Exposition

Tosquelles, tel quel – sur l’exposition « La Déconniatrie »

Journaliste

Figure de la psychiatrie humaniste, François Tosquelles inventa un nouveau modèle de soin fondé sur l’humanisation, le collectif, le travail et l’activité artistique des malades mentaux. À la croisée de l’art brut, du surréalisme, du cinéma d’avant-garde, de l’histoire de la psychiatrie et des formes d’organisation sociale alternatives, une exposition présentée aux Abattoirs de Toulouse rend honneur à ses pratiques expérimentales et à sa manière iconoclaste d’affronter la folie.

Qu’avons-nous fait du droit au vagabondage ? Ce « vagabondage du corps et de l’esprit », revendiqué par le psychiatre catalan François Tosquelles (1912-1994) dans son combat en faveur des aliénés. Il suffit d’observer comment les temps présents refusent d’honorer ce droit (pensons au sort réservé aux migrants, aux étrangers, mais aussi aux fous, à tous les marginaux et indésirables), pour se rendre à l’évidence que rien n’est plus éloigné des discours dominants que ce droit à vagabonder. Comme si tout poussait aujourd’hui à creuser son aspiration inverse : refermer, clôturer, interner, cadenasser, parquer, confiner, rejeter tout ce qui nous ne ressemble pas, tout ce qui nous inquiète, tout ce qui trouble les genres ou les frontières.

Attaché au droit des fous à vagabonder, François Tosquelles définissait les êtres humains comme des pèlerins. Être un homme, c’est « aller d’un espace à un autre », disait-il. Pourquoi les fous seraient-ils exclus de cette déambulation ? Les psychoses suffiraient-elles à les exclure de la communauté des vivants ? Tosquelles, qui n’avait jamais eu de frères, et qui en tira une éthique personnelle – « tout le monde peut être mon frère » – lutta toute sa vie pour cette fraternité avec les aliénés.

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C’est bien cette fraternité avec les aliénés et cet ethos anti-répressif dont rend merveilleusement compte l’exposition « La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles », proposée aux Abattoirs de Toulouse, par Joana Masó, Carles Guerra, Julien Michel et Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs (une expo qui circulera en 2022 au Centre de culture contemporaine de Barcelone, au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid et en 2023 à l’American Folk Art Museum de New York).

Comme un écho, mélancolique et proactif à la fois, à cet air du temps emmuré et répressif, l’exposition réactive ce désir d’un droit au vagabondage et à la déambulation de tous, y compris de ceux qu’on préfère exclure de l’espace public à cause de leur maladie mentale. En revenant sur l’existence, les inventions, les méthodes thérapeutiques et les héritages de ce Catalan réfugié en France, à l’origine d’une rupture décisive dans l’histoire de la psychiatrie – la « psychothérapie institutionnelle» qui met l’accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés en institution psychiatrique –, l’exposition met en lumière le travail, trop méconnu, d’une figure clé de la psychiatrie du XXe siècle. Une existence évoquée dans toutes ses strates grâce à une installation vidéo, réalisée en 2011 par l’artiste Angela Melitopoulos et le philosophe Maurizio Lazzarato, qui donne à voir et entendre Tosquelles avec son léger accent catalan, répondant à des questions de François Pain en 1989.

François Tosquelles avait quitté son Espagne natale en 1940, fuyant le régime de Franco, comme 500 000 Républicains espagnols qui trouvèrent refuge en France. C’est à Saint-Alban, en Lozère, où il fut appelé, alors qu’il était réfugié au camp de Septfonds (où il avait improvisé un service de psychiatrie dans une cabane) qu’il allait bousculer les normes en vigueur dans le traitement des maladies mentales. Une expérience fondatrice qui inspira par la suite d’autres lieux célèbres dans le paysage de la psychiatrie (anti-)institutionnelle, de la clinique de La Borde, dans le Loir-et-Cher (créée par Jean Oury) jusqu’à Blida en Algérie (créée par Frantz Fanon).

