Ramifications – sur Finally memory yields de William Kentridge
Peu d’artistes ont l’occasion de croiser, avec force, la petite et la grande Histoire dans leurs œuvres. C’est le cas de William Kentridge. Cette rencontre est soutenue et balancée par un caractère universel, lequel repose justement sur sa faculté à associer les deux dimensions historiques, à mêler les soubresauts du monde à son expérience intime.
Son œuvre est ancrée dans l’histoire contemporaine, dans les tourments de l’Afrique du Sud, au moment où l’Apartheid se met en place. L’artiste n’a de cesse de porter sa réflexion artistique sur la condition humaine et les dérives du pouvoir, comme en traduit l’exposition en cours à la galerie Marian Goodman, Finally Memory Yields.
Symboles de cette double acception, les arbres qui émaillent sa pratique et l’exposition parisienne sont pour William Kentridge liés à deux souvenirs et malentendus : tout d’abord lorsqu’un ami décrivit la création d’un « T-shirt », l’oreille de Kentridge entendit « a tree search » ; et ensuite lorsque son père, l’avocat qui prit la défense de Nelson Mandela, Albert Luthuli et d’autres au cours du « Treason Trials » (procès pour trahison de 1956-1961 en Afrique du Sud), Kentridge, alors enfant, entendit « trees and tiles ».
De cette rencontre improbable, William Kentridge nous propose un récit aux multiples ramifications, comme il le fit en se saisissant du personnage d’Ubu (inventé par Alfred Jarry à la fin du XIXe siècle) avec Ubu tells the truth (1997) mais aussi avec une série d’eaux-fortes qui accompagnent la narration.
Alors, Kentridge en fait non seulement un symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays, mais surtout un emblème de toutes les dérives totalitaires comme des paysages de son enfance.
Ainsi, par le biais de l’histoire sud-africaine et de l’histoire du continent africain, l’artiste nous invite à regarder le monde dans sa globalité et propose une histoire alternative, sans hiérarchies et sans frontières, où chacun pourrait se retrouver.
Danser contre la mort
Fruit d’un rapport ambigu au dessin et à l’animation, son œuvre en prend le chemin avec force, dans cette exposition, à travers l’œuvre Sybil : l’artiste s’est composé et construit à travers le paysage sud-africain, aussi bien politique que visuel.
À la fin des années 1980, William Kentridge invente une technique cinématographique qu’il appelle « l’animation du pauvre », une manière de faire qui consiste « à réaliser un dessin, à en retravailler certaines parties (en ajoutant ou en effaçant des éléments), et à filmer image par image les modifications apportées. En résulte un petit film d’animation, qui est l’unique dépositaire des différentes étapes de l’évolution du dessin. »
Les œuvres de Kentridge, dans l’espace supérieur de la Galerie, construisent un ensemble à la cime élevée, dont le rendu noir et blanc définit, à sa façon, la vision du monde de l’artiste. Si nous y percevons l’importance d’un contraste entre noir et blanc qui semble accompagner sa carrière, nous y retrouvons un jeu de dissonance avec l’encre de chine, identique à celle du fusain, qui rend ici possible un champ d’interprétation depuis Henri Michaux jusqu’à Paul Klee et cela pour leurs démarches graphiques.
Dès l’entrée dans le vaste espace de la galerie Marian Goodman, un imposant rapport d’échelle nous fait face, lequel désigne aussi le rapport entre les dimensions d’un élément, l’arbre, et le ratio de sa reproduction dans l’espace. Cette disparité indique le rôle important, essentiel même, que les arbres jouent dans l’équilibre de la terre et annonce l’espoir de leur survivance.
Une histoire locale qui s’exprime dans les céramiques posées au sol, lesquelles désignent avec pudeur les tombes éparses, selon une tradition sud-africaine. Le bruit du vent dans les arbres et le chant des oiseaux retrouvé, in abstentia, vient ici prouver que, malgré des pertes inéluctables, beaucoup peut encore être sauvé.
