L’agriculture comme système écologique et culturel – Nourrir le monde ? (1/2)
«Nourrir le monde » parait être la mission essentielle de l’agriculture. Voilà ce qui fait, à leurs yeux et pour l’opinion en général, l’identité des agriculteurs, ce qui constitue l’objectif premier des sciences agronomiques sous la forme d’une course au rendement et ce qui légitime les politiques agricoles dites de modernisation de l’agriculture.
Certes, depuis qu’il est devenu difficile d’ignorer la crise écologique et la responsabilité de l’agriculture industrielle dans celle-ci, la recherche agronomique, les responsables agricoles et les programmes politiques affichent le double objectif « nourrir le monde et sauver la planète ». Derrière ce beau consensus, les divergences sont profondes sur les moyens, mais, à l’exception de quelques voix discordantes, il s’agirait toujours de produire plus, mais avec moins.
L’objectif de ce texte est de s’interroger sur ce que veut dire « nourrir le monde » à une époque où l’agriculture produit des excédents, ainsi que sur la nature de ces excédents.
Aujourd’hui, la production agricole, dans des proportions importantes, a d’autres fins que la seule fonction nourricière nécessaire à la survie de l’humanité. Depuis la révolution industrielle et l’utilisation de l’énergie fossile, l’humanité dispose pour se nourrir de plus de terres qu’il n’en faut. L’évolution séculaire dans nos sociétés occidentales, qui contredit bon nombre de représentations actuelles, a été tant celle d’une réduction de la superficie cultivée et des prix des produits agricoles de base que la réduction de la part du temps de travail au cours de la vie.
Mais cette évolution s’est aussi finalement traduite par un accroissement des inégalités sociales. Les débats sur le « monde d’après » suscités par la pandémie actuelle sont-ils en mesure de changer la vision des enjeux sur l’agriculture et l’alimentation, en rapport avec l’idée d’une vie bonne ?
Manger pour (sur)vivre
Si on en reste à une conception basique de la nourriture pour survivre, l’idée que le problème de la faim soit lié à un risque actuel de pénurie agricole est tout simplement absurde, ce qui n’empêche pas que le thème d’une possible pénurie alimentaire soit constamment invoqué pour critiquer le gaspillage ou le bétonnage de terres agricoles.
S’il y a de bonnes raisons pour agir contre celles-ci, ce n’est pas du risque d’une pénurie de nourriture. L’accroissement récent dans le monde du nombre de personnes menacées par la précarité alimentaire (alors qu’il était en réduction jusqu’à 2015) a d’autres causes. Pourtant, dès le début de la pandémie, ce discours a refleuri. Par exemple, Éric Thirouin, président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB), écrivait dans l’Opinion en mai 2020 :
« Avec le Covid-19, la France mesure pleinement le rôle géostratégique et humanitaire de sa filière agricole, réconciliant les Français avec leurs agriculteurs, en rappelant leur mission première : “nourrir les hommes en France et dans le monde”. (…) Certains oublient un peu vite le passé avec les disettes, les pénuries, les intoxications alimentaires… lorsque nous n’avions pas la capacité de produire dans de bonnes conditions. »
On n’attend pas un autre discours du président de l’AGPB et du lobby des agro-exportateurs ! Ce qui est à noter est que, avec la Covid-19, la grande presse a relayé à la fois ce discours libéral et tout autant ceux prônant la souveraineté alimentaire, et donc une réorientation des politiques et de l’économie alimentaires. Brouillant ce message, le président Emmanuel Macron a repris ce dernier thème, sans que s’en suive un plan d’action du gouvernement. Dans le contexte créé par la pandémie, deux orientations stratégiques s’opposent avec plus d’ampleur médiatique qu’auparavant, un néo-productivisme peint en vert et l’agroécologie sous ses diverses formes, ceci dans un certain flou politique.
La situation actuelle, où l’on parait redécouvrir l’enjeu de la sécurité alimentaire, ne nous aide pas à percevoir correctement les enjeux alimentaires. La crise alimentaire sur laquelle alerte aujourd’hui la Food and Agriculture Organisation (FAO) est la conséquence de la crise économique provoquée par les mesures des États prises pour limiter la pandémie due au SARS-CoV-2, qui se conjugue avec celle qui était en cours à la suite à la crise financière de 2007.
