Christian Salmon : « Nous sommes entrés dans un âge post narratif : l’ère du clash »
Ne cherchez plus quoi lire en vacances : Le Projet Blumkine fait partie de ces livres importants qui, trop souvent, passent à l’as car inclassables. Christian Salmon y narre les neuf vies d’un certain Iakov Blumkine, révolutionnaire, terroriste, agent secret, poète, secrétaire de Trotski mais aussi ami de Essenine et Maiakovski, collectionneur de livres anciens et cascadeur fasciné par la violence. Mais Christian Salmon y explore aussi sa relation personnelle au projet de ce livre, chantier de trente ans, abandonné puis repris, enfin achevé. C’est l’occasion d’un entretien littéraire et politique avec ce « politerati » atypique, minutieux observateur de notre actualité, d’Obama à Trump, de Sarkozy à Macron, du storytelling à l’ère du clash. SB
Parfois les livres se font attendre. C’est le cas de ce Projet Blumkine, que vous avez publié l’an dernier, plus de trente ans après l’avoir initié et en ayant même pris soin de l’oublier. Comment l’expliquer ?
Je ne sais qui des deux – du livre ou de moi – a attendu l’autre mais en effet j’ai mis trois décennies à « ne pas écrire ce livre ». Il est resté longtemps à l’état de projet inabouti sans pour autant que je me décide à l’abandonner. Il y a à cela des raisons historiques (l’échec du communisme comme réalité et comme mythe depuis les années 1980 qui a fait de la révolution d’octobre un sujet à bien des égards «intouchable ») ; Mais il y a aussi des raisons personnelles : au début des années 1990 dans le sillage de l’affaire Rushdie, j’ai créé le Parlement International des écrivains, et avec l’appui de plusieurs centaines d’écrivains nous avons constitué un réseau d’une cinquantaine de « villes refuges » afin d’accueillir des écrivains persécutés dans leur pays. Cette entreprise m’a occupé pendant quinze ans et ne m’a laissé que peu de loisirs pour mener à bien mes projets d’écriture. Cependant durant toutes ces années, je n’ai jamais abandonné ce projet ni son héros remarquable. Il m’a accompagné comme un passager clandestin qui s’est faufilé à bord et dont vous ne pouvez vous défaire tant que dure la traversée. Avec les années, il est devenu encombrant, occupant de plus en plus de place dans ma bibliothèque. Il y a quatre ans, à l’occasion d’un déménagement, je suis tombé sur une malle qui contenait les archives que j’avais accumulées au fil des années sur le projet Blumkine. Le rapport que j’avais avec ce personnage s’est inversé, ce n’était plus moi qui marchais sur les pas de Blumkine, mais Blumkine, le projet Blumkine, qui me poursuivait, comme ces ombres qui demandent à Ulysse dans l’Odyssée un peu de sang pour les ramener à la vie. Je me suis mis au travail pour m’en débarrasser ! L’écrivaine Arundhati Roy a une théorie intéressante à ce sujet. « Les écrivains s’imaginent recueillir leurs histoires dans le monde, écrit-elle. Je commence à croire que c’est la vanité qui les pousse à penser ainsi. En fait c’est le contraire. Ce sont les histoires qui choisissent leurs écrivains dans le monde. Les histoires nous révèlent à nous mêmes. Elles nous colonisent. Elles insistent pour être racontées. » Je ne sais pas si on peut en faire une théorie, mais dans le cas de ce livre, cela s’est bien passé ainsi.
Qui était ce Blumkine, qu’est-ce qui vous a fasciné dans ce personnage ?
