Il n’y a pas de consentement – sur La fille qu’on appelle de Tanguy Viel
Une jeune femme raconte. [Zoom out :] C’est dans un commissariat. Elle fait une déposition : « ça peut vous surprendre mais je me suis dit que j’avais fait le bon choix, ça et les baskets blanches qu’on a toutes à vingt ans, de sorte qu’on n’aurait pas pu deviner si j’étais étudiante ou infirmière ou je ne sais pas, la fille qu’on appelle. » Son interlocuteur est surpris. De quoi parle-t-elle au juste ? « Oui, ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Call-girl ? »
Deux pages plus tôt, le texte s’ouvrait sur ce même détail vestimentaire d’apparence insignifiante, chose nébuleuse et ultra-concrète à la fois : « personne ne lui a demandé comment elle était habillée ce matin-là mais elle a tenu à le préciser ». On est dans la tête de Laura. [Travelling temporel et mémoriel :] « Bientôt elle franchirait le grand porche et traverserait la cour pavée qui mène au château, anciennement le château donc, puisque depuis longtemps transformé en mairie, et quoique pour elle, dirait-elle, c’était la même chose : qu’elle ait rendez-vous avec le maire de la ville ou le seigneur du village, dans sa tête ça ne faisait pas de différence. » Laura décrit donc aux policiers comment elle est allée voir le maire, grâce à – ou à cause de – son père. « Peut-être, écrit Viel, aurait-il fallu commencer par lui, le boxeur, quand je ne saurais dire lequel des deux, de Max ou de Laura, justifie plus que l’autre ce récit. »
[Autre séquence :] Max Le Corre, ancien champion de boxe qui veut remonter sur le ring, est le chauffeur du maire. Il le sollicite pour sa fille Laura. Celle-ci a en effet déposé une demande de logement social mais, hélas, cela ne va pas bien vite. Monsieur le maire pourrait-il aider ? Ce dernier accepte. Et se tourne vers Franck Bellec, gérant du casino de la ville, auquel le lient des affaires sales au point que « si quelqu’un un jour donnait un coup de balai sur le plafond, les deux araignées tomberaient en même temps, et toute la ville avec eux ».
Bellec est aussi l’ancien manager de Max Le Corre et sa sœur Hélène la maîtresse de ce dernier, en plus d’être responsable de la salle de jeux et « la plus fatale de toutes les putes de la côte bretonne » (cf. La Pute de la côte normande de Duras). Bellec proposera à Laura un job d’hôtesse et un logement. Les personnages sont ainsi, dès avant le début, liés les uns aux autres par « un passé minéral qui sert de socle à tous ». C’est d’ailleurs Max qui, dans la « berline municipale », a conduit le maire voir Bellec, juste après que sa fille est sortie de son bureau : il l’a aperçue mais n’a pas osé lui faire signe, à la fois instrument et témoin impuissant du drame à venir. Tous les fils sont noués à point, note le narrateur, il ne manque plus que la Parque pour y mettre un coup de ciseaux.
Ce n’est pas un livre de défense ou d’accusation mais bien un livre de littérature, c’est-à-dire une forme d’enquête anthropologique.
Il y a longtemps, on expliquait aux étudiant.es que la tragédie, c’est quand le héros ou l’héroïne voit ses désirs réalisés. À méditer, y compris pour la vie courante. Mais ici, s’il y a du désir, il n’y a pas un.e unique protagoniste, comme l’a souligné Viel dès le début. Peut-être même pourrait-on dire que ce dernier écrit des romans (ou des tragédies) collectivistes, ceux de communautés où des intensités font et défont les situations sans que le point de vue ne s’ancre jamais vraiment dans l’un ou l’autre des personnages. C’est toute la gageure à la fois et le mérite de La fille qu’on appelle : puisqu’on comprend assez vite que Laura a été violée par le maire Quentin Le Bars et que c’est là l’objet de sa déposition. On découvre ensuite peu à peu les éléments qui pourraient être retenus contre elle : n’avoir jamais dit non, avoir fait le premier pas dans l’acte sexuel et même l’avoir réitéré.
On se dit que Tanguy Viel, en tant qu’hétéropatriarque présumé, se lance dans une fiction plus que minée. Les accusations de viol et de trafic d’influence ici rappellent celles portées contre un certain ministre pour des faits remontant à son mandat municipal : Laura n’est certes pas une ex-call-girl, mais elle a posé à seize ans pour un magazine « qu’on trouve en haut des étagères dans les maisons de la presse » et a déjà couché avec certains de ses employeurs ; c’est en échange de l’obtention d’un logement et d’un emploi que Le Bars a pu faire l’amour avec elle. On se rappelle aussi qu’une des plaintes contre ledit ministre fut classée « sans suite », l’absence de consentement n’ayant pas été établie.