Elle concerne les populations les plus pauvres, tant dans les pays riches que pauvres, qui sont concernées par les suppressions d’emplois et la réduction des opportunités de travail informel et par l’entrave aux migrations. Elle concerne des populations brutalement privées du revenu monétaire minimal nécessaire à leur survie. Elle a rendu plus visibles les inégalités sociales (pas seulement entre les pays), dont celles qui concernent l’alimentation. Les « émeutes de la faim » en 2008 rassemblaient, notamment en Afrique, des jeunes urbains ou des femmes ayant connu une hausse de leurs revenus monétaires mais dont l’amélioration des conditions de vie était compromise par la hausse des prix des aliments et du carburant : c’était des émeutes contre la vie chère.
Cette crise de la vie chère concerne aujourd’hui les pays européens et l’Amérique du Nord. En septembre 2020, le Secours populaire français redoutait un nouveau « raz-de-marée de la misère ». Selon Les Échos, en août 2020, le nombre d’allocataires du RSA était de 7 % supérieur aux prévisions sans l’épidémie. Des mesures d’urgence ont dû être prises à l’automne. Au-delà d’une augmentation des fonds consacrés à l’aide alimentaire, une augmentation des minimas sociaux et l’extension des bénéficiaires sont indispensables.
C’est au nom de la faim que nous sommes exhortés, d’abord enfants par nos parents, puis par les médias, à ne pas gaspiller la nourriture. Nous avons appris que l’on gagne son pain à la sueur de son front. Mais peut-on justifier la logique de produire toujours plus par le combat contre la faim ? La fiction qui lie la mission de l’agriculture au problème de la faim est si puissante que des arguments de bon sens ne sont généralement pas entendus, comme le fait que, partout dans le monde, l’on n’est pas en train d’arracher les vignes pour augmenter les surfaces vivrières. Il faut, au contraire assumer que les vignes permettent de transformer un excédent de terres, de bras et de soleil dont nous disposons en moments d’ivresse (et, aussi, de tristesse). De tout temps, les hommes ont cherché à tirer de la nature de quoi se nourrir et de quoi se griser.
La taille de la planète parait une limite infranchissable pour le développement de l’agriculture, quoique certains rêvent d’une agriculture verticale. Nous n’en sommes pas là : il y a trop de terres ! Les terres cultivées régressaient en 2010 de 11 à 12 millions d’ha/an, au bénéfice de la forêt (notamment en Europe), de l’urbanisation ou en laissant place à des déserts [1].
Les perspectives sur l’étude de l’économie et de l’histoire agraire et de l’alimentation ont été renouvelées par des travaux récents en termes de métabolisme social, grâce à une approche qui s’appuie sur la comptabilité des flux de matière, développée pour des études nationales ou sectorielles sur longue période et à l’échelle du monde. Elles le sont tout autant si on adopte la perspective d’une « économie générale » qui se défait de l’utilitarisme développée (dès 1932) par Georges Bataille, qui, il faut bien le dire, n’a pas eu d’écho chez les économistes (elle sera développée dans la seconde partie).
Si la perspective métabolique est aujourd’hui mobilisée pour l’analyse des régimes énergétiques sectoriels et nationaux, la mise en question de l’utilité de la production agricole reste taboue, aujourd’hui comme hier. Lorsque des excédents structurels sont apparus aux États-Unis dès les années 1940 et plus tard en Europe dans les années 1970, il a fallu cependant continuer à produire plus, pour nourrir (et dominer) le monde.
Agriculture et alimentation dans les économies industrielles et capitalistes
Le métabolisme est un concept biologique renvoyant aux processus par lesquels les organismes maintiennent un échange continu de matériaux et d’énergie avec leur environnement pour assurer leurs fonctions vitales, la croissance et la reproduction. De façon analogue, les systèmes socio-économiques dépendent d’un flux continu de matériaux et d’énergie pour se maintenir et se reproduire. Ces ressources sont converties en produits manufacturés et services, et en déchets et émissions. Trois « régimes socio-métaboliques » fondamentaux ont été distingués depuis les origines de l’humanité : celui des chasseurs-cueilleurs, celui des sociétés agraires et celui de la société industrielle.
La limite des sociétés agraires est leur dépendance à la production de biomasse reposant sur l’énergie solaire, d’où les luttes pour accroître leur espace vital. Ces limites n’ont pu être dépassées que par l’apparition d’un nouveau système d’énergie basé sur les ressources fossiles.