Je venais de passer cinq ans dans les archives à étudier les débats idéologiques qui agitaient un petit groupe de révolutionnaires exilés en Europe et aux Etats-Unis. Mais la vie se perdait dans ses conciliabules. J’avais soif d’aventures, de grand large, bref de romanesque. Blumkine comblait cette attente. C’était un personnage romanesque par excellence. Ses aventures au Moyen Orient n’avaient rien à envier à celle d’un Lawrence d’Arabie. L’Histoire a retenu son nom comme celui qui à 17 ans a assassiné sur l’ordre de son parti les SR de gauche, l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, Von Mirbach, pour protester contre la paix signée en 1918 avec l’Allemagne par Trotsky et Lénine à Brest Litovsk. Pour calmer les Allemands, les bolchevicks annoncent son exécution mais convaincu par Trotski de rallier les bolchevicks, il est amnistié en secret. Trotski décide de le mettre à l’épreuve en lui confiant des missions kamikazes à l’arrière des armées blanches en Ukraine occupée par les Allemands. Mais ses anciens camarades SR de gauche l’accusent d’avoir trahi et un après-midi à Kiev, alors que Blumkine est attablé à une terrasse sur le Krechtchatik, ils lui logent plusieurs balles dans le corps. Emmené inconscient à l’hôpital, il se rétablit rapidement, mais ses agresseurs reviennent et jettent une grenade dans sa chambre. Il la renvoie par la fenêtre. De retour à Moscou après plusieurs mois d’absence, alors que tout le monde le croit mort, il se rend dans un café littéraire à la mode. Maïakovski le voyant entrer s’élance vers lui en s’écriant « Zivoï » « Le Vivant » et ce surnom lui est resté. C’était le titre du premier projet Blumkine. J’entrepris une enquête auprès des derniers témoins vivants qui avaient connu Blumkine : le vieux trotskiste Raymond Molinier (né en 1904 à Paris, mort en 1994), l’un des deux leaders du trotskisme en France lors de l’entre-deux-guerres, le rival de Pierre Naville, lié aux surréalistes. Molinier était le seul témoin oculaire de la visite de Blumkine à Trotski dans l’ile de Prinkipo au large d’Istanbul où Trotski avait été exilé par Staline. Cette visite à son mentor qui lui avait sauvé la vie devait rester secrète mais il fut trahi par sa maitresse et exécuté sur ordre de Staline en 1928. Liza Gorskaïa joua plus tard un rôle important dans le projet d’espionnage des secrets de fabrication de la bombe atomique américaine. Plus tard je découvris un autre témoin qui avait très bien connu Blumkine, un ancien secrétaire de Staline, Boris Bajanov, passé à l’Ouest à la fin des années 1920 et qui coulait dans l’Ile-Saint-Louis une paisible retraite. Dans une arrière-salle d’un café de la rue Saint Louis en l’ile, il me raconta que Blumkine, missionné par le KGB, avait tenté de le supprimer en le faisant tomber d’un train Paris Nice. Nous avons correspondu pendant plusieurs mois car son témoignage se contredisait sur de nombreux points. Il y a quatre ans j’ai retrouvé dans mes archives une lettre écrite au stylo BIC de sa main tremblante. Ses souvenirs étaient déformés par l’idéologie (ami de Jean Marie Le Pen, cet ancien membre du Polit buro avait participé à la fondation du Front National). Il racontait dans ses Mémoires comment les Nazis l’avaient fait venir à Berlin pour lui confier la direction d’un gouvernement provisoire qu’il installerait après la chute de Staline. Mais cela m’était égal. Dans un bistrot de l’île St Louis, j’avais devant moi un petit homme au visage rond et au crâne rasé qui cachait derrière des lunettes rondes des yeux rieurs. Il avait travaillé au Kremlin avec Staline, c’était un bloc vivant arraché à la grande Histoire.
Le contexte politique qui a vu la naissance de ce projet et celui que nous connaissons n’a plus grand chose à voir. En quoi cette évolution n’a-t-elle pas rendu ce projet caduque, le transformant plutôt ?