Pour autant, si La Fille qu’on appelle ne dédouane en rien Le Bars et si Laura y est clairement victime, ce n’est pas un livre de défense ou d’accusation mais bien un livre de littérature, c’est-à-dire une forme d’enquête anthropologique. « Mais emprise, (…) ce n’est pas un délit, n’est-ce pas ? » demande Laura aux policiers. Le roman est une odyssée (à laquelle ne manque pas même la figure de Neptune) de consciences en proie au logos. Il y aurait d’un côté ceux qu’on appelle : Laura, son père chauffeur « qu’on appelle comme un simple taxi » et dans une moindre mesure Hélène ; et de l’autre ceux qui appellent, nomment et pérorent, hommes de pouvoir experts en parole, en déni et en surdité, comme en témoigne cette scène où Le Bars ministre se défausse face à la presse (on souligne) : « Vous ne niez donc pas avoir rencontré Laura Le Corre ? Lui, hésitant, laissant ce petit blanc qui à la radio paraît durer des heures. Je n’ai pas à exposer ici ce qui me lie à Mlle Le Corre. Mais vous la connaissez ou pas ? En effet, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Et je dois dire que je suis d’autant plus déçu, pour ne pas dire abasourdi, que j’ai pour elle beaucoup de respect et d’amitié. Elle a entendu ça, Laura, de l’autre côté du poste, respect et amitié. »
Outre cette distribution inéquitable de la parole et de l’écoute, la question est aussi qu’il n’y a pas d’expérience sans récit. Ce n’est tant pas que Laura ne puisse pas dire ce qu’il lui est arrivé : c’est surtout qu’elle n’est pas, jusqu’à un certain point, en mesure de le penser. Elle a contre elle, aux yeux du monde, le fait qu’elle ne porte plainte qu’après que Le Bars a refusé d’intervenir en faveur de son père Max. Une fois son logement obtenu, elle s’était « même dit que voilà, c’était fait, c’était fini, ils étaient quittes ». Mais quand Le Bars, cette fois ministre, recouche avec elle et rejette dans le même temps sa demande d’aide, elle décide de se rendre au commissariat. C’est en faisant sa déposition qu’elle comprend la signification, pour elle, de l’ensemble de l’expérience : il faut qu’il y ait une actualisation par le récit. On conçoit que, d’un strict point de vue légal, on puisse estimer qu’elle n’a pas manifesté une absence de consentement. Mais cela ne signifie en rien qu’elle est ou a été consentante.
En réalité, il faudrait dire plus radicalement : « il n’y a pas de consentement », comme Lacan posait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel », au sens où le consentement consisterait à s’« engager entièrement » ainsi que le définit le dictionnaire. En effet, dans le champ du pouvoir, le désir n’est pas l’espace d’une répartition possible, d’un agrément, on ne peut donner une autorisation à son égard, y consentir. Deleuze et Guattari nous aident à penser cela dans Kafka. Pour une littérature mineure (Minuit, 1975), quand ils écrivent qu’« il n’y a pas un désir de pouvoir, c’est le pouvoir qui est désir. » De ce point de vue, la distribution inégale de la parole est moins un problème de discontinuité que de dissolution ou de fusion, qui se manifestera dans le roman par une « perte de connaissance », au sens littéral comme figuré. Lors de leur première rencontre, Laura et Le Bars sont face à « mille signes que l’un et l’autre essayaient de déchiffrer à la vitesse de la lumière – lui sa disponibilité à elle (il aurait pu penser : sa fragilité mais non, il a pensé : sa disponibilité), elle son désir à lui (elle aurait pu penser : sa vulgarité mais non, elle a pensé : son désir). »
Et voilà pourquoi la jeune femme répond aux policiers : « Non je vous dis, c’était ce que je devais faire, ça ne veut pas dire que c’était ma volonté. »
Et ce désir n’est pas à comprendre, ajoutent Deleuze et Guattari, comme « un désir-manque, mais désir comme plénitude, exercice et fonctionnement : jusque dans ses officiers les plus subalternes. Étant un agencement, le désir ne fait strictement qu’un avec les rouages et les pièces de la machine, avec le pouvoir de la machine. » Avoir alors un « désir » du pouvoir, si quelque chose comme cela fait sens, c’est avoir une « envie de faire marcher certains de ces rouages, d’être lui-même un de ces rouages – ou, faute de mieux, d’être du matériel traité par ces rouages, matériel qui est encore un rouage à sa façon. » C’est la machine du désir-pouvoir (son emprise, son empire) qui engrène Max et Laura. Laura le dira du maire : « c’était toute l’énergie du vivant en moi qu’il avait réussi à saisir, à contrôler ou magnétiser, je ne sais pas ». C’est ainsi peut-être moins d’être un matériel qui la blesse, qu’un matériel mal traité. Viel le répétera à la fin du roman : « Franck obéit au maire, et le maire obéit à son désir », « incapable, ce salaud de Le Bars, de concevoir l’énergie colérique qu’il avait pu générer ici ou là et qui circulait maintenant à plein dans les nerfs de Max » puis dans ceux de Laura, laquelle « aurait voulu qu’on l’arrête elle aussi, qu’on lui torde le bras et qu’on lui dise « Ta gueule », comme à un rouage détraqué.