La croissance de la production agricole résultant de l’industrialisation de l’agriculture a permis une forte croissance démographique. Les capitalismes industriels anglais et américain, qui ont successivement dominé le monde, reposent sur des révolutions énergétiques et techniques et sur une transformation des structures sociales de la production agricole, en relation avec son intégration dans le vaste marché créé par le développement de l’industrie et de l’urbanisation.
Toutefois, ce n’est qu’après 1945, avec l’abondance de pétrole, que s’accélère une transition aux conséquences globales sur la planète. L’exploitation croissante du pétrole, la reconversion des industries de guerre et l’émergence de nouveaux rapports des familles paysannes au marché ont produit des changements rapides. La « révolution verte » s’est diffusée dans les pays dits « en développement » dans le cadre de l’hégémonie américaine. La croissance prodigieuse de la production agricole, qui repose sur un système énergétique complètement transformé, s’accompagne d’une transformation tout aussi radicale des systèmes et régimes alimentaires.
Ce modèle de croissance et le format de l’État-providence qui lui correspond ont été remis en question, d’abord par un ralentissement des gains de productivité dans l’industrie dès la fin des années 1960, puis par la contre-révolution sociale qu’amorcent les politiques de Ronald Reagan et Margaret Tchatcher dans les années 1980. Les sociétés et les économies sont transformées profondément depuis quatre décennies avec la globalisation, le développement des services, la financiarisation, l’informatisation et la robotique et la diffusion de l’idéologie néolibérale. La structure des échanges internationaux et les rapports de force politiques entre États ont aussi connu des changements majeurs.
Ces transformations ont bien sûr concerné les marchés agricoles et les systèmes alimentaires, avec notamment le développement de la normalisation à tous les stades des chaînes alimentaires, services compris. Toutefois, le régime énergétique et le régime de croissance agricole, eux, n’ont pas changé !
Production primaire, surplus agricole et régime énergétique de l’agriculture
En France, en vingt ans, entre 1954 et 1974, la production agricole est multipliée par 3,75 et le capital fixe par tête par 5,5 ! La productivité apparente du travail connaît un rythme de croissance plus élevé que dans le reste de l’économie, grâce à la prodigieuse capacité de l’agriculture paysanne entrepreneuse à absorber le « progrès technique », à la normalisation des processus de production et à l’incitation à investir (45 000 tracteurs à la Libération, 131 000 en 1950, 1 200 000 en 1970).
La dimension énergétique et métabolique du changement du régime de croissance agricole qui s’amorce au milieu du XXe siècle est mise en évidence par une étude sur la France portant sur les flux de matières, d’énergie et de travail dans l’agriculture depuis la fin du XIXe siècle (1882–2013). Les deux composantes essentielles de ce changement sont, d’une part, l’utilisation du pétrole comme source d’input énergétique (motorisation, chauffage, engrais, pesticides) qui devient quasi unique, d’autre part, l’existence d’une grande quantité de terres, rendues disponibles par la disparition de l’utilisation des bêtes de somme pour l’agriculture elle-même mais aussi pour les transports, les mines et autres industries ainsi que pour l’armée.
Ne plus avoir à nourrir des millions de chevaux, bœufs et ânes a libéré une surface considérable. De 1955 à 1975, le nombre de chevaux est passé en France de 3 à 0,1 millions de têtes, ce qui a permis la conversion de trois millions d’hectares précédemment cultivés avec de l’avoine. Les prairies atteignent un plafond dans les années 1970. On n’élève plus les animaux pour le travail mais pour la viande ou pour le loisir. Le développement de l’élevage industriel repose sur les céréales produites en France (blé) et les oléo-protéagineux importés.
Selon la même étude, entre 1880 et 1950, la production primaire nette de l’agriculture française, exprimée en équivalent énergie, est restée à peu près stable ; elle a ensuite triplé entre 1950 et aujourd’hui, malgré une réduction de la superficie agricole.
La production de céréales a été propulsée par des variétés à haut rendement, issues de la sélection génétique et conçues dans une perspective de valorisation des apports d’intrants fossiles. La diffusion d’un savoir agronomique de base et le contrôle des techniques de production par une importante technostructure ont joué également un rôle important dans le processus de changement.
