Perruques et papillotes : percer le mystérieux succès des Shtisel
Regarder Netflix déçoit souvent. Mais observer son évolution est passionnant. Un jour on croit saisir une stratégie éditoriale, celle régie par une pensée inclusive ouverte aux questions de genre et au progressisme sociétal – le parangon serait la série britannique Sex Education, manuel vaguement narratif de sexualité bon teint en milieu bourgeois – dont la troisième saison est diffusée depuis la mi-septembre. Et voilà qu’en une sortie impromptue, la plateforme parvient à nous surprendre.
Ainsi d’une série débarquée en mars dernier qui m’a rapidement été proposée dans le bandeau principal, celui sur lequel défile une bande annonce destinée à attirer le chaland en fonction des ses choix précédents, mais aussi des grands succès d’audience du moment. Des hommes et des femmes en noir, papillottes et perruques, discutent sur un ton égal en yiddish dans des intérieurs mornes et spartiates : l’argument paraît mince, mais la curiosité est piquée. Me voilà plongée presque malgré moi chez les Shtisel, une série écrite par Ori Elon et Yehonatan Indursky, diffusée avec succès en Israël en 2013 à la télévision, et dont Netflix a flairé la bonne fortune.
Des ultrareligieux mis en scène dans la banalité de leur existence fruste et étriquée ? D’ordinaire, on aurait passé son chemin.
Soit une famille qui vit selon la tradition haredim dans le quartier de Geoulah à Jérusalem, une communauté juive ultraorthodoxe, dont les pratiques sont documentées au gré d’intrigues typiques du soap. Shulem Shtisel en est le patriarche ; veuf et inquiet de son déclin, il vit en compagnie de son fils Akiva, jeune homme sentimental et immature qui tarde à quitter le nid, tandis que sa fille aînée Giti, pieuse et abandonnée par son mari, se démène pour élever seule et sans ressources ses quatre enfants.
Alternent au gré de trois saisons des intrigues familiales et sentimentales dans un décor fermé et hors du temps, rythmé par les rites religieux qui imprègnent toute la vie courante, depuis les petits gestes du quotidien jusqu’aux grandes étapes de l’existence. Exemple, ces rencontres amoureuses organisées pour Akiva par un marieur professionnel, qui donnent lieu à des scènes de dialogues rares et embarrassés dans des cafés d’hôtel mal éclairés.
Des ultrareligieux mis en scène dans la banalité de leur existence fruste et étriquée ? D’ordinaire, on aurait passé son chemin. Les Shtisel sont absolument anti-pop. La série est en gris-noir-blanc, les peaux fatiguées, les vêtements moches, les intérieurs tristes. Et pourtant, ça marche. Non seulement on est accrochés, mais on s’attache aux personnages, et on veut savoir : si le mari de Giti va revenir, si Akiva va s’émanciper, si la mère de Shulem va mourir.
On clique sur l’épisode suivant avec étonnement, et aussi une forme de culpabilité. Ces gens si loin de moi, dont je ne peux, en tant que libérale athée, que condamner les pratiques – celles par exemple, qui consiste à marier ses enfants contre leur gré, ou encore d’interdire l’avortement – comment puis-je donc prendre du plaisir à les regarder dans une forme légère comme le soap ? Ai-je abdiqué devant mon écran toute conscience politique ?
Courrier International, dans un article daté du 5 avril dernier, me propose une réponse simple : oui. « Un soap en milieu juif ultraorthodoxe (…), un choix qui vide la série israélienne de toute pertinence sociale et politique », me dit-il. L’article y questionne la fascination pour une communauté fermée, et interroge rapidement ce que le soap fait à cette représentation : n’est-il pas problématique qu’une série télévisée pousse le spectateur à s’identifier à ces personnages aux mœurs rétrogrades, qui ont refusé de se plier aux règles du confinement et tiennent les femmes à l’écart des lieux publics ?
L’article cite un autre produit Netflix, Unorthodox, une mini série dont le succès a précédé de peu celui des Shtisel, et qui mettait en scène la même communauté juive ultraorthodoxe sous un autre angle. Effet ironique du casting, une des jeunes actrices des Shtisel interprétant la sage fille aînée de Giti y campe une jeune femme en révolte contre la communauté, qui quitte les haredim pour fuir à Berlin et s’épanouir dans une vie à l’occidentale enfin trouvée.
Efficace et gentillette, Unorthodox suspend précisément davantage le jugement en prescrivant au spectateur, dès les premières images, une position empathique toute tracée, celle du bien-fondé d’un arrachement sain à un milieu malsain. Il ne s’agit jamais de penser la formation et la survivance d’une communauté aussi étrange que les haredim, mais simplement d’en balayer, comme le personnage principal, les valeurs et les principes, pour marcher pieds nus dans le sable et embrasser de beaux Berlinois.