« Les Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar ont traversé les siècles sans encombre. Je n’ai pas son talent mais la distance à franchir était moins longue. Plus sérieusement. Loin des hommes de marbre de l’époque stakhanoviste représenté par exemple dans le cinéma d’Andrzej Wajda, j’ai reconnu dans Blumkine, le héros agile, flexible et malléable jusqu’au transformisme, conforme à l’idéal type mercurien qui va dominer tout le XXe siècle. « Mon » Blumkine est un personnage post-moderne, un héros aux multiples facettes, pétri de contradictions et capable de changer d’identité, d’apparence, d’âge et de personnalité (comme il convient à un agent des services secrets). Terroriste, agent secret, poète, secrétaire de Trotski, ami de Essenine et de Maiakovski, collectionneur de livres anciens, c’était un révolutionnaire multicartes, un esthète fasciné par la violence politique, et qui vivait sa vie comme un roman. Il parlait plusieurs langues parmi lesquelles l’allemand, le français et l’hébreu sans oublier l’arabe, le chinois et le persan ancien. Il se grimait comme un acteur professionnel et il était capable des prouesses physiques d’un cascadeur. On disait de lui qu’il avait l’instinct d’un fauve, la sensibilité d’un poète, l’érudition d’un vieux rabbin. Il aimait dire qu’il avait eu neuf vies comme les chats. Un cas unique de personnalité multiple. Une vraie doublure. Comment ne pas être fasciné par un tel personnage. Mais comment rendre compte d’une telle personnalité multiple ? Au lieu de tenter de trouver une cohérence à ses vies multiples, j’ai choisi de déployer ces différentes versions du personnage, de les confronter comme on le fait lors d’un procès. Une atmosphère d’irréalité entoure cet homme trouble qui semble parfois un personnage de fiction. Soljenitsyne qui n’aimait guère Blumkine s’étonnait qu’il n’ait pas inspiré un romancier, « ce n’est pas la matière qui manque » écrit-t-il dans L’Archipel du Goulag. Ilya Ehrenbourg fut tenté un moment par le projet mais il y renonça, rebuté par l’ampleur de la tâche. Le célèbre linguiste Roman Jakobson qui avait connu Blumkine au début des années vingt se souvenait de lui comme d’un érudit capable de lire l’Avesta, le livre sacré de la religion préislamique de l’Iran, ou quelque vieux livre hébreu, plutôt que tuer des diplomates. Mais ajoutait-il : « Il cherchait par tous les moyens à risquer sa vie ». Selon Nadejda Mandelstam, la veuve du poète, il était rare de voir cohabiter au sein d’un même homme les qualités « d’un amant authentique de la poésie et d’un tueur né ». Mais c’est Mandelstam lui même qui donna du personnage la meilleure définition : « Un Lord Jim Bolchevique ». Le romanesque semblait l’avoir choisi pour en faire son personnage comme l’écrit Joseph Conrad dans « Lord Jim ».
Quels étaient pour vous, avec ce livre, les enjeux littéraires ?
Le Projet Blumkine est une fiction réelle dont l’intrigue ne serait pas là où l’on croit mais serait comme « la lettre volée d’Edgar Poe » aussi évidente et visible que le titre en couverture du livre : le « Projet Blumkine ». Ce titre désigne une énigme moins policière que littéraire : pourquoi certains récits ou épisodes, personnages, rêves nous hantent, comment ils nous arrivent, telle une rencontre ou un accident, et s’installent dans nos vies, comment ils nous habitent, et parfois changent nos vies. Au cours des années qui sont à la fois le tombeau et le berceau de la fiction, Le Projet Blumkine met en circulation deux histoires, celle de l’auteur dans les années 1980 et celle de Blumkine un demi siècle plus tôt. Au début du livre ils ont le même âge. Ils vont vieillir ensemble, mais Blumkine se survit à lui même, dans une sorte d’au-delà fictif. C’est un revenant un spectre, celui de la révolution d’octobre qui hante l’Europe et que l’auteur peut-être veut oublier. L’auteur va lui aussi vieillir et mûrir à l’aune même du retardement de son projet. Pour le dire bêtement : les années passent. Et le projet Blumkine devient pour l’auteur une sorte de portrait de Dorian Gray.