Le rythme de croissance de la production ralentit en fin de période, ce qui est conforme aux observations d’un ensemble d’autres pays européens. D’une part, la décélération est due à l’augmentation de la production animale, ce qui implique une plus grande dissipation de la biomasse végétale. La part des produits animaux dans la production nette a doublé, passant de 16 % à 34 % sur la période étudiée. D’autre part, la production nette semble atteindre un plateau en raison de la stagnation des rendements, qui est observée dans différents pays, qui entre autres causes peut résulter d’une diminution des soutiens publics, selon les préceptes néo-libéraux.
Par ailleurs, dans un contexte de surproduction, la maximisation des rendements par hectare ou animal n’est plus toujours la meilleure façon de valoriser le capital investi dans les chaînes agro-alimentaires. La valeur marchande est créée de plus en plus par les services ajoutés aux stades de la production, de la transformation et de la distribution.
Le changement de régime énergétique concerne la source de l’azote nécessaire aux cultures. Celles qui apportent de l’azote au sol et qui également fournissent du foin (luzerne, trèfle et sainfoin) sont passées d’environ 2,5 millions d’ha (Mha) en 1882 à plus de 3,2 Mha au milieu des années 1960 (10 % de la superficie agricole). Aujourd’hui, ces cultures ne représentent plus que 0,2 Mha, caractérisant la disparition de la polyculture-élevage. La quantité d’azote apportée actuellement au sol par les engrais synthétiques correspond à l’équivalent de 8 millions d’hectares fantômes (évités) de cultures fixatrices d’azote, ce qui équivaut à 30 % de la superficie agricole totale en France.
Les transitions énergétique et de l’azote ont fait passer l’agriculture Française d’un régime agro-alimentaire-énergétique autosuffisant à un régime d’exportation alimentaire dépendant de l’énergie fossile importée, tant pour la production de carburants que d’engrais ou encore le chauffage des serres. La diminution de la surface cultivée est compensée par des « surfaces fantômes » et, dans le cas de la France, par des surfaces « importées » (alimentation animale), marque d’un régime métabolique extraverti.
Le surplus agricole (ce qui n’est pas consommé par l’agriculture) et la productivité du travail ont explosé, générant des excédents de terre et de travail. Ces excédents ont été absorbés dans le développement d’une société salariale, de consommation et de loisirs.
L’industrialisation a également fortement augmenté les surfaces agricoles consacrées à des cultures non alimentaires. Cette part a augmenté avec l’accroissement de la demande en bio-carburants (Brésil, États-Unis, Europe). La culture dédiée à leur fabrication est souvent vue en concurrence avec la production alimentaire et, pour certains commentateurs, constituerait une explication des hausses des prix agricoles de 2007-2008 (non vérifiée dans les études économétriques).
Quoiqu’il en soit, il y a une certaine place pour des débouchés non alimentaires avant qu’il ne manque de terres pour assurer la nourriture de l’humanité. Cette question complexe ne se réduit donc pas à l’idée d’une concurrence entre production de carburants et production de nourriture.
Élevage et accumulation du capital
L’industrialisation de l’agriculture suppose un développement industriel en amont qui trouve son débouché dans l’agriculture, ainsi qu’un investissement dans les unités de production agricoles (intrants et machines). Globalement, cette dynamique n’est possible que s’il y a des débouchés pour le surplus agricole, débouchés que la croissance de la population ne suffit pas à créer. Ils se trouveront essentiellement dans le développement de la consommation de produits animaux et dans l’industrialisation de l’élevage.
La production de viande est une façon de consumer l’excédent de protéines végétales (réduit par un facteur 7) au lieu de les brûler ou de les laisser pourrir dans les champs ! En termes économiques, le miracle est que l’agriculture trouve en elle-même un débouché avec le développement de l’élevage. Sans cela, il n’y aurait pas d’investissement de capital dans le secteur agricole. La métabolisation du pétrole en steak pour hamburger et en morceaux de poulet est le secret de la logique de l’industrialisation de l’agriculture et de l’accumulation capitaliste dans le secteur agroalimentaire. Ce moteur de l’industrialisation agricole est universel ; l’alimentation animale, l’élevage et les industries de la viande forment un complexe économique mondial.