Le point de vue imposé par Unorthodox conforte bien plus que la neutralité apparente des Shtisel, qui, elle, laisse le spectateur occidental pantois, et le pousse à penser la réalité haredim, ses représentations, et sa position. Imaginer que le spectateur contemporain, ultra-nourri de culture télévisée, ne se pose aucune question sur la forme de ce qu’il regarde – processus d’identification compris – paraît relever d’une ignorance d’ailleurs bien partagée des mécanismes de réception. En bref, je ne suis pas bête, je sais ce que je vois, et comment je le vois.
En thématisant l’interdit du divertissement télévisé, la série fait preuve d’une ironie certaine.
L’article de Courrier International laisse entendre que le soap offre un filtre idéalisant à la communauté haredim. Les Shtisel serait une forme, sinon de propagande, du moins d’instrument du soft-power au service des ultraorthodoxes. C’est sous-analyser la série, qui à plusieurs reprises montre sa capacité à penser sa propre forme. Un des personnages par exemple, la mère de Shulem, se fait installer dans la petite chambre de la maison de retraite qu’elle occupe une petite télévision — objet proscrit dans les intérieurs de la communauté — et se prend de passion pour des feuilletons américains, sous le regard désapprobateur de son fils, qui finit même par débrancher cette machine du diable en lui faisant croire qu’elle ne fonctionne plus.
En thématisant l’interdit du divertissement télévisé, la série fait preuve d’une ironie certaine, et met en scène de manière assez vertigineuse une contradiction fondamentale qui est aussi sa réussite la plus éclatante : réussir à montrer une communauté dans une forme qui culturellement en est exclue, et ça sans cynisme. Montrer à la fois ce qu’il y a dans le vase clos, mais aussi ce qui en constitue la clôture : le contenu et le contenant.
Alors que les séries télévisées chroniquent désormais volontiers les changements de société, et sont systématiquement observées comme des indicateurs privilégiés des représentations contemporaines, le succès de la série israélienne apparaît comme un contre-courant absolu.
Le “courant” dans ce cas précis, ce pourrait bien être Hamishim – traduire Cinquante, une autre série israélienne, un autre soap à sa manière, sorti cet été sur la plateforme de la chaîne Arte, et dont le spectacle produit par contraste un trouble fécond. Écrite par Yaël Hedaya, une auteure à succès, elle chronique le quotidien d’une scénariste de cinquante ans, veuve, qui affronte la ménopause en élevant seule trois enfants.
Nous sommes au pays des Shtisel, Alona a le même nombre d’enfants que Shulem, tous les deux ont des problèmes financiers, tous les deux ont un vieux parent à charge dont la vieillesse est une source d’angoisse, tous les deux sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants. Femme libre à Tel-Aviv, accrochée à son smartphone, Alona me ressemble davantage. N’est-elle donc pas supposée également m’en dire davantage ? Et donc m’intéresser davantage ?
Pourtant, le plaisir que procure les Shtisel est plus singulier, et surtout, ces ultraorthodoxes en noir qui marmonnent leur prière à chaque gorgée d’eau, peut-être paradoxalement nous renseignent-ils plus non seulement sur le fonctionnement d’Israël comme société et comme État, mais aussi sur le fonctionnement d’une bonne série populaire, et de l’articulation entre les deux.
Dans le fond Les Shtisel documente dans la forme typiquement clôturée du soap l’organisation de la contrainte et de l’oppression.
C’est dans ce trouble que s’ancre le questionnement : comment une telle culture survit-elle dans une société où une Alona rencontre des hommes sur Tinder, ou fantasme sur une belle serveuse dans un restaurant branché ? Qu’est-ce que cette co-existence dans la fiction dit du fonctionnement de la société israélienne, et de la capacité de l’État israélien à laisser advenir et survivre des communautés qui semblent évoluer dans des espaces-temps et des valeurs incompatibles ?
Dans le fond Les Shtisel, bien plus qu’Unorthodox ou Hamishim, documente dans la forme typiquement clôturée du soap l’organisation de la contrainte et de l’oppression. Dans le plaisir paradoxal qu’y éprouve le spectateur constatant au bout de quelques épisodes que le canapé élimé de Shulem n’est pas si différent de celui de Friends, il consacre l’efficacité éclatante du soap comme forme souveraine de la culture populaire.
Dans le septième épisode de Hashimim, lors d’une scène aux airs de crossover troublant, Alona à la recherche de son père atteint de démence va le dénicher à Jérusalem dans une famille haredim qui l’a accueilli. Quand elle sort de son SUV, les femmes de la famille l’attendent dans l’escalier d’un appartement qui ressemble en tous points à celui de Shulem. De haut, têtes couvertes et peignoirs vieillots, elles la regardent installer son père dans la voiture avec une empathie qu’Alona ne leur rend pas. On se prend alors – toujours un peu coupable – à les trouver plus aimables.
Les Shtisel, une famille à Jérusalem, série télévisée israélienne écrite par Ori Elon et Yehonatan Indursky, réalisée par Alon Zingman et produite par Yonatan Aroch et Dikla Barkai.
Cet article a été publié une première fois dans le quotidien AOC le 22 octobre 2021.