Je serai le présidentiable, tu seras la sorcière – retour sur la primaire écologiste
Parti·es à cinq, ils n’étaient, au soir du 19 septembre, plus que deux. Jean-Marc Governatori (2,35 %), Éric Piolle (22,29 %) et Delphine Batho (22,32 %) avaient déjà remisé leurs ambitions présidentielles. Exit l’écologie centriste du premier qui, rechignant à accepter son score anecdotique, avait vite menacé les organisateurs de cette édition 2021 de la primaire écologiste, d’un nouveau procès en malhonnêteté. Exit aussi le deuxième, trop vite pressenti pour donner la réplique, lors du duel final, à Yannick Jadot. Celui qui s’envisageait en pilier d’un nouvel arc humaniste qui rassemblerait des déçus de Macron aux électeurs de la France Insoumise retiendra sûrement que Grenoble n’est décidément pas la France, et qu’aucune tournée des territoires, ni aucune partie de foot ne suffisent à enthousiasmer les foules électorales. La troisième, en revanche, pourra longtemps s’enorgueillir d’avoir porté haut et fort, en terres tout sauf conquises, une décroissance réputée effrayante (les Verts l’avaient d’ailleurs jetée avec l’eau du PIB depuis longtemps) ainsi qu’une version anti-voile de la laïcité qui divise jusque dans la très confidentielle commission Féminisme du parti.
Restaient ainsi en lice le favori de la compétition, Yannick Jadot (arrivé en tête avec 27,70 %) et la surprise du scrutin, Sandrine Rousseau (25,14 %)[1]. Le 28 septembre, la victoire du premier (51,03 %) a ouvert une nouvelle phase de négociations, à l’intérieur du mouvement écologiste autant qu’avec les autres forces de gauche.
Retour sur une primaire (pas si) tranquille
Portés par leurs plus récents succès électoraux et prétendant au leadership de la gauche autant qu’au fauteuil présidentiel, les écologistes ne pouvaient pas se permettre de rater leur primaire. Candidat·es, cadres et militant·es, conscients que médias et concurrents politiques guetteraient dans le moindre cafouillage technique l’amateurisme et dans chaque mot la polémique, ont cantonné l’expression de leurs désaccords et de leurs mécontentements dans l’entre-soi militant. Ils ont ainsi réussi à imposer aux médias une image apaisée de la « famille » écologiste et de la compétition partisane.
La réduction du corps électoral de 124 139 à 122 670 inscrit·es, à peine relayée par les journalistes, a pourtant fait grincer quelques dents. Soucieux que le résultat du vote ne soit pas entaché par quelque entrisme, les organisateurs ont suspendus tous les profils considérés comme litigieux par un algorithme dont seuls l’entreprise organisatrice du vote, Neovote, et quelques happy few connaissent le secret[2]. Au passage, quelques honnêtes inscrit·es, auprès de qui la direction s’est publiquement excusée, ont été privés de scrutin. D’autres, a priori peu nombreux, n’ont même pas pu s’inscrire. L’opération étant dans son ensemble considérée comme un succès, les militant·es vert·es ne se sont guère plaint, et n’ont qu’à peine osé rappeler qu’ils sont, dans d’autres circonstances, farouchement opposé·es au vote électronique ; ils n’ont pas plus re-débattu de la fracture numérique, des boîtes noires logicielles, des méfaits de la technique sur la démocratie… Oui, les temps changent.
Cantonnées aux coulisses aussi, les plus violentes invectives contre la dangerosité de telle formulation de candidate considérée comme obscurantiste, ou celles avertissant d’une catastrophe politique définitive dans le cas où telle autre sortirait victorieuse du scrutin ; idem pour les rappels des épisodes les moins loyaux de tel candidat, ou les remarques désobligeantes sur tel autre, incapable de faire entendre sa voix dans la polyphonie présidentielle. Prévenu·es qu’il faudrait soutenir le gagnant ou la gagnante de ce scrutin aussi risqué qu’incertain, et voyant les bénéfices politiques qu’ils avaient à tirer d’un narratif enthousiaste centré sur l’unité – « nous sommes satisfaits puisque nous sommes sûrs de sélectionner un·e candidat·e écologiste dans tous les cas » –, chacun·e s’est évertué à démontrer que les écologistes avaient bien rompu avec leurs pires démons, ceux de la dispute et de la division.