Selon les types de pays, les trajectoires agricoles et les politiques agricoles sont différentes. Des pays agro-exportateurs comme l’Argentine ou le Brésil ont de larges excédents de terres par rapport à leur population. L’Argentine pourrait nourrir dix fois ses 44 millions d’habitants qui occupent un territoire grand comme cinq fois la France. L’agriculture y est diversifiée et le pays exporte des vins, des céréales, de la viande et, surtout, du soja, qui constitue aujourd’hui la plus importante culture et qui pour 90 % est destinée à l’exportation (plus du tiers des exportations).
L’Argentine est le troisième pays producteur mondial de soja derrière les États-Unis et le Brésil. Le territoire destiné à la culture de cette légumineuse est concentré dans la région de la Pampa, elle-même excédentaire en terres. Une large partie (qui se réduit) de sa production est destinée à l’élevage bovin extensif, à la consommation des Argentins et à l’export.
L’essor de la culture du soja démarre dans les années 1970 et s’intensifie au cours des années 1980-90, reposant sur les grandes entreprises internationales de la trituration et du commerce agricole et sur la mobilisation de capitaux financiers en quête de hauts profits par des fonds d’investissement agricoles qui louent la terre, le travail et les machines pour constituer des réseaux intégrés de production. La « rente soja » est répartie entre le capital financier, les propriétaires de terre et de machines et l’État argentin finançant sa politique sociale par la taxation des exportations agricoles. Cette rente repose sur un système technique efficace, quoique non écologiquement soutenable : le paquet technologique associant soja transgénique, glyphosate, engrais et semis direct couvre actuellement plus de 95 % de la zone ensemencée.
Certes, ce modèle de croissance est exposé à la concurrence internationale dans le secteur, en expansion, de l’alimentation des élevages industriels et à l’instabilité politique. Toutefois ce développement du soja est significatif d’un changement radical de régime énergétique, la culture du soja reposant sur le pétrole (engrais, pesticides, mécanisation) remplaçant les prairies naturelles de la Pampa. Ce changement contribue au développement de l’élevage industriel à l’échelle globale, tant en France qu’en Chine par exemple.
Modernisation et domination de l’agriculture
La modernisation de l’agriculture est un mouvement ambigu.
Vu sous l’angle sociétal, c’est un mouvement social qui mobilise une fraction des paysanneries à la poursuite d’un idéal d’autonomie, impliquant une lutte contre l’arbitraire de l’autorité, contre les préjugés et contre les contingences de la tradition avec l’aide de la raison. Il s’agit d’une volonté entreprenante qui est récompensée par une reconnaissance sociale, celle (symbolique) d’être un pilier de la nation et celle (politique) d’un statut permettant l’intégration sociale. Ce mouvement est aussi celui d’une diffusion de savoirs qui soutiennent l’intensification (transformation des règles, des façons de coordonner l’action dans les filières et de définir les qualités).
D’un autre côté, on peut voir dans la modernisation une prise de contrôle des terres par le capital, qui est un mouvement global, et la technostructure qui sert ce mouvement. Christophe Bonneuil, dans le cadre d’une enquête de 2021 organisée par la revue Terrestres sur la « prise » et la « reprise » de terres, entend par « prise de terre » l’établissement au nom de la modernisation d’un ensemble d’emprises sur le territoire pour en donner un monopole d’usage aux acteurs qui concourent, par l’accroissement des livraisons aux marchés et des consommations productives, à l’accumulation élargie du capital.
L’État a orchestré le monopole d’accès à la terre des acteurs qui étaient jugés suffisamment productifs. Le remembrement a provoqué une véritable transformation du territoire. La « révolution fourragère » s’est traduite par le retournement des prairies. Les usages les moins productifs ont été écartés du territoire, tandis que des acteurs essentiels ont été éradiqués – microbes et faune du sol, flore et faune des cultures et des haies, etc.
La dénonciation de l’emprise du capital à la fois sur la terre et le travail, qui commence avec Marx, met en évidence une logique d’ensemble et évite l’illusion du progrès. Mais la reprise des terres sur la seule base de cette dénonciation ne peut regrouper que des minorités. Ce sont les valeurs professionnelles qu’il faudrait renverser, si l’idéal d’autonomie de la modernisation est capable se re-générer pour devenir celui d’une autonomie des formes de vie à la recherche d’une souveraineté partagée.