Poétique de l’aride
De fait, les travaux de William Kentridge sont avant tout des œuvres portées par des matériaux qui deviennent à eux seuls les éléments d’une « animation du pauvre ». Celle-ci devient, ici, encyclopédie, mythologie, fusain, papier, nuage, arbre ou encore danse. Cette dernière, quant à elle, s’anime à partir d’une feuille unique sur laquelle apparaît la dernière version de l’image maintes fois modifiée.
Peu de moyens sont nécessaires : une feuille, du fusain, un chiffon, et une caméra pour un résultat qui traduit une grande richesse poétique dans l’œuvre d’animation Sybil (2020) diffusée au sous-sol de la galerie.
En haut, c’est un panorama d’arbres et de végétaux qui nous fait face, un paysage dont l’aridité évoquerait des formes désertiques et qui se déploient sur des assemblages de papiers illustrés, ponctuée de dessins isolés, de paroles éparses, celles qu’il appelle « words » et où figurent parfois quelques aphorismes, des arbres, une végétation sèche.
De fait, à la liste de matériaux hétéroclites précédemment énoncée, il faudrait ajouter la dimension textuelle, les phrases frappantes et énigmatiques dont certaines sont devenues « des éléments constitutifs de son œuvre » comme l’explique Denis Hirson dans le passionnant livre d’entretien À pas de panthère publié cette année chez Dilecta. Le verbe vient en cela irriguer le travail de William Kentridge et lui permettre, par un contre usage, non de formuler, mais de situer.
Strange fruit
C’est justement en faisant coexister des lignes qui se font branches des mots qui sont tendres parfois, qui s’ajoutent en jonction, qu’apparaissent des images et des feuilles empilées les unes sur les autres. Se construit ainsi comme une vision du monde chez Kentridge.
Peut-être un peu bêtement, par un prisme historique, en entrant dans l’exposition, j’ai de suite pensé à la chanson Strange fruit de Billie Holiday – encore une fois, la rencontre de la petite et de la grande Histoire.
« The tree is never just itself » nous explique William Kentridge dans Peripheral Thinking. C’est probablement en accord avec l’adage de l’artiste que j’ai pensé à cette chanson de 1939, à cause du prisme qui accompagne un artiste dont la vie et l’œuvre sont marquées par l’apartheid, ce mot afrikaans qui signifie littéralement « mise à part ».
L’œuvre de William Kentridge est pour moi rattachée à l’histoire contemporaine de l’art et de l’Afrique du Sud comme celle de son ainé David Goldblatt, traversée par son paysage politique. C’est dans cette histoire contemporaine de mon enfance que se situe une part du travail de l’artiste, dans les images télévisuelles d’un régime qui me paraissait ancestral lorsque l’on en parlait.
« Southern trees bear a strange fruit, Blood on the leaves and blood at the root. » L’œuvre de William Kentridge est polyglotte et permet en cela une variation des niveaux de lecture, comme la superposition des couches de dessins qui racontent Sybil.
L’artiste revendique une approche très littérale du dessin mais aussi une dimension apaisante qui semble faire corps avec sa vision du monde. « Même si je me sens mal, quelle qu’en soit la raison, après deux heures à dessiner, de contact avec le papier, à tourner autour, à aller et venir, c’est comme si quelqu’un te massait le dos ou te caressait doucement, c’est une action physique qui transforme les émotions. »
C’est précisément ce qu’exprime la série de dessins présentés au premier étage de la galerie, un travail par succession qui n’est pas sans rappeler ses fresques animées composées de formes hybrides à l’image de More Sweetly Play the Dance, œuvre datant de 2015.
Sybil
Une série de film d’animation de William Kentridge raconte, dès les années 1990, les aventures d’un capitaliste cupide, Soho Eckstein, et de son alter ego, le sensible Felix Teitelbaum. Les crises spirituelles, écologiques et affectives que traverse le capitalisme vieillissant s’incarnent ainsi dans l’Afrique du Sud contemporaine que Kentridge dépeint.
Une même relation se construit entre les personnages et les feuilles dans la vidéo Sybil, laquelle voudrait faire une liaison entre les algorithmes et le personnage de Sybil dans notre contemporanéité. Celle-ci prend le tour d’une possible prédiction qui se dessine à travers une danse ininterrompue, les écritures et les traits d’une fuite en avant.