Sur le papier et sous l’oeil des caméras, la primaire des écologistes s’est ainsi déroulée sans anicroches ou presque – Sandrine Rousseau et Éric Piolle ont posé ensemble après la « vraie-fausse bousculade » des Journées d’été, et le ton des derniers échanges entre les deux finalistes, quoique plus tendu le temps passant, est resté acceptable. De quoi satisfaire les tenants d’une maturité politique mesurée à l’aune de l’apparente courtoisie, et la majorité de militant·es convaincu·es que se jouait ici le fait qu’on les prenne – enfin ! – au sérieux lorsqu’ils clament qu’ils peuvent gouverner la France.
Au final, la violence aura plus été le fait des commentateurs politiques que des candidat·es, des haters des réseaux sociaux que des militant·es, et c’est Sandrine Rousseau qui en aura surtout fait les frais. Cette violence interroge, au-delà de l’exercice de la primaire et du positionnement politique de la candidate, la possibilité d’une parole – et d’une candidature présidentielle – féministe dans une société française recuite dans le sexisme, perméable aux délires sur l’existence d’un soi-disant « islamo-gauchisme », et qui mêle, dans une inculture et une mauvaise foi crasses, déni des discriminations et dénonciation du « wokisme ». S’imposer comme écologiste et présidentiable dans ce moment politique éminemment réactionnaire relevait de la gageure, et ici réside sans aucun doute la première victoire de Yannick Jadot.
Le costume du présidentiable face à l’étendard écoféministe
Déjà vainqueur, lors de la primaire de 2016, au jeu subtil des différences écologistes qui consiste à se montrer à la fois représentatif de l’écologie politique et présidentiable, Yannick Jadot a su creuser son sillon. Se préparant depuis longtemps à cette candidature qu’il considère comme sa revanche – l’élection de 2017, qui l’avait vu se désister au profit de Benoît Hamon, a été la première et la seule depuis 1974 où le parti vert n’a pas été représenté en tant que tel –, l’homme a ses fidèles, à l’intersection du monde médiatique, du monde académique et de celui de l’expertise. Son entourage est un assemblages de proches du temps d’Europe-écologie version campagne européenne de 2009, d’artisan·es de sa candidature de 2016 et de plus récent·es converti·es qui se comptent parmi les député·es européen·nes (ré)élu·es sur la liste qu’il a conduite en 2019, les rangs écologistes du Sénat, ou encore les centaines d’élu·es de collectivités territoriales.
Pour cette primaire, il a aussi reçu le soutien de personnalités impliquées dans la cause écologiste dont le nom pèse au-delà des rangs d’EELV : Laurence Tubiana, Bruno Latour, François Gemenne… Enfin, entre les deux-tours de la primaire, de nombreux partisans d’Éric Piolle ont rejoint son camp, quelques maires ont même rompu la règle de neutralité qui leur était imposée par la direction pour rendre public leur soutien (Grégory Doucet à Lyon ou Pierre Hurmic Bordeaux), et le fait que « les chefs du parti vote pour Jadot » était un secret de Polichinelle.