François Tosquelles théorisa et mit en pratique dans le même mouvement la nécessité d’abattre les murs de l’asile, de réorganiser l’espace de l’hôpital, de repenser la vie des malades par le biais du travail, d’animer un collectif grâce à des activités dans et hors de l’hôpital, par la tenue de clubs autogérés par les patients eux-mêmes.

Auto-organisation, échange, confiance, cogestion, horizontalité, déhiérarchisation, communalisme quasi-libertaire… : on retrouve dans la façon de structurer l’institution de l’hôpital quelques motifs politiques aujourd’hui en vogue dans des collectifs alternatifs aux marges de la société. « Le psychiatre catalan n’aborde pas l’hôpital comme un nouveau lieu de domination médicale, mais plutôt pour échapper au contrôle social, comme “l’école de la liberté” », explique le sociologue Éric Fassin dans un texte du catalogue de l’exposition.

C’est ce croisement affinitaire entre la médecine, l’art, la politique et la création, qui traverse toute l’exposition, à la mesure de l’éthique même de Tosquelles.

À Saint-Alban, les murs de l’asile furent donc abattus. Cette révolution puisait ses ressources dans l’histoire de la Catalogne des années 1920 et 1930, nous apprend la première salle de l’exposition. Intéressé par la psychanalyse, alors très vivante à Barcelone grâce à la présence de nombreux psychanalystes juifs chassés d’Europe centrale par le nazisme, Tosquelles associait à son métier de psychiatre un engagement politique anarcho-syndicaliste, incarné dans le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM). Il tira de son expérience de la guerre civile comme psychiatre de l’armée républicaine la plupart de ses convictions, dont la nécessité de « soigner sur le lieu du trauma » ; une idée qui inspira la psychiatrie moderne dite « de secteur ».

Pour Tosquelles, il n’était possible de créer de bons services psychiatriques qu’à condition de faire participer des gens ordinaires – avocats, curés de campagne, paysans, peintres… Et même des « putains » (« à condition de ne pas coucher avec les malades »), dont certaines « se sont converties en des infirmières du tonnerre de Dieu ». « Elles savaient, par leur pratique avec les hommes, que tout le monde était fou », précisait le psychiatre, pour qui la distinction entre fous et gens normaux n’avait qu’un sens très incertain. L’aptitude naturelle à être avec les autres suffit donc à la construction du lien social, et donc médical.

Le compagnonnage de Tosquelles avec d’autres personnalités marquantes de la discipline à Saint-Alban – Lucien Bonnafé, Jean Oury, Frantz Fanon, Félix Guattari… –, a ainsi posé les fondements humanistes d’une attention vive aux fous, en repensant la fonction et l’organisation de l’institution asilaire, en l’ouvrant sur l’extérieur. « Soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie », disait son complice et collègue Jean Oury, futur créateur de la clinique de La Borde, en 1953.

Avec Bonnafé et Oury, mais aussi avec d’autres réunis dans « le groupe du Gévaudan » (Paul et Germaine Balvet, André Chaurand…), François Tosquelles fit de l’hôpital de Saint-Alban un lieu légendaire, puisque ces psychiatres progressistes vivaient alors avec des poètes surréalistes (Paul Éluard, Tristan Tzara), des patients-artistes (Auguste Forestier, Aimable Jayet, Marguerite Sirvins, mais aussi Jean Dubuffet, qui y commença sa collection d’art brut), des philosophes (Georges Canguilhem) et de nombreux résistants réfugiés… Comme le souligne Joana Masó dans un livre qui prolonge l’exposition des Abattoirs, François Tosquelles, Soigner les institutions (coédition L’Arachnéen / Arcàdia), « de cette conjonction surréaliste et communiste libertaire se dégagea une nouvelle manière d’envisager la folie, comme une dimension proprement humaine, et l’institution psychiatrique comme un organisme à « soigner ».

C’est précisément ce croisement affinitaire entre la médecine, l’art, la politique et la création, qui traverse toute l’exposition, à la mesure de l’éthique même de Tosquelles qui ne cessa de penser la vocation de l’hôpital comme un rhizome (cher à Guattari), comme un lieu permettant à chacun de créer, de se relier à d’autres expériences, de faire de sa propre dissociation mentale la possibilité d’un lien, d’une reconnexion à un champ des possibles.