Il y a beaucoup à relire dans Kafka. Pour une littérature mineure, qui rendrait compte de l’apparent revirement de Laura et plus largement des constructions collectives de Tanguy Viel (après tout, La fille qu’on appelle ne s’ouvre-t-il pas sur « le château » ?). Ainsi de cette autre analyse, empruntée à Foucault : « le pouvoir n’est pas pyramidal, comme la Loi voudrait nous le faire croire, il est segmentaire et linéaire, il procède par contiguïté et non par hauteur et lointain (d’où l’importance des subalternes) ». Et voilà pourquoi la jeune femme répond aux policiers qui lui demandent si elle a couché avec le Bars « de [sa] propre volonté » : « Non je vous dis, c’était ce que je devais faire, ça ne veut pas dire que c’était ma volonté. » Et qu’elle ajoute : « Vous savez pourquoi la deuxième fois est pire que la première ? Eh bien parce que dans cette fois-là, dans cette deuxième fois, il y a toutes les suivantes. » Mais la mise au jour des rouages du désir-pouvoir ne règle en rien sa blessure. Car sitôt que la Loi tente de refaire croire à sa verticalité, la plaie se rouvre : « se repliant, elle a senti plus encore que le “je” qui peuplait son histoire s’était transformé en “elle”, presque incapable de faire se rejoindre les deux instances désormais séparées, de sorte qu’elle regardait comme une étrangère cette jeune fille qui se prénommait Laura et qui déclarait sur l’honneur la vérité des faits ci-dessus présentés. »
Bien sûr, dire « il n’y a pas de consentement », c’est risquer, au bout du raisonnement, d’excuser Le Bars. On ne fera donc pas l’économie ici de redifférencier les rouages et de quitter le champ de la philosophie pour revenir à celui de l’anthropologie, en redescendant au premier étage de la fusée, qu’on pourrait ainsi énoncer : « Il n’y a pas de consentiment ». Il est extrêmement difficile, sans doute, à un mâle cisgenre moyen de comprendre pourquoi Laura ne peut pas opérer le switch qui, chez Sade, transforme Justine en Juliette, qui fait passer des « malheurs de la vertu » aux « prospérités du vice », switch que la plupart des hommes n’ont aucun mal à réaliser – par exemple s’ils couchent par intérêt ou sans désir, sous l’effet de ce qui pourrait être perçu comme une forme d’emprise, etc. Après tout, pensera le mâle cisgenre moyen, il n’y a pas de rapport sexuel, le sexe ne met pas en rapport, ce n’est rien qu’un échange (« nous sommes quittes »), à la rigueur un prêt de corps qui n’engage à rien (qu’une absence de rapport). Le mâle cisgenre peut ainsi se livrer au sexe sans reste, sans rien y laisser. Il pensera donc que Laura n’avait qu’à user de Le Bars comme celui-ci a usé d’elle (ce qu’elle fait apparemment, jusqu’à ce que le ministre se refuse à jouer la contiguïté au nom de sa pyramidalité nouvellement officialisée).
C’est mal savoir que nos constructions culturelles offrent toujours (ou presque) au seul mâle cisgenre le privilège d’un échappement, car il n’a symboliquement (c’est-à-dire réellement) que deux fonctions dans la machine, qui sont deux types d’action : prendre ou donner du plaisir. Or il n’en va pas de même de la construction féminine, négatif de ce modèle mâle, conçue comme passive, ouverte, comme un état, ne donnant ni ne prenant du plaisir mais éventuellement le recevant : « c’était ce que je devais faire, ça ne veut pas dire que c’était ma volonté. » On notera d’ailleurs que, dans l’imaginaire machiste, qu’il soit hétéro ou homo, une femme (ou un « passif ») qui « prend son pied » ou « veut » être pénétré.e, en étant action plutôt qu’état, est forcément une « salope ». La dissymétrie pointée par la formule lacanienne signifie ainsi, interprétée autrement, qu’il ne peut évidemment y avoir de consentiment à une chose partagée, puisque les deux parties ne sentent pas et ne se vivent pas dans le même « monde ». Viel l’avait noté vers le début : « il y a des mondes dans le cerveau qu’on ne parvient pas à emboîter si rapidement. » Et il avait fait ajouter à la philosophe Laura : « tous les mondes ne sont pas autre chose que les clichés qu’on en a ». Peut-être la littérature est-elle alors, entre autres, ce qui permet de défaire ces clichés, et les privilèges symboliques qu’ils actualisent.
Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Minuit, 2021.