Pariant sur l’envie de gouverner qui n’a cessé de croître chez les écologistes, il a su faire fructifier le constat formulé par Cécile Duflot après sa sortie du gouvernement en 2014 : l’exercice du pouvoir n’a rien de honteux, d’indésirable ou d’inutile pour les écologistes, mais en l’état de la lettre et de l’esprit des institutions de la Ve République, il n’y a point de salut en dehors de la Présidence de la République[3]. C’est ainsi en toute logique que Yannick Jadot a convaincu au moment d’endosser le costume du présidentiable, critique des institutions mais pas trop, écologiste convaincu et volontaire mais pas tête brûlée, militant de longue date mais raisonnable. Ayant fait ses classes en Afrique et à Greenpeace, il a appris de l’Europe l’art des compromis et les moyens légaux de la lutte contre les lobbies ; et de sa trajectoire partisane, à compter sur l’appareil en ayant l’air de ne rien lui devoir ainsi qu’à offrir aux militant·es impatient·es de victoire l’espoir de damner le pion aux socialistes autant qu’aux mélenchonnistes dans la course à la présidentielle.
De son côté, Sandrine Rousseau a pris, pour son retour en politique, le risque de brandir avec fierté l’étendard écoféministe. Sans revendiquer l’héritage de l’inventrice du terme en 1974 – il faut dire que Françoise d’Eaubonne n’a jamais appartenu au parti vert et que son mode d’action politique « contre-violent » est pour le moins difficile à porter dans le cadre d’une présidentielle[4] –, elle a défendu une vision du monde en rupture franche avec les prédations combinées (des corps des femmes, des corps racisés, des corps précarisés et de la nature) qui sont les marques de fabrique des sociétés capitalistes.
Souhaitant faire de sa candidature un débouché politique pour les revendications portées dans les plus récents mouvements sociaux (marches climat, Gilets jaunes, Metoo, Black Lives Matter…), elle a parié qu’elle pourrait (re)mobiliser les abstentionnistes et la mosaïque d’engagé·es qui luttent contre le changement climatique, les violences faites aux femmes et aux personnes LGBTQ+, les violences policières et le racisme, les injustices sociales et les discriminations raciales, le validisme… Ce faisant, elle a suscité l’enthousiasme des militant·es qui attendaient son retour après « l’affaire Baupin », ainsi que celui de celles et ceux qui, au-delà des rangs d’EELV, partagent son espoir d’échapper à toutes les formes d’impuissance et de renoncement politique, et à ce qu’il faut peut-être désormais qualifier de « zemmourisation » de la société.
Soutenue par des figures féministes (inter)nationales, d’Alice Coffin à Camille Froidevaux-Metterie, en passant par Jane Fonda ou Eve Ensler, elle a surtout mobilisé le monde artistique (Adèle Haenel, Céline Sciamma…) sans toutefois se couper des – surtout jeunes et nouveaux cadres et élu·es – d’EELV. Encore moins versée dans un présidentialisme à la française (que tous les écologistes contestent, il faut le souligner), elle a puisé dans ses expériences et ses combats personnels autant que dans ses titres et fonctions académiques pour asseoir sa candidature. Portée par une dynamique qui représente indéniablement quelque chose de nouveau dans la société, elle a, sans le verbaliser, sommé les écologistes d’être fidèles à ce qu’ils n’avaient, dans le fond, jamais tout à fait été : les porte-voix de ceux qui font bouger les lignes de la société, et les locomotives politiques d’une gauche réinventée.
Et le piège de la radicalité s’est peut-être déjà refermé
Pris dans les rets de leurs troupes pressées de faire reconnaître leur légitimité à exercer le pouvoir, et dans les phares médiatiques, les deux finalistes de cette primaire ont (sur)joué à merveille leur partition dans le concert des oppositions du pragmatisme et de la radicalité, du rassemblement et de la rupture, du pouvoir à installer et des contre-pouvoirs à préserver. Au point qu’à la fin, sentant peut-être le danger de la caricature, Sandrine Rousseau, suspectée de communautarisme anti-républicain, s’évertuait à rappeler le caractère réaliste et finalement pas si « révolutionnaire » de ses propositions, pendant que Yannick Jadot, hanté par l’accusation de vendre mou qui avait tant nui au virilisme présidentiel de François Hollande, rappelait ses « trente ans de combats pour l’écologie » et leurs lots de boulons reçus au visage.