A l’occasion d’un déménagement il y a quatre ans, je suis tombé sur une malle oubliée. Une fois ouverte cette malle dévoile son contenu, les archives du projet Blumkine mais aussi des photos, des lettres appartenant à ma vie privée. Dans les pages d’un rapport secret de la Tcheka, j’ai retrouvé des photos de ma fille âgée de quatre ans, ses premiers dessins d’enfants. Les cartes postales qu’elle m’envoyait en vacances, pleines de fautes d’orthographe et de cœurs se mêlaient au compte rendu des interrogatoires de Blumkine. Sa vie et la mienne se mélangeaient. La malle se révèlait une chambre obscure où la vie de Blumkine s’était mêlée à celle de l’auteur dans une série de superpositions fortuites, de surimpressions. L’une avait déteint sur l’autre. Blumkine était devenu un prisme où je pouvais lire, en partie éclairée mais aussi déformée, ma propre vie. Le projet Blumkine me renvoyait comme la vitrine d’une bibliothèque ma propre image diffractée, un moi qu’il s’est efforcé de fuir dans les éclats d’une histoire légendaire. Mes années Blumkine. La carte des déplacements de Blumkine se superposait à mes propres déménagements.
C’est pourquoi la seule manière d’accomplir ou de réaliser Le projet Blumkine était de refaire ce parcours. Ce téléscopage d’époques et d’évènements est devenu un des principes de composition du livre une sorte de confrontation, comme celle qu’on organise au cours d’une instruction judiciaire, entre des témoins, des époques et des blocs d’expériences dans une logique de libre association des souvenirs, des images, des savoirs que favorise le voyage… Il s’agissait d’expérimenter comment un transfert s’effectue non seulement entre l’auteur et son personnage mais entre deux époques et entre deux narrations. J’ai entrepris alors un voyage sur les pas de Blumkine : Prinkipio, Odessa, Kiev, Moscou, Leningrad: une traversée du sud au nord de l’espace de la Russie d’aujourd’hui, mais également un voyage dans le temps où se croisent plusieurs époques : le premier quart du XXe siècle, les années soixante-dix au cours desquelles ce projet prend corps pour l’auteur, et le premier quart de notre XXIe siècle au cours duquel l’idée de révolution refait surface après une longue éclipse… En février 2011 dans un hôtel d’Odessa, j’ai vu sur les écrans plats de la salle de restaurant les premières images des révolutions arabes alors que je faisais des recherches sur la révolution de février 1917 ! En février 2015, ce fut à Istanbul où Blumkine avait été le « rezident illégal » soviétique que je vis les images de l’attentat de Charlie Hebdo. En novembre de la même année un soir en rentrant d’une journée passée à reconstituer les minutes de l’attentat de Blumkine contre l’ambassade d’Allemagne à Moscou, ce furent les images du massacre du Bataclan… Terrorisme d’hier et d’aujourd’hui. Je ne cherchais pas à établir des liens entre des phénomènes aussi différents. Le télescopage des images se suffisait à lui-même…
Diriez-vous que ce projet contenait en germe, sans que vous le sachiez, nombre de questionnements qui allaient être les vôtres dans les trente ans suivants ?
Je m’en rends compte rétrospectivement avec un peu d’inquiétude n’ayant jamais cherché à accomplir un plan cohérent. Qu’il s’agisse des années passées auprès de Milan Kundera à l’EHESS, de mon engagement au sein du Parlement des écrivains avec Salman Rushie et Wole Soyinka, ou des essais que j’ai publiés depuis Tombeau de la fiction et Storytelling jusqu’à ce Projet Blumkine, j’ai l’impression d’avancer sur un même fil tendu entre littérature et politique. La littérature qui se désintéresse des questions politiques ne m’intéresse pas. La Politique qui ne questionne pas son rapport au langage et au récit régresse très vite au niveau de la simple propagande. Entre les deux, je trace mon chemin de funambule à l’écart des chapelles et des partis. J’appartiens sans doute à cette catégorie des « politerati » dont se moquait l’excellent Willliam Safire, l’éditorialiste conservateur du New York Times. La question des rapports entre la littérature et la politique, entre la littérature et le terrorisme, est soudain devenu une question de vie ou de mort avec l’affaire Rushdie. Les assassinats ciblés se sont multipliés partout dans le monde et en particulier en Algérie pendant la décennie 1990.
