Cinéma

Wes Anderson voudrait déjeuner – sur The French Dispatch

Critique

Sans rien perdre de son excentricité, en marquant, toujours, son décalage – avec sa génération, et dans ce qu’il représente à l’écran – Wes Anderson se rêve cette fois en rédacteur en chef. Avec un casting hors pair, remarqué à Cannes, The French Dispatch met en scène la rédaction d’un magazine d’information d’un autre temps, celui d’une presse intelligente, sobre, sarcastique et élégante, qui s’affirme sans fard en contre-pouvoir.

Nous sommes en 2021, et il paraît que des journalistes rêvent de faire des films. Quoi de plus commun ?

Nous sommes toujours en 2021 et un cinéaste, chic mais populaire, sujet d’un véritable culte, rêve quant à lui non plus de réaliser de films, mais de diriger un journal. C’est excentrique : jouir à l’idée de se voir assis derrière un grand bureau, vêtu d’un gilet beigeasse, éructant des horreurs dans sa barbe à l’adresse de pigistes sous-payés, est-ce encore de l’ordre du possible aujourd’hui ? Il y aurait encore des êtres humains dont le rêve hebdomadaire serait de bâtir un chemin de fer ? Leur a-t-on dit qu’à partir de là, ils verront dissoudre sous leurs yeux leur dernière parcelle de temps disponible, passeront leurs dimanches à essayer de faire entrer au chausse pieds des histoires trop longues, bavardes, dans des maquettes serrées jusqu’à ressembler dorénavant et un peu partout à des boîtes à chaussures d’enfants ?

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Lundi lire, mardi relire, mercredi traquer la coquille, jeudi éditer et titrer, vendredi boucler, et puis samedi et dimanche tout mettre à la poubelle car non, cette fois, ça ne tient pas, et il aurait fallu dynamiser ici, calmer le jeu là : ces semaines-là d’enfer expurgées seraient donc un fantasme pour d’autres ? Ils se voient réellement en train de presser le citron de leur imagination pour que les ventes, en berne, forcément en berne (il doit rester aujourd’hui plus d’anciens poilus de la guerre de 14 encore en vie que de journalistes qui ont connu l’âge d’or des ventes florissantes), remontent un jour ? Si oui, alors le vouloir devenir journaliste est une perversion sexuelle à rajouter à la longue liste établie par Krafft-Ebing ?

Le cinéaste, c’est Wes Anderson. Et à en croire The French Dispatch, son nouveau film, il tient entre ses mains ce rêve malade, cette anachronie, de devenir rédacteur en chef d’un magazine d’information différent, « cassant, mais juste » en comité de rédaction, privilégiant le style et la belle écriture, et si un DA ou un SR (les journaux sont comme le rap français : ils redoublent d’acronymes) venait à lui demander : « Et au fait, pour la prochaine couv’, tu as une idée ? » notre homme serait catégorique : formellement, ne rien appliquer qui soit trop direct, ou qui fasse promotion. Faire l’inverse de la concurrence. Pas de photo, cela risquerait de faire trop de poids, trop d’entrechocs. Juste une illustration. Élégante et classique. D’un auteur ligne claire, cela va sans dire. Des traits lisibles et heureux – mais avec de l’intelligence et du sarcasme, à tous les endroits. Une folie douce volontiers hors de toute actualité. Le cinéaste imagine une presse qui ressemblerait en tout point à ses films. Le cinéaste s’imagine produire une œuvre élégante mais qui aurait la puissance ténébreuse d’un contre-pouvoir. Wes Anderson voudrait déjeuner.

À moins que ce cinéma-là se soit lui-même inscrit dans la descendance du New Yorker. Cela fait longtemps finalement que Wes Anderson fait des journaux filmés. Aussi, avec The French Dispatch, il produit cette chose assez étrange : non pas un film inspiré de la vie d’un magazine (nous n’avons vu ici aucun reporter en bras de chemise, notant sur un calepin des informations recueillis en calant le téléphone entre l’oreille gauche et l’épaule, à la façon des Hommes du président, de Alan J. Pakula), mais monté comme un magazine. Par succession de rubriques. Cinq sections, trois grandes histoires : The Concrete Masterpiece ; Revisions to a Manifesto ; et enfin l’interminable The Private Dining Room of the Police Commissioner. Trois films dans le film, trois grands articles.

Il lui arrive aussi, entre les pages (là où d’habitude, on met les publicités), de raconter en deux plans quelques légendes : quand le film parle avec admiration de ce type fantomatique qui, depuis vingt ans, taille son crayon dans l’espoir de retrouver un jour l’inspiration qui lui valut de signer les portraits les plus aiguisés des bas-fonds de New York (nous savons désormais, en partie grâce au travail des Éditions du sous-sol, qu’il s’agit de Joseph Mitchell), nous comprenons que Wes Anderson réinvente la presse selon des modalités qui n’ont plus cours. Mais qui s’accordent à ses désirs.