La globalisation du régime alimentaire
L’alimentation ne se réduit pas aux calories absorbées et à une dimension nutritionnelle ; elle a de multiples facettes : sanitaire, économique, symbolique, politique, hédonique, patrimoniale, éthique, etc. Si la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation a décru en moyenne au cours des dernières décennies (en France, 20 % en 2014 contre 35 % en 1960), de nouvelles attentes sociétales et politiques concernant l’alimentation se sont affirmées.
Les questions de qualité, notion pluridimensionnelle, ont pris une grande place dans les médias et dans les stratégies de concurrence. On voit parfois ces questions essentiellement à travers ce que l’on nomme les « alternatives », initiatives de producteurs et de consommateurs visant à contourner le « système ». Mais, plus fondamentalement, ce sont des questions que le « système » a fait siennes, le pouvoir de marché passant à l’aval des chaines de valeur agro-alimentaires, maitrisant la segmentation des marchés entre bouffe bon marché et produits de distinction.
Cette mainmise s’est opérée dans un contexte de globalisation et de développement des services (finance, marketing, logistique, alimentation hors domicile et services alimentaires). Cette socialisation de l’alimentation a certes suscité des mouvements de réaction, mais aussi des « peurs alimentaires » (de la vache folle au concombre masqué), provoquant des crises d’opinion ou médiatiques qui ont secoué les marchés concernés et dont les conséquences ultimes ont été un renforcement des systèmes de normalisation, contribuant ainsi à la globalisation des marchés.
Avec le développement du surplus agricole, la baisse des coûts de production et la hausse des salaires, le régime alimentaire des couches populaires s’est enrichi. Ce n’est pas avant la fin des années 1950 qu’augmente la consommation de fruits (autres que ceux du jardin ou sauvages) dans les ménages populaires ; plus tard, ce sera le cas des laitages et fromages, de la viande et des vins supérieurs.
L’enrichissement de l’alimentation avec l’élévation des revenus monétaires est une loi universelle. Elle concerne, dans les décennies récentes, des pays émergents comme la Chine, c’est-à-dire de grandes masses de population.
L’industrialisation et l’internationalisation de l’agriculture et des chaînes alimentaires et le développement des grands réseaux de distribution ont permis d’intégrer dans l’alimentation bon marché, distribuée par les supermarchés et les fast-foods, une proportion croissante de produits animaux. La consommation de viande au niveau mondial augmente régulièrement et devrait continuer à augmenter malgré de nouveaux comportements, sauf crise économique majeure.
La transformation du régime alimentaire populaire correspondant à cette évolution a démarré après-guerre aux États-Unis avant de s’étendre dans les années 1970 à l’Europe de l’Ouest. Elle se traduit par un accroissement significatif de la part des calories d’origine animale dans la ration alimentaire, conduisant à une augmentation de la part des lipides et une diminution symétrique de la part des glucides (féculents).
Cette transition alimentaire et nutritionnelle, qui a vu la population consommer de plus en plus de calories, d’acides gras insaturés et de sucres et sels ajoutés, a conduit à des problèmes de santé publique tels que l’augmentation de l’obésité et du nombre de maladies cardiovasculaires et de cancers. Ce régime s’étend dans le monde en développement dans les années 1990, marquées par l’extension des supermarchés.
Certes il existe aujourd’hui des zones de résistance à la malbouffe (marchés de producteurs et circuits courts, en particulier en label bio, etc.), en France, en Italie et ponctuellement, à échelle locale comme à San Francisco, dans le monde occidental, mais il n’y a pas (encore) de renversement notable de tendances au niveau global en matière de consommation alimentaire, du régime d’accumulation agricole et de son impact écologique.
Ce que disent les experts de la capacité de la planète à nourrir l’humanité
Si aujourd’hui l’alimentation est surabondante, bien qu’elle manque pour certains, il est légitime de se demander si la croissance de l’agriculture pourra continuer à faire face à un accroissement de la population et quelles en sont les limites ? La terre pourrait-elle nourrir 9 ou 10 milliards d’êtres humains annoncés pour 2050 ? Avec 12 milliards d’humains à la fin du siècle la planète s’effondre-t-elle ?
La question des relations entre le nombre d’humains et les ressources qu’offrent la planète et le soleil qu’elle reçoit est bien une question sérieuse, abordée depuis déjà longtemps dans des travaux pluridisciplinaires de modélisation.