Le défi du terrorisme est toujours un défi au récit en tant que tel. La violence terroriste est arbitraire, imprévisible, et donc « inracontable », « a diégetique ». À la fin du XIXe siècle, Joseph Conrad, qui fut le témoin de l’essor du terrorisme anarchiste en Europe, a écrit une nouvelle « L’Agent secret » dans laquelle il a élaboré « sa propre philosophie du terrorisme ». Selon Conrad, l’acte de terreur absolu, celui qui réalise l’essence du terrorisme, dans sa radicalité abstraite, serait un acte impossible à expliquer, dont on ne saurait déchiffrer ni les mobiles, ni les auteurs, pour lequel les journaux n’auraient pas d’ « expressions toutes faites » donc pas de récit. Son efficacité serait proportionnelle à sa puissance de dérèglement du discours médiatique. L’attentat serait donc destiné à produire de l’incrédulité, un effet de sidération. C’est cela le défi du terrorisme (et non pas son esprit ni même son concept). C’est un défi au récit en tant que tel. Blumkine occupe de ce point de vue une place stratégique. Terroriste et poète, ami de Essenine et de Maiakovski, c’était un esthète fasciné par la violence politique et qui vit sa vie comme une action d’éclat digne d’être racontée. Dans les cafés littéraires à la mode, la bohème débraillée de Moscou côtoyait les blousons de cuir des tchékistes. Elevé dans le culte des terroristes russes qui n’hésitaient pas à donner leur vie pour une action d’éclat, Blumkine est un terroriste doublé d’un poète. Il se situe à ce point d’intersection entre littérature et terreur, où l’une s’aiguise à l’autre. Depuis les premiers attentats anarchistes à la fin du XIXe siècle la violence politique fascine les écrivains comme si les romanciers décelaient dans la puissance de l’attentat une sorte d’au-delà du récit, de compétition qui met en jeu la puissance du récit. Écrire c’est s’adresser à quelqu’un, et s’adresser à quelqu’un, c’est le contraire de tuer. Le romancier américain Don DeLillo avait parfaitement saisi dès les années 1970 l’enjeu « politique » du conflit entre le romancier et le terroriste : « En Occident, nous devenons des effigies célèbres à mesure que nos livres perdent le pouvoir de façonner et d’agir. Il y a des années, je croyais qu’un romancier pouvait modifier la vie intérieure de la culture. Maintenant, les fabricants de bombes et les tueurs se sont emparés de ce territoire. Ils effectuent des raids sur la conscience humaine » (Mao II Actes Sud)
Vous avez participé à la diffusion en France de la notion de storytelling, qui nous a ouvert les yeux sur ce mode de gouvernement, en particulier lors des années Sarkozy. Quel regard rétrospectif portez-vous sur la vulgarisation de cette notion ? Sur ses usages parfois sauvages ?