En deux candidatures de primaire, tous les paradoxes constitutifs du rapport des écologistes à l’engagement et à la compétition politique ont ainsi été illustrés ; toutes les tensions de fond et de stratégie qui ont éclos en près de quarante années d’écologie politique ont été réactualisées. Dans cette sorte d’épanadiplose sémantique et politique du « faire de la politique autrement » qui avait soutenu le passage au politique des écologistes et la création du parti vert en 1984, les inscrit·es de la primaire ont tranché par 2112 voix d’écart ; c’est-à-dire avec plus d’allant que souvent[5], mais assez mollement. Les 51,03 %[6] de la victoire de cette année paraissent en effet plus fragiles que les 54,25 % remportés par Yannick Jadot en 2016, dans un contexte où les enjeux de la compétition partisane et les attentes vis-à-vis des écologistes sont exacerbés.
Au soir de sa victoire, Yannick Jadot a, dans un discours très présidentiel – « Vive l’écologie, vive la République et vive la France ! » –, réaffirmé sa volonté d’être le « Président du climat ». Pour espérer le devenir, et alors que sa candidature n’a pas décollé (il reste donné à 6 ou 7 %), il lui faudrait rassembler les écologistes, et au-delà. Une première étape consiste à amender son programme, pour intégrer les propositions faites par les autres candidat·es écologistes dont il voudrait s’assurer le soutien et celles, déjà prêtes, d’EELV. Si la tâche ne semble pas insurmontable – les écologistes disposent d’un socle commun de propositions et peuvent compter sur la cohérence toujours saluée de leur logiciel idéologique –, il lui faudra se résoudre à intégrer les propositions supposément radicales d’une Delphine Batho décroissantiste, autant que celles d’une Sandrine Rousseau dont il ne partage pas toutes les analyses.
Il faudra aussi qu’il s’impose, et on ne voit pas bien comment, aux autres candidat·es de gauche déclaré·es. Une lutte âpre dans laquelle il pourra plus sûrement compter sur l’envie de gagner des écologistes que sur la résignation de prétendant·es présidentiel·les qui ne voient pas en raison de quelle donnée nouvelle ils se rangeraient derrière son vert panache, et ce d’autant plus qu’ils et elles prétendent avoir eux-mêmes et depuis plusieurs années forgé leur propre vision, tout aussi légitime, de la transformation écologiste de la société. Clamant volontiers pour gagner la primaire que « la radicalité réside dans le fait de gouverner », il pourrait même se voir ironiquement répondre par un·e socialiste qu’il/elle est mieux entraîné·e que lui, et par un Jean-Luc Mélenchon qu’il est pour ce faire toujours le mieux placé dans la course. Au jeu à plusieurs facettes du plus radical sur le fond et quant à la manière d’exercer un pouvoir présidentiel qu’il faut de manière urgente transformer, Yannick Jadot – et les écologistes avec lui – pourraient tout perdre.
À défaut de verser ici dans la course de petits chevaux ou l’analyse macro-politique trop simpliste – Yannick Jadot et Anne Hidalgo ne se disputent pas tant que cela le même électorat, pendant que les électrices et électeurs de Sandrine Rousseau n’ont pas tant de points communs avec celles et ceux de Jean-Luc Mélenchon –, il vaut mieux à ce stade souligner que la social-démocratie n’est pas plus morte que n’est majoritaire à elle seule l’écologie, qu’aucun·e candidat·e n’est jamais propriétaire des voix qui l’ont fait élire, et que d’ici au soir du premier tour de l’élection présidentielle, bien des eaux plus ou moins vertes couleront encore sur les bottes des présidentiables.
NDLR : Vanessa Jérome a publié une première analyse de la primaire écologiste le 16 septembre 2021 dans les colonnes d’AOC.