Ceux-ci ont d’abord tiré très fort la sonnette d’alarme. Dès les années 1970, des voix inquiètes de l’épuisement des ressources de la planète et des pollutions à laquelle conduisait l’industrialisation de l’agriculture, dont celles qui, comme René Dumont [2], avaient d’abord prôné cette voie, ont alors appelé à des politiques de contrôle des naissances. Toutefois, les modèles les plus récents sont moins alarmistes.
On ne peut laisser aux modèles le dernier mot. Ce qui apparait comme un effet structurel est le résultat social et écologique des comportements humains dans leur multitude. Les changements peuvent se produire plus ou moins vite ou différemment que ne le prédisent les modèles. Néanmoins, je citerai deux études récentes qui, parmi d’autres, apportent de l’eau à mon moulin, sans prétendre toutefois qu’elles ne soient pas, comme tout modèle, contestables.
Avec une méthodologie nouvelle, une étude publiée par The Lancet établi un scénario de référence avec un plafond démographique en 2064 à 9,3 milliards (estimation basse 8,84 – haute 10,9) puis un déclin à 8,79 milliards (6,83 – 11,8) en 2100 (avec une incertitude importante. Il reste possible que la population du globe approche les 12 milliards). Les auteurs montrent que la continuité des tendances d’amélioration du niveau d’instruction des femmes et de l’accès à la contraception accélérera la baisse de la fécondité et ralentira la croissance démographique. On pourra estimer à partir de ces données que l’éducation des femmes devrait être une priorité des politiques de développement.
Par ailleurs, selon ce scénario, un taux de fertilité régulièrement inférieur au niveau de remplacement dans de nombreux pays, y compris la Chine et l’Inde, aura, du fait du vieillissement de la population des conséquences économiques, sociales, environnementales et géopolitiques – y compris en ce qui s’agit des régimes alimentaires.
Une étude de 2020, pilotée par l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique, en modélisant l’impact de la production agricole sur plusieurs compartiments écologiques, conclue que si les conditions écologiques de bon état de la planète étaient strictement respectées, le système alimentaire actuel pourrait fournir une alimentation équilibrée (2 355 kcal par habitant et par jour) pour 3,4 milliards de personnes seulement.
Toutefois, cette même étude montre que la transformation vers des modes de production et de consommation durables pourrait nourrir 10,2 milliards de personnes à l’intérieur des frontières planétaires. Les principales conditions pour qu’un tel scénario se réalise concernent une redistribution spatiale des terres cultivées, l’amélioration de la gestion de l’eau et de l’azote, la réduction des déchets dans la chaîne agro-alimentaire et un changement des régimes alimentaires.
Les régimes alimentaires prennent une part croissante dans les préoccupations de santé publique. Considérant que la pandémie de Covid-19 est d’origine zoonotique, comme 75 % des maladies émergentes, le Programme des Nations unies pour l’environnement et l’Institut international de recherche sur l’élevage ont publié en juillet 2020 un rapport identifiant les facteurs anthropiques concourant au développement de ces pandémies. Parmi eux, la demande croissante de protéines d’origine animale, en particulier en Asie, qui va avec l’intensification et l’industrialisation des productions animales, ainsi que le commerce et les transports d’animaux vivants qui en découlent.
Ce rapport vise à inciter les organisations internationales à prévenir un prochain épisode, en brisant la chaîne de transmission selon l’approche « une seule santé », non seulement par des mesures développant la biosécurité (surveillance du vivant), mais concernant aussi la biodiversité et la répartition de l’usage des sols.
L’agriculture et l’alimentation pèsent assurément sur l’avenir de l’humanité. La transition vers une alimentation durable, nourricière et enchanteresse n’est pas une mince affaire du fait du contexte géopolitique. On ne peut imaginer des politiques valides, qui concernent la lutte tant contre la faim que contre le pillage de la planète, si l’agriculture est réduite à une seule mission.
Les discours culpabilisateurs n’y suffisent pas ; il faut revaloriser la Terre, la terre, les nourritures et l’habiter. Pour aborder cette question, il nous faut mieux comprendre l’évolution des systèmes alimentaires dans leur double dimension nourricière (apport de calories) et culturelle (enchantement, ivresse, addiction).