La folie douce de Lee « Scratch » Perry
Parmi les grandes éminences du son enregistré, trois des plus cités ont à un moment donné basculé dans la folie. Phil Spector, architecte du fameux « wall of sound », qui étalonnait ses chansons sur une démesure orchestrale en tout point wagnérienne, dirigeait certaines séances en studio à coups de revolver et a fini sa vie en prison après sa condamnation pour le meurtre d’une jeune actrice. Brian Wilson, à qui revient le meilleur du répertoire des Beach Boys, et la production de grands disques tels que Pet Sounds ou Smile, a passé trois ans sans quitter son lit, effrayé qu’il était par le monde extérieur (avant qu’un psychiatre ne l’en extirpe alors qu’il pesait autour de 150 kilos). Joe Meek, le producteur anglais le plus influent de la première moitié des années 60, le premier à utiliser des outils tel que le compresseur et à faire usage d’effets sonores comme l’écho et la réverbération, tuera sa propriétaire avant de se suicider avec un fusil de chasse.
Moins traumatiques et sanglantes – mais tout aussi marquantes – auront été la vie et la carrière de Rainford Hugh Perry, mieux connu sous le nom de Lee Perry, dont la récente disparition clôt définitivement l’âge d’or de la musique jamaïquaine. Spector, Wilson et Meek ont été les premiers à envisager le studio comme un instrument à part entière. La plus grande folie de Lee Perry fut d’avoir conçut le sien comme une arche sensée ramener vers le continent mère, spirituellement du moins, les filles et fils de cette Afrique à laquelle leurs ancêtres avaient été arrachés. Rien de fortuit à ce que son studio, l’un des hauts lieux de l’histoire de la musique moderne, ait été baptisé Black Ark, « l’arche noire ».
Au cours de l’été 1978, j’ai eu la chance de rendre visite au producteur jamaïquain chez lui à Kingston, dans le quartier tranquille de Washington Gardens, et d’assister à une séance de mixage dans son fameux laboratoire sonore.
Je dis chance parce que quelques mois plus tard, pris d’une violente crise de paranoïa, il y mettait le feu et se retrouvait interné à l’hôpital psychiatrique Bellevue. Certains des grands classiques du reggae des années 70 – Police & Thieves de Junior Murvin, War In a Babylon de Max Romeo, Congoman des Congos, To Be A Lover de George Faith et tant d’autres – sont sortis de cette petite capsule aux murs tapissés de photos, de pochettes, d’auto-collants, de graffitis, ruisselants de colifichets, de symboles ésotériques et de gris-gris en tout genre. Un lieu digne de l’atelier d’André Breton mais en plus bordélique et vaudou.
Derrière sa console, en débardeur jaune canaris et short de nylon rouge, coiffé d’une casquette de hustler, un joint aux lèvres, ce petit homme sec au regard laser dansait tel un sorcier sioux tout en triturant ses curseurs en rythme. Je ne l’ai pas vu souffler la fumée de son spliff sur les bandes comme il avait, disait-on, coutume de faire – pour y ajouter sans doute un supplément d’âme – mais il était clair que j’assistais à beaucoup plus qu’une simple séance de travail. « Cette arche a besoin d’un combustible extraordinaire pour se mouvoir et cette énergie s’appelle reggae », m’asséna-t-il d’un ton sentencieux.
Le reggae comme révolution sonore
S’il est impossible d’attribuer à un seul la paternité du reggae, qui comme tous les grands courants du siècle dernier s’abreuve à de multiples sources, il est indiscutable que sans la contribution de Lee Perry cette musique n’aurait jamais été ce qu’elle fut : une révolution sonore, sociale, psychologique, spirituelle.
Dans un essai resté célèbre (Frères d’une autre planète) où le producteur jamaïquain est associé à deux autres excentriques, l’extra terrestre du funk George Clinton et le spationaute du jazz Sun Ra, le journaliste John Corbett donne une clef commune à ces univers musicaux foisonnants, fascinants et subversifs. D’une manière distincte, tout en partant des mêmes postulats (musique, folie, espace) tous trois ont cherché à « transformer le présent en articulant un futur alternatif ».
Dès lors, toute métaphorique et mégalomane qu’elle ait été, son identification à Noé et à son arche se comprenait dans le contexte d’oppression et d’acculturation qu’avait enduré la diaspora noire depuis quatre siècles. Mais elle se lisait également à la lumière d’un vécu personnel compliqué, celui d’un producteur, arrangeur, interprète et compositeur de génie, aux mille trouvailles et expérimentations acoustiques, aux franchissements insolites, aux fertiles extravagances, dont abusèrent sans vergogne les nababs de l’industrie musicale jamaïquaine – Duke Reid, Clement « Coxsone » Dodd et Joe Gibbs notamment.
