourtant, nulle trace de fusil ni de quelque autre arme à feu le jour où débuta ce périple car le mot n’était pas alors censé faire référence à une arme – ce qui, précisément, attira mon attention. Il apparaissait en fait dans la composition d’un nom : « Bonduki Sadagar », que l’on pourrait traduire par « Marchand d’Armes ». Le Marchand d’Armes entra dans ma vie non pas à Brooklyn, où je vis et travaille, mais dans la ville qui m’a vu naître et grandir, à savoir Calcutta (ou Kolkata ainsi qu’on la désigne désormais). Cette année-là, comme à mon habitude, je passais la majeure partie de l’hiver à Kolkata, officiellement pour des raisons professionnelles. Je suis marchand de livres rares et d’antiquités asiatiques, ce qui m’oblige à faire beaucoup de prospection sur le terrain, et puisqu’il se trouve que je possède un petit appartement à Kolkata (aménagé dans la maison que mes sœurs et moi-même avons héritée de nos parents), cette ville est devenue ma base arrière.

À vrai dire, je n’y retournais pas uniquement pour mon travail : Kolkata me servait parfois de refuge, me protégeant du froid mordant des hivers de Brooklyn certes, mais aussi de la solitude que j’avais à affronter dans ma vie privée devenue, avec le temps, un véritable désert tandis que ma fortune professionnelle, à l’inverse, prospérait. Jamais n’avais-je connu isolement plus extrême que cette année-là, alors qu’une relation très prometteuse venait de prendre fin brutalem


Amitav Ghosh

Écrivain