Elles lui permettent de déplacer la rédaction du New Yorker en France. De tous les magazines édités par Condé Nast (Vogue, Vanity Fair, AD…) le New Yorker (crée en 1925 par Harold Ross) fut celui qui jamais n’eut une édition française, c’est donc pratique : il n’y a pas de réel, toujours plus gluant et fatigant, pour gâter la sauce et gâcher le fantasme, et le cinéaste peut s’en donner à cœur joie.

Délocaliser New York à Paris, donc ? Non, même pas : dans une ville imaginaire qui serait française jusqu’au bout des ongles et porterait le nom d’Ennui-sur-Blasé. Ennui-sur-Blasé, dans les faits, c’est Angoulême, où le film a été tourné et pour beaucoup post-produit : Angoulême, la ville de l’image, la capitale de la BD, qui est avec le journalisme l’autre référent du film.

The French Dispatch est un film qui laisse songeur tout autant qu’il fascine.

Il y a longtemps que Wes Anderson ne dialogue plus avec d’autres cinéastes, mais vit dans un monde dont les contours fonctionnent en circuit fermés, toujours plus loin de la réalité immédiate, monde qui, de bonds en bonds, de clichés en image d’Épinal, nous regarde sous des couches de représentations dénuées de présence. C’est la merveille de son cinéma, c’est aussi son problème.

Depuis plus de vingt ans qu’il enchante (La Famille Tenenbaum, La Vie aquatique, The Darjeeling Limited) , Wes Anderson a perdu de loin en loin l’attachement qu’il pouvait encore avoir avec l’imaginaire d’une génération. Ce n’était en rien un documentariste, mais dans quelques années, des historiens futés pourront toujours scruter, dans La Famille Tenenbaum par exemple, les signes culturels et mondains qui pouvaient réunir sous une même histoires quelques silhouettes autour desquelles se fantasmait une génération de hipsters à barbe et bonnets, qui question chaussettes encourageaient la couleur et prirent Williamsburg d’assaut pour en faire l’épicentre d’une mode – on serait bien en peine de dire une idéologie.

Aujourd’hui, Wes Anderson a démissionné de ce monde-là, de cette nécessité à représenter ceux de son âge. Son cinéma n’a cessé de s’éloigner de l’humain. Ses personnages étaient ouvertement prisonniers du cliché, des parodies sur pattes, mais on pouvait parfois songer qu’ils incarnaient une perfection inatteignable. Aujourd’hui ils ne sont plus que des fétiches, des Barbies.

Le grand basculement vers ce cinéma où un adulte se regarde infiniment jouer à la poupée a eu lieu avec Fantastic Mister Fox en 2010, film d’animation en volume adapté du grand Roald Dahl. Film inquiétant à tous les endroits, matériellement constitué de marionnettes à poils que des centaines d’animateurs faisaient bouger dans un hangar de Londres, près d’un petit aéroport, en l’absence physique de Wes Anderson – lequel ayant définitivement basculé dans un délire démiurgique, envoyait à ses équipes une minute par jour de mouvements qu’il mimait lui-même, filmée directement sur son téléphone portable et envoyée par Messenger depuis son appartement parisien.

L’excentrique texan n’a jamais été aussi heureux que sur ce tournage-là, loin des hommes, s’amusant dans sa chambre farcie de jouets, dans une distanciation sociale qui n’avait pas attendu la pandémie pour tenir lieu de loi. Quand il s’est agit de ressortir pour promouvoir le film, on s’aperçut que Wes Anderson portait les mêmes vêtements beiges que son renard de personnage. À ce costume, au sens (presque sexuel) japonais du terme, il n’a plus jamais dérogé.

Depuis, son cinéma n’a jamais tout à fait renoué avec la chair et l’humain. Ses deux grands films de la décennie, The Grand Budapest Hotel et Moonrise Kingdom, riaient d’être des miniatures. Il y a quatre ans, L’Île aux chiens, son précédent film, était adapté d’un manga et réitérait le procédé de Fantastic Mister Fox.

Aujourd’hui, The French Dispatch est un film qui laisse songeur tout autant qu’il fascine. Son premier problème n’est pas tant qu’il soit inégal (il l’est, mais tout rédac chef vous dira qu’il faut que du terne côtoie du flamboyant, pour qu’un magazine tienne ses promesses) mais d’être, comme beaucoup de magazines : prisonnier de sa direction artistique.

Il y a un siècle, S.M. Eisenstein pouvait penser qu’en matière de cinéma le hors-champ décidait de tout (là était son marxisme). Ici, dans cet univers dépolitisé en profondeur, c’est le DA qui semble décider de tout, et cela se voit dans les deux derniers « articles » du film : l’un raconte une révolution étudiante, au printemps 1968, où à Ennui-sur-Blasé on se demande : qui a bien pu rédiger le manifeste qui l’accompagne ? Un garçon qui se prend pour un génie, une fille qui lui rappelle qu’elles sont toujours plus malines ? À moins que ça ne soit la « vielle maitresse » du jeune Saint Just, passée « corriger » le brulot à quelques endroits opportuns ? Comme par hasard, c’est aussi une journaliste du magazine. Journaliste ou correctrice ?