Ce sont ces trois pontes que vise le texte de Small Axe, titre majeur parmi ceux qu’il produisit entre 1970 et 1971 pour Bob Marley & The Wailers, dont l’idée et la formule lui étaient venues un beau matin avant que Marley ne les assortisse d’une mélodie. Ainsi ce n’est plus le « gros arbre » (« the big tree ») que se destinait à sabrer la « petite hache » mais bien ces « trois gros » (« the big three »), envers qui il conservait une rancune tenace.
Sans sa collaboration avec Perry, le talent de Marley n’aurait jamais pu mûrir de la sorte. Sa manière de chanter et d’écrire changea du tout au tout après l’avoir fréquenté. Sans parler du renfort essentiel que constitue la section rythmique des frères Barrett, devenue le socle des Wailers après avoir été celui des Upsetters, le groupe de Perry.
Il libéra Marley des influences américaines, l’incita à se ré-enraciner dans une réalité et un langage – le patois – proprement jamaïquains, tout en l’amenant à franchir le mur du son qui enfermait la production locale. Sa plus grande contribution restant de lui avoir montré la seule voie possible pour un artiste issu du ghetto : devenir un shaman, un guérisseur. Si le reggae est cette autre chose dont parle Marley dans Lively Up Yourself (« reggae is another bag ») c’est en raison de cette vocation holistique qu’ont honoré ses meilleurs représentants.
Sa vie durant, il a mené une même quête. « Quand je fais de la musique, je pense à la vie, à créer la vie. Je veux qu’elle vive et qu’elle fasse du bien » disait-il, toujours sous l’influence d’une jeunesse passée à fréquenter différentes confréries religieuses – Church of God, Orthodoxe Ethiopienne, Eglise de la Sainteté… – dans la paroisse de Hanover au nord est de l’île où il serait né en 1936.
Plus tard à l’instar de Sun Ra, autre pionnier de l’afro-futurisme, il reviendra sur son état civil, affirmant venir de la planète Jupiter d’où il aurait été enlevé par des extraterrestres. Dans un registre moins fantasque, il confiera au journaliste David Katz qui lui a consacré une biographie qu’il a passé toute son enfance « les pieds nus, les poches et le ventre vides ».
Peu versé dans les études, il quitte l’école très tôt pour devenir champion de dominos, « sport » le plus populaire sur l’île après le cricket et le football–devenant même professionnel et remportant de nombreux tournois. Il se taille aussi une réputation de danseur émérite dans les bals de la région où il hérite d’un premier surnom, « Neat Little Man » (« petit homme soigné »).
Au milieu des années 1950, âgé d’une vingtaine d’années, il obtient un emploi sur le chantier de construction d’un hôtel de Negril, station balnéaire de la côte sud. Il y conduit chaque jour un bulldozer qui devient, à l’en croire, son premier instrument de musique.
Aux commandes de son engin, il dirige une symphonie pour rocs, remblais et talus dans laquelle il croit entendre le son de la création du monde. Il y déchiffre même le signe d’une volonté supérieure. Pour lui, il ne fait aucun doute que sa confrontation avec le « roi pierre » (« king stone ») est une invitation en bonne et due forme à se rendre sans plus tarder là où l’appelle son destin : Kingston. Plus tard, tourmenté par cette même fièvre mystique et hallucinatoire qui jamais ne retombera, il élèvera aussi bananes et noix de coco au rang de divinités.
Des innovations sonores au service de la musique du déracinement
S’ensuivront des tribulations résumant assez bien les mœurs du milieu musical de l’époque, les mêmes auxquelles Marley s’affrontera un peu plus tard. Abus, spoliations et molestations, rien ne lui sera épargné. Son indépendance, il la gagnera de haute lutte contre ce système féodal en criblant le hit parade de skas vengeurs inspirés des western-spaghettis dont Return of Django, son premier succès en Angleterre.
Devenu dans les années 70 ce grand sachem du son, et opérant avec des sobriquets aussi divers que farfelus – Super Ape, Pipecock Jackson, Inspector Gadget, The Upsetter (« l’emmerdeur »), le plus endurant restant Scratch dont il avait hérité d’après la chanson Chicken Scratch, où il faisait la promotion d’une nouvelle danse imitant une poule en train de gratter le sol – il enregistrera au Black Ark ses albums essentiels comme Super Ape ou Roast Fish Collie Weed & Corn Bread, accueillant dans le même temps tout le gratin du reggae. Mais aussi des sommités du rock comme Paul McCartney ou Clash pour qui il produira ce Complete Control. Comme une profession de foi.