Avec Storytelling la machine à fabriquer des histoires… j’ai tenté d’explorer un autre versant des rapports entre littérature et politique avec la multiplication des usages instrumentaux du récit à des fins managériales, publicitaires ou politiques. Depuis les années 1990 on a pu constater que le « storytelling » s’est déployé au-delà des études et des pratiques littéraires, dans de nombreux secteurs comme le management des entreprises, la stratégie des marques, la communication politique, la diplomatie et jusqu’à l’entraînement des militaires. Le mot même de « storytelling » s’est trouvé fortement connoté par ces usages instrumentaux du récit. Il est devenu synonyme de séduction, de persuasion ou de propagande. Longtemps considéré comme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs et l’analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie), le storytelling a connu aux Etats-Unis depuis le milieu des années 1990, puis en Europe dans les années 2000, un surprenant succès qu’on a qualifié de triomphe, de renaissance ou encore de « revival ». Mon livre dressait un inventaire aussi complet que possible de ces nouveaux usages du récit et tentait d’en comprendre l’origine et le développement. Comment expliquer leur essor aux États-Unis (puis en Europe) dans des activités jusque-là gouvernées par le raisonnement rationnel ou le discours scientifique ? Quels sont les agents de leur production, les enjeux et les figures de leur construction symbolique ? Par quels cheminements obscurs ces usages se répandent-ils des appareils centraux du pouvoir jusqu’aux pratiques les plus individuelles ? Se diffusent-ils de haut en bas, ou obéissent-ils à des logiques de contagion d’un secteur d’activité à un autre ? Quel rôle attribuer à la technique ou à l’idéologie dans leur prolifération ?
Mon livre s’efforçait de faire l’inventaire de ces usages du récit et d’en montrer les enjeux et il a contribué par la même à les répandre. La critique du storytelling a produit paradoxalement sa vulgate. Ce sont les risques du métier. Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas post-guerre des GI’s, le storytelling est considéré comme une panacée… Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation de l’information et une arme redoutable de désinformation. Mêmes les narratologues et les théoriciens du récit se sont réjouis de voir leur sujet d’études coloniser de vastes domaines du discours et de la parole publique indifférents ou aveugles aux effets corrosifs de cet usage excessif de la narration en lieu et place de l’argumentation. « Nous sommes des crapules romanesques » a écrit Pierre Michon. Mais cette crapulerie se présente sous son meilleur profil. Le problème c’est que la promiscuité même de l’idée de récit pourrait avoir rendu le concept inutilisable. L’essor du storytelling ressemble en effet à une victoire à la Pyrrhus, obtenue au prix de la banalisation du concept même de récit et de la confusion entretenue entre un véritable récit (narrative) et un simple échange d’anecdotes (stories), un témoignage et un récit de fiction, une narration spontanée (orale ou écrite) et un rapport d’activité. Il y a plus grave. Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique. De même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la confiance dans le récit et dans son narrateur. Ce narrateur décrédibilisé, les théoriciens du récit l’appellent un « narrateur peu fiable » (« unreliable narrator »), il a son siège désormais à La Maison Blanche. Il ne raconte même plus d’histoires, il répand des fake news.
Du storytelling nous sommes donc passés ces derniers temps aux fake news : comment avez-vous observé ce qui s’est joué là autour de l’élection de Trump en particulier ? Fake news mais aussi post-truth, que pensez-vous de telles expressions ? Permettent-elles de bien saisir ce à quoi nous avons affaire ? Et Macron, comment le comprendre avec les outils d’analyse que vous mobilisez ? Quelle place pour le journalisme désormais ? Et pour la littérature, dans l’espace public ?
À la fin de mon livre, craignant de désespérer le Billancourt des lecteurs et des électeurs, j’avais cru bon de faire écho à des pratiques visant à enrayer la machine à fabriquer des histoires, en « défocalisant », en désynchronisant les récits du pouvoir, ce que j’appelais « le nouvel ordre du récit ». C’est cet ordre narratif que Donald Trump a pulvérisé au cours de sa campagne de 2016. Il a donné congé au narrateur Obama et s’est grimé en bouffon, plus proche de Beppe Grillo que de Silvio Berlusconi. Le décrochage des récits officiels par rapport à l’expérience des hommes, en particulier depuis la crise de 2008, a ruiné la crédibilité de tous les récits officiels. Le storytelling a fini d’exercer son influence (apaisante et excitante, intrigante et rassurante). Nous sommes entrés dans un âge post narratif. L’ère du clash. Le récit qui exige une certaine continuité pour dérouler les tours et détours d’une intrigue a cédé la place aux clashs viraux. Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits. Toutes les sources d’énonciation sont viciées, tous les « auteurs » – qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux – sont frappés de discrédit. C’est un processus inexorable. L’accélération des échanges sur les réseaux sociaux, le raccourcissement des messages, encouragent la logique du clash plutôt que celle du récit. Dans le brouhaha des réseaux, place au buzz-maker plutôt qu’au mythmaker.
