Le drôle de Docteur Djian – sur Double Nelson de Philippe Djian
Il y a bien un médecin, prénommé Georges, dans le nouveau roman de Philippe Djian, qui emprunte assez drôlement son titre à une prise de catch : Double Nelson. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’on aura eu envie ici de parler du « Docteur Djian » : plutôt pour s’amuser de l’espèce de coïncidence qui fait des initiales de l’écrivain l’acronyme anglo-saxon du titulaire d’un doctorat – PhD, pour « philosophiae doctor ».
Philippe Djian n’a pas soutenu de thèse à universitaire, à notre connaissance, mais il a sur la littérature des idées, des principes, une sorte de corpus informel de conceptions qui en font un drôle de docteur et savant original, lequel fait paraître à un rythme quasi-annuel des romans comme autant de publications scientifiques… On peut y lire, en tout cas, le résultat d’expériences d’écriture parfois presque loufoques et toujours passionnantes.
Voici donc Double Nelson, dont on pourrait dire a priori qu’il s’inscrit dans une veine mineure, voire néo-scénaristique (on sait que Oh… a donné lieu à Elle de Paul Verhoeven, par exemple, et on se souvient, outre le trop fameux 37°2, des adaptations de Téchiné ou des frères Larrieu ; on connaît moins, en revanche, les relations de Djian avec Maurice Pialat, juste avant sa mort, sur un projet qui demeurera donc une source de rêverie…). Qu’importe : ce nouveau récit assez bref, centré comme presque toujours sur une affaire de couple, se lit à nouveau comme une captivante variation expérimentale où l’auteur – c’est chez lui une constante – s’emploie d’abord à s’amuser.
Il faudrait en effet commencer par là : cet écrivain volontiers raillé pour des audaces métaphoriques où certains ont vu des incohérences, mais dont le style, autrefois étudié par le grand Jean-Pierre Richard (dans L’État des choses, étude sur huit écrivains d’aujourd’hui, Gallimard, 1990), a évolué vers plus de sobriété elliptique, est d’abord un singulier blagueur.
Ce n’est pas si simple, à vrai dire, de définir l’ironie de notre bon Docteur, mais il y a quelque chose dans ses livres qui, très souvent, sous l’apparence de la noirceur, fait souffler une sorte de folie souriante, liée aux situations comme aux dialogues, en tout cas à un certain art dans la construction des personnages. Ces personnages, qui intéressent Djian à la manière de ses modèles américains, sont chez lui des figures explicitement « genrées », dans un contexte cependant indécis, entre côte basque et suburbs américains, à l’intérieur d’un espace qui peut faire penser, de roman en roman, à une manière d’enclos mental à la Twin Peaks ou de variante post-faulknérienne à la française.
Bref, c’est un monde, avec sa géographie sans nomination précise mais ses variations détaillées de température, et un goût marqué pour les considérations météorologiques (le précédent livre de Djian, 2030, avec son espèce d’apocalypse climatique en chambre, marquait en ce sens une forme d’aboutissement ironique).
Le bistouri baladeur et parfois bizarre du style de Djian semble inciser souvent sa propre chair.
Dans ce monde-laboratoire, les êtres sont soumis à de drôles de protocoles romanesques, comme si l’auteur posait une sorte d’hypothèse théorique pour la soumettre à validation, au travers des étapes progressives du récit. On pourrait presque parler d’une dette au Zola du Roman expérimental (cet essai de 1880 aujourd’hui assez difficilement lisible, avouons-le), si l’univers du romancier ne se montrait si rétif à des catégorisations sociologiques ou néo-naturalistes : ses livres disent quelque chose du temps, mais dans une sorte de hors-champ quasi-abstrait de la société – d’où leur étrangeté, qui ne doit pas être sous-évaluée du fait de leur fréquence, de rentrée en rentrée. Double Nelson instaure en tout cas ce même processus expérimental : Djian met en présence une femme forte (on évitera de dire ici « puissante ») et un homme problématique, écrivain de son état, Édith et Luc, aimantés d’entrée par leurs différences.