Le journal que les patients pilotaient en association avec les soignants de Saint-Alban ne s’appelait pas « Trait d’union » par hasard. Il traduisait bien l’esprit à la fois coopératif et rhizomatique de cette maison des fous et des artistes réunis, où chacun apprenait de l’autre, dans une sorte de communion concrète : celle d’une attention à la différence dont l’acceptation permet d’abord de conjurer la gravité. Et cette acceptation n’autorisait aucun renoncement, surtout pas le droit d’expérimenter, de vivre avec et depuis ses propres égarements. « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme lui-même qui disparaît », affirmait Tosquelles.

Tout était ainsi possible à Saint-Alban, parce que chacun était autorisé à être libre dans ses pulsions créatrices. « On l’autorise à déconner », disait Tosquelles à propos de chaque pensionnaire. « On lui dit : déconne, déconne mon petit ! Ça s’appelle associer. Ici personne ne te juge, tu peux déconner à ton aise. Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. Mais, pendant que le patient déconne, qu’est-ce que je fais ? Dans le silence ou en intervenant – mais surtout dans le silence –, je déconne à mon tour. »

Si beaucoup de poètes et artistes passés par Saint-Alban s’inspirèrent du lieu dans leurs propres œuvres (Souvenirs de la maison des fous de Paul Éluard, Parler seul de Tristan Tzara, illustré par Joan Miró, par exemple), l’exposition met donc aussi et surtout en lumière la puissance plastique des œuvres des pensionnaires aliénés. Des sculptures d’Auguste Forestier (la splendide Bête du Gévaudan, petite sculpture en bois), aux broderies et aquarelles de Marguerite Sirvins (qui mêle à des soies de couleur des fils de laine qu’elle obtient en effilochant des chiffons récupérés au rebut), beaucoup des œuvres exposées rappellent combien l’art brut a trouvé à Saint-Alban l’espace de sa consécration fondatrice, quand bien même cette tradition ne peut se réduire à l’art des fous ou des autodidactes.

Au destin de l’exilé Tosquelles est venu se greffer un autre exil : celui d’un modèle de l’institution psychiatrique dont il fut le génial promoteur et activiste.

Outre la peinture, le dessin et l’artisanat, le cinéma trouve une place de choix dans l’exposition, car Tosquelles s’en servit comme moyen thérapeutique, mais aussi comme source documentaire de ses propres expériences. Procédant d’un genre en soi – l’ethnographie psychiatrique –, nourri de films marquants de Fernand Deligny, Allan King ou Mario Ruspoli, tous les extraits de films ici réunis rappellent combien la médiation des images comptait dans la volonté de dépathologiser la folie et de favoriser des formes de production collective avec les malades.

Le cinéaste Mario Ruspoli réalisa ainsi en Lozère trois films emblématiques du cinéma-vérité, avec l’aide de François Tosquelles : Les Inconnus de la terre (1961), Regard sur la folie (1962) et La Fête prisonnière (1962). Une démarche prolongée par l’éducateur Fernand Deligny qui produisit de nombreux films réalisés avec des enfants autistes dans les Cévennes, avec la coopérative de La Grande Cordée, comme Le Moindre Geste (1971), dans lequel on voit comment la vie communautaire proposée aux enfants leur permet de mieux vivre.

Dans la perspective de l’éducation populaire, Fernand Deligny, en accord avec Tosquelles, considérait le cinéma comme un outil pédagogique, artistique et politique. Il s’agissait pour les autistes de « camérer » plutôt que de filmer, de se projeter et de figurer leur place dans la société à travers le travail sur l’espace et l’image. Ce travail de Deligny, analysé dans un beau livre récent de Catherine Perret, Le Tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny (Seuil) inspira notamment Gilles Deleuze dans l’élaboration de ses concepts de « territorialisation » et de « déterritorialisation ».