Le pari de Donald Trump a consisté à assoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets. Obama voulait redonner du crédit au politique. Sauver le crédit des institutions discréditées par la crise financière de 2008 qui jeta des millions d’Américains à la rue. Trump est un héros du discrédit. Il ne raconte pas d’histoires, il expédie les tweets de la colère. Il est un levain de ressentiment. Avec Trump, une partie de l’Amérique a décidé de spéculer sur l’effondrement du « système ». Cette logique du clash en politique est train de dévorer la mise en récit de la politique au profit d’une agonistique fondée sur la provocation, la transgression, la surenchère. « Fake news », « alternative facts » et « trash talks » ne sont pas des concepts auxquels on pourrait opposer une vérité modérée, issue d’un débat raisonné (habermassien). Ce sont les nouveaux paramètres de la scène du discrédit politique, des étoiles éteintes d’un astre mort, qui a vu l’homo politicus passer de l’incarnation à l’exhibition, et de l’exhibition à sa carnavalisation. L’économie des discours suit désormais les lois de l’économie financière. Volatilité. Rumeur. Coup de théâtre. Les produits dérivés sondagiers ou électoraux sont désormais indexés à cette instabilité des contenus. Ou comme l’écrit Evgeny Morozov : « L’économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux. » L’effondrement de la confiance dans le langage ne tient plus seulement à des effets stratégiques de manipulation mais à l’apparition d’un nouveau régime d’énonciation, le régime de post-vérité, qui maintient tous les énoncés sur le mode de l’indécidabilité. C’est le règne du « en même temps » qui n’est pas la formule d’un nouvel équilibre politique mais le sésame du « fake empire » un nouveau monde en effet où nous vivons à demi éveillés dans l’indifférenciation du vrai et du faux, dans l’amalgame de la réalité et de la fiction, sans quoi il n’y a ni connaissance ni expérience possible.
La boucle du storytelling est bouclée : la politique s’abolit dans sa mise en récit, comme pur simulacre, révélant son impuissance face aux grands enjeux économiques, sociaux, écologiques. La vie politique ne s’ordonne plus en séquences ou feuilletons. Elle n’est plus rythmée par l’intrigue mais par l’imprévisibilité, l’irruption, la surprise, une logique de la rupture qui relève davantage d’une sismographie politique que du storytelling. On est passés de la story au clash, de l’intrigue à la transgression sérielle, du suspense à la panique, de la séquence à une suite intemporelle de chocs…
Quelle place pour le journalisme désormais ? Et pour la littérature, dans l’espace public ?
Dans la malle du « Projet Blumkine » que j’ai retrouvée à l’occasion d’un déménagement, il y avait une feuille de papier froissée sur laquelle j’avais recopié une phrase d’André Breton qui est restée longtemps affichée sur un mur de mon bureau. Elle date de 1949 mais elle reste d’actualité : « Ce qui me paraît avant tout justifier l’intervention de l’écrivain, c’est qu’il assume une charge dont il ne peut se démettre sans disqualification totale ; celle de gardien du vocabulaire. C’est à lui de veiller à ce que le sens des mots ne se corrompe pas, de dénoncer impitoyablement ceux qui de nos jours font profession de le fausser, de s’élever avec force contre le monstrueux abus de confiance que constitue la propagande d’une certaine presse. Qui ne voit, plus clairement aujourd’hui que jamais, que c’est de cette altération profonde (…) du sens de certains mots clés, que nous mourons par anticipation, qui ne voit que c’est en subissant passivement cette altération que nous nous laissons tout doucement porter à la guerre d’extermination qu’on nous prépare ? »
Christian Salmon, Le Projet Blumkine, La Découverte, 278 pages.
Pour lire un extrait du livre : cliquer ici.