Le livre s’ouvre quand ils se quittent : elle est officier d’élite, dans les forces spéciales d’intervention de l’armée ; lui peine sur un roman en cours, mais a encore quelques succès, même si le monde de l’édition, malicieusement évoqué au passage, ne se porte pas au mieux. L’effet choc réside dans le fait qu’elle n’hésite pas à le frapper : leur courte histoire a commencé ainsi par un malentendu, qui a fait de Luc une fausse cible, ce qui a suffi à le séduire.
La scène vaut le détour, dans sa simplicité brutale, un peu goguenarde :
« Elle avait fondu sur lui à pieds joints et sous le choc l’avait flanqué par terre alors qu’il était arrêté et prêtait l’oreille à un bruit d’hélicoptère qui stationnait au-dessus des bois. Et avant qu’il n’ait eu le temps de dire ouf, elle était à cheval sur lui et le bâillonnait dans la foulée au moyen de ruban adhésif. Il avait tâché de la faire basculer mais elle lui avait envoyé son coude en pleine figure et profité de l’avoir sonné pour lui lier les poignets avec un Serflex.
Il repensait parfois avec un sourire attendri.
Elle s’était relevée et parlait dans un microphone fixé au revers de son treillis cependant qu’il grognait, se tortillait sur le sol et cherchait à la déséquilibrer, mais elle esquivait et lui écrasait la figure sous une semelle crottée de ses rangers. Comme il ruait malgré tout dans les brancards, elle avait grimacé et lui avait envoyé un méchant crochet au menton. Elle semblait très énervée. Dans son micro, elle les traitait de connards, d’une voix sifflante. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Elle l’avait presque mis KO. Mais déjà, il était ensorcelé. »
On a compris que le ressort de l’expérience romanesque est ici d’inverser les pôles traditionnels du masculin et du féminin, dans ce couple où le sexe compte terriblement, Djian semblant presque se défouler en multipliant les variations érotiques, avec une sorte de gourmandise obsessionnelle assez réjouissante, bien que parfois légèrement insistante. Quoi qu’il en soit, le jeu de l’écriture est dès lors comme un cache-cache avec les possibles clichés des figures d’accouplement – au sens premier d’appariement, entre deux figures caractérisées à l’extrême par leurs fonctions – la militaire, l’intellectuel. D’où une série de positions et de mouvements, selon une physique romanesque assez souple, dédoublée par la présence de voisins (le voisinage est chez Djian un thème majeur) formant eux-mêmes un couple assez intriguant…
On n’en dira pas beaucoup plus de l’intrigue, parce qu’au fond elle compte assez peu, même si elle tient efficacement le tout, en poussant parfois jusqu’au rocambolesque d’une affaire de prise d’otages assez improbable, dont on soupçonne qu’elle puisse avoir été pensée comme la matière d’un film futur.
L’important n’est pas là, même si l’écrivain, un peu moins audacieusement elliptique que d’ordinaire, s’amuse de toute évidence avec les relances de l’action, de séquence courte en chapitre bref : il sait y faire. L’important, nous semble-t-il, tient plutôt à cette manière sèche de découper dans une prose en apparence informative des morceaux de littérature ombreuse : la part obscure – on pourrait dire : de faible intensité – d’un homme amoureux encombré, dont l’écriture est le métier mais la myopie un fait, quand il s’agit de regarder au plus près de son propre miroir.
Il y a ainsi de la nuit, dans Double Nelson, et des troubles climatiques qui renvoient à des brouillards intérieurs, des pluies assez peu franches. Djian est expert dans la manière de traquer l’hypocrisie, quand elle a à voir avec les fictions que l’on s’invente, en particulier dans les rapports amoureux ou familiaux. Du coup, le bistouri baladeur et parfois bizarre de son style semble inciser souvent sa propre chair : scarification ironique de l’artiste devant la vanité de ses tours ou manipulations, qui sait faire jaillir aussi l’inattendu d’une vérité.
Pour le dire autrement : le bon Docteur Djian, décidément, n’est pas mauvais dans la saignée.
Philippe Djian, Double Nelson, Flammarion, 2021.