On sent que la question intéresse profondément Wes Anderson, davantage que la politique elle-même. Il suffit de voir les moments de révolte produire à l’image un effet « Mai 68 dans la Rue Gamma », cocasse pour ne pas dire autre chose, pour comprendre que l’essentiel est ailleurs : dans la position accordée aux rôles et à chacun ? C’est possible…

Même échec pour la troisième histoire, inspirée de James Baldwin, et qui voudrait se raconter depuis un talk-show à l’américaine et se perd en route dans trop de couches de récit. Peut-on se planter, en 2021, sur une figure aussi bienvenue ? Pourtant, étrangement, là encore, le film parle d’une place à trouver, d’un rôle introuvable.

Wes Anderson a toujours su recouvrir d’une sorte de chic des zones de notre paysage collectif totalement fossilisées.

Pour tout dire, The French Dispatch serait en partie anecdotique ou plaisant s’il n’était pas traversé dans sa première heure par un épisode tout à fait nouveau dans le cinéma de Wes Anderson, où commence à se dire quelque chose d’enfin adulte autour de cette passion devenue dévorante pour le fétiche, la fourrure et la miniaturisation du monde.

The Concrete Masterpiece est un moment d’une folie absolue, pour qui s’intéresse de près à ce qui anime en profondeur Anderson. Il met en scène Léa Seydoux et Benicio del Toro. Ce dernier est un artiste peintre, façon ogre à la Rodin, enfermé en psychiatrie pour des siècles. Léa Seydoux est sa gardienne, sorte de louve autoritaire tout droit sortie d’un porno concentrationnaire sinon d’un film « rétro » comme on disait dans les années 1970 quand Portier de nuit fabriquait des fantaisies SM louches autour des camps.

La peine interminable du peintre assortie au désir de la gardienne d’être autre, le temps d’une fonction réversible, vont les amener à accomplir un chemin qui ressemble d’assez près à celui de La Venus à la fourrure. La surveillante devient modèle, le prisonnier devient libre de la représenter telle qu’elle se voit, mais il lui appartient et elle le dirige, du moins le croit-elle ou s’en laisse-t-elle persuader. Car il est possible qu’elle se donne à lui totalement, sans défense, dans cette dé/figuration esthétique qu’elle encourage : car la peinture de l’ogre est devenue abstraite. Elle ressemblerait presque à du Fautrier, alors même qu’au fur et à mesure, le film lui devient charnel. Dans cette cellule/atelier/chambre, la liberté est dans la distribution des rôles et des fonctions. Personne n’y perd et aucun marchand d’art n’arrive à arrêter ce jeu de rôles affolant tout, qui touche à quelque chose de plus important encore que la simple satisfaction sexuelle. Car pour la première fois en vingt-cinq ans, le cinéma de Wes Anderson se fait déborder de présence charnelle sans rien perdre de son art de la fétichisation : au contraire, il se dit enfin pour ce qu’il est.

Quel chemin ce cinéma va-t-il prendre après cet épisode? À quoi ressemblera le film qu’il est en train de tourner en Espagne et pour lequel il a interdit tout journaliste d’aller sur le tournage ? Il n’y a personne comme Wes Anderson sur la planète Cinéma. Il n’est pas dans l’animation, il la regarde de loin (Oh Angoulême). Il n’est plus, et depuis longtemps, dans le cinéma tel qu’il se fait ailleurs, mais il en convoque les stars (le casting de The French Dispatch est vertigineux). Il rate le vivant, mais il s’en fiche pas mal. Il est seul et cette solitude, personne ne peut ni l’envier ni l’égaler. Il est excentrique au sens premier du terme.

Si Wes Anderson avait été musicien, il aurait pu jouer dans des groupes anglais distingués comme The Monochrome Set, le Jazz Butcher ou The Cleaners From Venus. Il a opté pour le cinéma. Voilà maintenant qu’il le regrette. Qu’il veuille faire des journaux, cela en dit long sur lui, dont on sent depuis quelques temps qu’il cherche à sortir des pièges posés par son œuvre.

Cela en dit surtout long sur le journalisme. Car Wes Anderson a toujours su recouvrir d’une sorte de chic des zones de notre paysage collectif totalement fossilisées : il a filmé des hôtels middle Europa comme on n’en trouve plus nulle part. Il a filmé des scouts. Il a mis en scène des gens assez riches pour voyager loin avec tout un assortiment de malles siglées, avec porteurs afférents. Il a même filmé des tennismen dépressifs (quand tout le monde sait qu’ils ont été remplacés par des Ranxerox sans états d’âmes). The French Dispatch est joli mais moins inoffensif qu’on ne le croit. C’est un cercueil. C’est l’impeccable adieu à une certaine idée de la presse. Au moins lui fallait-il un Wes Anderson pour pouvoir dire que, ici comme ailleurs, elle n’a plus lieu.


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)

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