Les objets, les lettres et les personnages sont reliés par cette ligne et par les mots dans un flux similaire à celui des rêves. La technique de William Kentridge consiste à en dessiner et à en gommer les traits en restant toujours sur le même support. Les traits effacés laissent une trace sur la feuille, où d’autres lignes et objets se superposent, en créant le même effet de stratification qu’on retrouve dans notre mémoire, avec nos souvenirs et nos pensées. Les objets dessinés ne disparaissent jamais définitivement de cette surface, mais restent présents par de légères trainées plus ou moins cachées.
Une toile présente un ensemble d’éléments suggérant les saisons de façon suffisamment large pour que chacun s’en saisisse et matérialise, à travers ses références personnelles, sa propre représentation.
Cette fenêtre ouverte sur notre imaginaire est le moyen de l’envol, à une époque où tout ce qui semblait aller de soi, être la conséquence naturelle d’un fait ; le lien se fait ici par l’image et son anamorphose, semblable à un test de Rorschach, l’image mue et se reforme sans peine.
Alors, nous le comprenons William Kentridge questionne le réel et le réalisme en les confrontant à un imaginaire onirique, au rêve des formes logiques et à leur combinaison. Sa pratique du dessin s’apparente à un voyage dans l’espace et le temps, d’où cet intérêt croissant pour la prédiction, l’algorithme et le personnage de Sybil.
L’artiste rend visible dans cette vidéo l’invention d’un monde flottant peuplé de figures aux formes stylisées qui se font formes puis lettres, végétales ou animales, parfois humaines, anciennes ou contemporaines.
Paper music
La musique, omniprésente dans l’animation Sybil, accompagne l’auteur dans l’exécution de ses dessins. Il a à plusieurs reprises travaillé des opéras et il s’est associé, pour cette occasion, à une composition précise qu’il souhaitait mettre en image. Des fragments de phrases et de pensées défilent sur les pages d’un dictionnaire, ponctués de figures dansantes, d’arbres, de feuilles et de formes géométriques.
Le film d’animation a été conçu pour son opéra de chambre Waiting for the Sibyl, créé en 2019 sur une commande du Teatro dell’Opera di Roma. Avec les compositeurs dudit opéra, Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd, Kentridge a créé une partition inédite pour le film aussi cacophonique que les pages animées.
« Les pages tournantes de Sibyl… font allusion au mythe de la Sibylle de Cumes, qui écrivait votre destin sur une feuille de chêne et plaçait la feuille à l’entrée de sa grotte, formant peu à peu un amas de feuilles. Mais, alors que vous alliez récupérer la feuille vous correspondant, un vent se mettait à souffler et faisait tourbillonner les feuilles, de sorte que vous ne saviez jamais si vous obteniez votre destin ou celui d’un d’autre. On souhaite éviter son destin, mais on sait qu’on va droit vers lui. Vous savez qu’il se produira, mais vous ne pouvez pas le prévoir. » Cette citation de William Kentridge témoigne de l’attachement de l’artiste à sa formation initiale.
Ses projets artistiques ultérieurs et les installations de ces vidéos nous rappellent que l’intérêt de Kentridge pour les arts du spectacle est profondément lié au théâtre. La structure narrative et l’évolution des personnages que l’on trouve dans ses films reflètent cette étroite connexion.
Alors, l’artiste revalorise à lui seul plusieurs catégories artistiques plutôt déconsidérées dans le champ de la création contemporaine, comme le dessin ou le film d’animation, et cela en étant profondément enraciné dans la réalité politique et sociale de son pays avec une portée profondément universaliste.
Manipulant les jeux des contraires, dans cette exposition de Kentridge comme dans l’ensemble de son œuvre, personnages, sociétés et histoires se mêlent et se superposent.
En cela, les films de Kentridge sont de véritables poèmes visuels mêlant des références à l’espace et au temps, disposées en abîme, et qui s’interrogent au fond sur notre devenir en regardant notre passé.
Finally Memory Yields, William Kentridge, Galerie Marian Goodman (Paris) jusqu’au 27 novembre.