Un autre film, bouleversant, Min Tanaka à La Borde, tourné en 1986 par Joséphine Guattari et François Pain, consigne une performance d’un danseur japonais Butô, invité par le psychanalyste Félix Guattari devant les pensionnaires et soignants de la clinique de La Borde. La performance du danseur, à la fois humain et animal, minéral et végétal, enfant et vieillard, fou et mendiant, donne lieu à des discussions avec les pensionnaires, profondément émus par un spectacle étrange qui leur « parle ». La caméra s’attarde sur leurs visages concernés autant que sur celui du danseur transi, dans un jeu de miroir fascinant entre éclats de vie et de démence diffus.

Riche de ces documents éclairants et mystérieux donnant à voir ce que la folie fait à l’art autant que ce que l’art fait à la folie, l’exposition assume aussi la présence d’œuvres d’art contemporain qui prolongent à leur manière ce récit politique et médical honorant le droit à la folie et les droits des fous.

On s’immerge ainsi dans la célèbre installation Dots Obsession (appartenant à la collection des Abattoirs) de l’artiste japonaise Yayoi Kusama, qui vit depuis 1977 dans un hôpital psychiatrique : une pièce pleine de miroirs, de ballons gonflés d’hélium, dans laquelle le spectateur fait l’expérience d’un dérèglement des sens, comme perdu et enjoué dans une forêt de pois et de reflets infinis.

On revoit l’installation de Mohamed Bourouissa, Le murmure des fantômes (présentée au Prix Marcel Duchamp en 2018) qui s’est penché sur l’histoire de l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, où le psychiatre et philosophe Frantz Fanon, après avoir séjourné à Saint-Alban entre avril 1952 et avril 1953, a introduit de nouvelles méthodes de soin apprises auprès de Tosquelles.

Plusieurs œuvres prolongent ainsi, par leur inscription dans les temps présents, la mythologie de ce courant un peu oublié de la psychiatrie « désaliénante », dont la « déconniatrie » serait le nom le plus audacieux et ouvertement indexé à la part la plus créative et relationnelle de la folie humaine.

Au fil du parcours, fascinant par les traces fragiles et subtiles d’une aventure artistique, politique, intellectuelle et médicale réunissant des êtres refusant d’abandonner la folie au néant de la vie, une question nous traverse : mais où est passé ce projet dans notre époque rattrapée par les neurosciences et les traitements médicamenteux ?

À cette question, François Tosquelles répondait dès la fin des années 1980 de manière pessimiste, estimant que les pilules s’étaient substitué à l’horizon de la thérapie ; un horizon certes incertain, mais fécond dans sa vitalité même. Ce dont témoigne cette « Déconniatrie », c’est ce deuil d’une certaine conception de la psychiatrie (en crise), d’un rapport humaniste à la folie, d’une volonté d’en apaiser les traumas par le choix de la relation humaine, d’une volonté d’associer les aliénés aux gestes de ceux qui les aident sur le chemin de leur salut.

Au destin de l’exilé Tosquelles est venu se greffer un autre exil : celui d’un modèle de l’institution psychiatrique dont il fut le génial promoteur et activiste. Sa critique porta toujours plus sur « l’institué » que sur l’institution, dont il revendiquait la nécessaire existence, afin de préserver un espace de survie matérielle et psychique dédié aux fous. Mais avec l’éclipse contemporaine de la pensée critique des institutions déployée durant les années 1960-70, le projet de réforme des institutions totales n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir qui se raconte et s’expose dans les musées et les centres d’art, à défaut de s’incarner dans des politiques publiques.

La puissance contaminante de cette exposition procède de ce constat mélancolique autant que du désir qu’elle réactive secrètement : s’inspirer à nouveau de tout ce qui fut tenté, inventé et créé. Arrêtons de déconner n’importe comment et souvenons-nous de François Tosquelles qui appelait à déconner sérieusement, c’est à dire apaiser les souffrances que la folie fait subir à ceux qu’elle habite.

« La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles », Les Abattoirs, Musée-Frac Occitanie-Toulouse, jusqu’au 6 mars 2022. Lire aussi : François Tosquelles, Soigner les institutions, textes choisis et présentés par Joana Masó (L’Arachnéen/Arcadia).


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC