Parabole dans le désert – sur Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid
D’abord le bruit d’une moto pétaradante, puis des lampadaires, longues virgules inversées zébrant le beige d’un ciel chagrin. Sous une pluie battant la mesure, le deux-roues zigzague, rageur et rugissant entre les voitures sur le périphérique. Tout va ensuite vite, très vite, encore plus vite : casque enlevé, combinaison de cuir dézipée, crinière dévoilée, bouts de texte lâchés, collants déchirés. D’autres jeunes femmes, semblables par leur épaisse chevelure bouclée, se succèdent, morcelées par le montage, et Welcome to the Jungle des Guns N’ Roses accompagne le défilé. En guise d’articulation entre les vidéos YouTube, les citations de Tweets et les allers et venues tourbillonnants, le même plan rapproché sur différents genoux mis à nu.
On recolle bientôt les morceaux, on comprend que nous assistons à des auditions : Y. (Avshalom Pollak), le réalisateur et double de Lapid, est à la recherche d’Ahed et de son genou pour un projet de film encore flou. On se souvient alors, bien sûr, de cette histoire dont les images avaient fait le tour du monde en 2017 : Ahed Tamimi, militante palestinienne devenue iconique pour avoir, à 16 ans, giflé un soldat israélien en Cisjordanie occupée. Elle avait été arrêtée, menottée et emprisonnée plusieurs mois pour ce geste, mais tout cela n’avait pas semblé suffisant à Bezalel Smotrich, député israélien qui avait exprimé ses regrets sur Twitter : « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou. Au moins, elle aurait été assignée à résidence pour le reste de sa vie ».
Le film bifurque sans transition, et ce début apparaît alors comme un singulier prologue en forme de fausse piste : la pluie et la ville laissent place au désert, le centre à la marge. On suit Y., invité à présenter son film dans une bibliothèque jouant le rôle de centre culturel de l’Arava. Il y est accueilli par la pétillante et loquace Yahalom (Nur Fibak), directrice adjointe des bibliothèques nationales, originaire de la région mais vivant désormais à Jérusalem. Un érotisme tenace s’installe, sous l’égide de la loi de l’attraction-répulsion qui innervera tout le film – à la tension sexuelle répond le malaise politique, à la crise éthique la soumission économique. Un simple formulaire va cristalliser ces enjeux : le cinéaste doit le signer, et ainsi s’engager en amont à ne pas aborder certains sujets sensibles avec le public, à savoir tout ce qui pourrait hérisser le ministère.
Lapid parachève sa trilogie autofictionnelle en retournant sur sa terre natale pour interroger sa mission de cinéaste.
L’histoire est inspirée de l’expérience du réalisateur. En 2018, Nadav Lapid était allé lui-même présenter L’Institutrice à Sapir, le village perdu dans le désert qui sert de décor au présent film. Au moment où il écrit le scénario du Genou, les artistes israéliens sont vent debout depuis des mois : Miri Regev, la ministre de la Culture de l’époque, entend contrôler et encadrer plus étroitement la création, attaquant les films, livres ou pièces de théâtre qui feraient l’outrage de ne pas soutenir avec assez de ferveur le gouvernement en place, ou répandraient de supposées idées séditieuses. Pour cela, rien de tel que de chercher à réduire ou supprimer les subventions publiques aux artistes concernés. « Un ministre de l’art qui déteste l’art dans un gouvernement qui déteste la beauté humaine », est-il proféré dans Le Genou d’Ahed…
Après l’enfant poète de L’Institutrice, après le jeune homme plein d’aspirations déçues du film d’apprentissage parisien Synonymes, Lapid parachève sa trilogie autofictionnelle en retournant sur sa terre natale pour interroger sa mission de cinéaste, et demander, plus largement : comment peut-on être Israélien ? À 45 ans et avec quatre longs-métrages, son alter-ego à l’ego altéré déclare à deux reprises : « On parle toujours de moi comme un jeune cinéaste. Mais je suis vieux. » Plus que la vieillesse, c’est une fatigue que l’on perçoit, comme s’il fallait épuiser une dernière fois, dans un ultime soubresaut, ces questions qui ne cesseront pour autant probablement pas d’agiter le cinéaste. Le désert croît, un cri dans les dunes, et l’on entend le retentissement lointain de celui de Günther Anders : « et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? »
À l’époque, Nadav Lapid avait accepté le contrat, et il fouille ici sa conscience intranquille entre deux bornes scénaristiques classiques – une arrivée et un départ – en alliant le symbolique au stylistique, assumant la fébrilité du geste au profit de la force du coup. Comme dans ses œuvres précédentes, le film joue sur des échos de thèmes où tout se répond : corps, âme, société, une même maladie semble ainsi les gangréner, n’épargnant personne dans ce remugle. Un champ de poivrons putrides, le cancer maternel, la liberté d’expression à l’agonie ; tout se lie et se lit comme un même (con)texte.
Alors, que faire ? Dansons, dansons, sinon nous sommes perdus ? Avshalom Pollak, silhouette à la Daft Punk dans le désert, habillé de ses Ray Ban et de son blouson en cuir, traîne son arrogance désespérée avec la caméra qui lui sert de partenaire de danse sur « Be My Baby » de Vanessa Paradis. Il arrive toujours un moment où le corps exulte chez Lapid, où les nerfs lâchent et les bras s’agitent (et où l’armée rentre en scène) ; un souvenir nous emmène dans la caserne du service militaire où les jeunes soldats, la libido en bandoulière, se jettent les uns sur les autres dans un pogo qui leur sert d’exutoire. En filigrane, l’ombre d’une virilité inquiète plane.
Dans la fiction, le style de Y. est décrit comme « imprévisible » et « innovant » ; avec Lapid, le cinéma sera convulsif ou ne sera pas. Revendiquant l’outrance, les ruptures de tons et les mouvements brutaux, le cinéaste furioso creuse le sillon de son style. Il dote sa caméra-épileptique d’une vie propre, organique, tout lui faisant traduire l’état mental de la vie : la pensée qui s’absente, se court-circuite, le regard dans le vague, le vagabondage dans les nuages… Sans chercher le joli plan, privilégiant le montage (upper)cut, le réalisateur malmène son spectateur mais ne refuse pas la beauté, qui comme la rose, a chez lui quelques épines.
Procédant par accumulation de signes, de thèmes et de figures de style, Le Genou d’Ahed se construit comme une intumescence allant jusqu’à l’explosion lors d’une logorrhée cruelle, interminable, contre la « marche victorieuse de la vulgarité » et un « État nationaliste-raciste-abject », dans un phrasé rappelant les charges dévastatrices de Thomas Bernhardt. Y. voudrait se faire le chancre du pouvoir ; mais comment résister sans lui-même pourrir ? La question demeure, la réponse reste en attente. Car ce pamphlet musclé, Lapid se l’adresse aussi à lui-même : la lucidité n’empêche ni la docilité ni la complicité, même indirecte.
Dans ce film-ordalie, Lapid nous met face à ses (nos) ambivalences.
« Malheur au pays qui a besoin de héros », écrivait Brecht dans La Vie de Galilée. Se livrant à Yahalom, Y. ravive son passé militaire, lorsqu’il rêvait de devenir un soldat héroïque. Il a fait le deuil de cette ambition, comme Lapid semble faire celui de son rôle de « cow-boy » du cinéma israélien avec ces dernières piqûres d’abeille.
Confronté à la censure, Y. décide de piéger la fonctionnaire Yahalom, qui reconnaît être en désaccord avec ces nouvelles directives mais les applique et les accepte tout de même. S’ils partagent le même diagnostic, ils divergent par leurs attitudes : l’une incarnerait une sorte de réformisme un brin naïf, cherchant à changer les mentalités en interne ; l’autre, révolté et bilieux, refuse le tiédisme en s’enferrant dans son dégoût.
La danse se fait alors tango avec Satan, et le poison de la manipulation est inoculé pour combattre la dégueulasserie du monde tout en trébuchant dedans. Pour défendre l’intégrité artistique, une vie est tenue au bout d’un Tweet par la rançon médiatique. Comment, alors, dénoncer sans s’avilir ? Comment combattre sans se salir avec des armes odieuses ? Dans ce film-ordalie, Lapid nous met face à ses (nos) ambivalences avec cette traversée du désert et ses tentations jusqu’à la quête de rédemption : « Tu es bon », lui dit-on finalement avec une caresse, la seule du film, après qu’il a été roué de coups par ceux qui venaient l’admirer.
Jusque-là surtout antipathique et égocentrique, ce qui n’empêche pas un certain magnétisme, Y., amputé de son prénom (« Yoav » dans les précédents films) comme il l’est de sa mère malade, craque. Celle-ci est présente à travers les citations que son fils fait d’elle, de vidéos qui font office de correspondance, d’un échange de mails ou encore par des visions poétisées – une femme pédalant sur une bicyclette, son garçon installé sur le porte-bébé. Ce drame intime, qui évoque celui traversé par Lapid lors de la perte de sa mère et monteuse de ses films, Era Lapid, apporte un contrepoint à la dureté du personnage.
Il n’empêche que Le Genou d’Ahed percute comme le coup de poing de Nadav Lapid, peut-être le dernier avant de changer de cible. Avec cet autoportrait de l’artiste au vitriol, il nous plonge dans sa caisse de résonance où éclatent colère, désespoir et une indéfectible pulsion de vie ; il lui échoit le rôle du pantin éructant jusqu’à échouer, la face dans le sable, acceptant le risque de l’idiotie. Contemplant avec hauteur de vue sa propre ambivalence et l’avancée du désert, Nadav Lapid y trouve un souffle impur – tout à la fois cri, râle et vent vers le nouveau.
Le genou d’Ahed de Nadav Lapid, sortie le 15 septembre.