C’est l’époque où avec l’aide de machines telles que la reverb Echoplex et le phaser Mutron, activateurs du dub dans une approche initiée par l’ingénieur King Tubby, il remodèle la matière sonore, la re-spatialise, projetant dans un espace infini ses obsessions liées à l’Afrique, au déracinement, à l’esclavage, à la rédemption, et ouvrant accessoirement la voie à tous les genres en devenir, du hip-hop à la house, de la techno au trip-hop, et jusqu’au dub step et au grime. En cela, Lee Perry aura, bien avant l’ère des DJ, la toute première superstar ayant pour instrument la console et pour technique le remix.
S’évader d’un monde hostile
Il y a 4 ans, j’ai rencontré une dernière fois le petit homme après un concert donné dans une ancienne centrale électrique du quartier Octobre Rouge de Moscou. Lui qui vivait réfugié depuis 25 ans avec sa seconde épouse Mireille Perry dans un chalet d’Einsiedeln en Suisse alémanique semblait d’ailleurs insensible froid glacial régnant dans la capitale russe en plein février.
Sur scène, il venait de livrer une performance très respectable pour ses 81 ans, sautillant comme un enfant qui joue à la marelle dans une cour de récré. Vêtu d’un pantalon aux imprimés pastels, qu’aurait pu designer la revue Pomme d’Api, d’un gilet constellé de patchs rastafariens, coiffé d’une casquette de baseball rouge incrustée de miroirs, il trinquait au vin blanc, puis au rouge, avec les premiers rangs, des gamins et gamines visiblement fans vu la quantité de pochettes de disque et de DVD brandis au vieux démiurge dans l’espoir d’un autographe.
Ne chantant plus guère (deux choristes s’en chargeaient), il débitait toujours en rythme sa poésie lunaire, savourant jusqu’à la dernière goutte le miel d’une popularité reconduite par la génération des ravers. Face à cette évidence, je lui demandais les raisons de son désamour déclaré pour la nouvelle scène musicale jamaïquaine. « Parce que je ne suis pas jamaïquain, me répondit-il. Je suis un éthiopien, je suis un africain. En Jamaïque, ils m’ont toujours traité comme un moins que rien. Mon travail a été pillé par des gens qui l’ont détourné pour en faire quelque chose de mauvais, de nocif, le dancehall, tout ça… »
Malgré ce ressentiment tenace, une certaine sérénité semblait l’avoir gagné. On était loin du Lee Perry sortant son sexe pour accueillir les journalistes féminines, n’utilisant des mots que les consonnes, représentant selon lui les lettres noires de l’alphabet, et omettant les voyelles, lettres blanches, qu’il remplaçait par des « x ».
Loin du savant fou qui un beau matin avait mis le feu à son studio parce qu’il le jugeait hanté. Pour le disc jockey et producteur anglais Adrian Sherwood, qui compte parmi les adeptes mais aussi les collaborateurs de Perry (il a produit trois de ses albums), cette histoire de folie est bonne à ranger parmi les nombreuses stratégies conçues par l’intéressé pour échapper à une réalité devenue ingérable.
« À l’époque, il vivait l’enfer à Kingston. Il était en plein divorce, des gangsters venaient chaque matin lui extorquer de l’argent, des musiciens le mettaient sous pression pour obtenir également de l’argent et il était en conflit avec Island, sa maison de disque. Il a fait une sorte de dépression. Je crois néanmoins qu’il a sans doute exagéré son état, qu’il a simulé la folie et brûlé le Black Ark pour se faire interner. Beaucoup de gens ont pris cette folie pour argent comptant. Il était sur le fil du rasoir. C’est quelqu’un de très intelligent et de sensible, il a trouvé dans l’incendie du studio, dans ce sacrifice, une issue de secours. »
S’évader d’un monde qui lui sera resté hostile sa vie durant, dans la pauvreté ou dans la prospérité, trouver dans le son un refuge, l’utiliser à la manière d’un camouflage pour confondre la réalité ou la transcender, tel aura été le grand dessein de Lee « Scratch » Perry. En quittant cette planète qui lui fut si souvent ingrate, il laisse de cette vibration-là un écho à jamais magique.