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De l’intime au public : Habermas à l’épreuve des réseaux sociaux

Philosophe

La philosophie de Jürgen Habermas vit décidément avec son temps. À l’aune des réseaux sociaux, voilà qu’il révise sa copie : la publicité immédiate de la parole intime et privée conduirait à l’érosion des critères de rationalité qui structuraient jusqu’alors l’espace public, dont il est le grand théoricien. De là à dire que notre époque est le théâtre d’une régression politique ?

«Nous vivons une époque de régression politique », tel est le titre choquant de l’entretien que Jürgen Habermas a récemment accordé à L’Obs[1] à l’occasion de la parution du premier tome de son opus magnum, œuvre de vieillesse, Une histoire de la philosophie. La constellation occidentale de la foi et du savoir[2]. Si cet énoncé de Habermas – le titre est effectivement tiré de ses réponses – a de quoi choquer, ce n’est pas à cause de son contenu.

L’époque est accoutumée à ce que, régulièrement, un philosophe politique ou théoricien du politique constate dans les pages de la presse nationale la fin, le déclin ou la défaite de la politique, énumérant toutes les menaces que ce nouvel état de choses post-politique, apolitique ou dépolitisé véhicule pour nos sociétés démocratiques en termes de populisme, de pré-fascisme ou d’autoritarisme rampant. L’effet de choc vient de ce que c’est Habermas, et nul autre, qui parle ici de régression politique. Car Habermas n’est pas n’importe quel penseur inquiet des évolutions sociales contemporaines.

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Habermas est un philosophe au sens traditionnel du terme, auteur d’un système. Et au sein de ce système, le terme de « régression », et peut-être plus encore la désignation d’une « régression politique des sociétés modernes », jurent autant que l’aurait fait une référence positive au « progrès » dans la bouche de Foucault, ou à une quelconque « foi dans les réformes » sous la plume de Marx. Ceci parce que, pour Habermas, les sociétés modernes se distinguent précisément par ce qu’il appelle une « rationalisation croissante du monde vécu ».

Ce par quoi est désigné le fait que l’intégration de plus en plus poussée au sein des sociétés politiques, entraîne inéluctablement les présupposés d’arrière-plan acquis par les individus lors de leur socialisation dans leurs groupes d’appartenance particuliers dans un processus d’explicitation constant de leurs raisons à travers un échange « intersubjectif », où s’articulent des points de vue sociaux et culturels différents.

Comme l’intégration s’accroît nécessairement dans le même temps que la différenciation sociale, les différents points de vue sur la réalité portés par les individus en viennent inéluctablement à se confronter toujours davantage sur ce mode. Cette confrontation les oblige en termes de justification, si bien qu’ils se voient in fine séparés de leurs ancrages naturels et particuliers par l’obligation de se rendre justifiables devant une instance qui, elle, vaut pour tous, et qui n’est autre que la raison.

Le processus de rationalisation du monde vécu n’opère plus, se trouve bloqué, alors même que la différenciation sociale continue de se produire.

C’est ce fond théorique fondamental qui explique la stupéfaction d’entendre Habermas parler de régression. Car si cette rationalisation du monde vécu est liée à l’intensification de la différenciation sociale, avec son pendant d’intégration accrue des individus dans une société globale, on ne comprend pas que, tandis que ce processus de différenciation sociale se poursuit et s’accuse toujours plus, on puisse vivre actuellement dans une époque de régression politique.

En tout cas, on peine à comprendre ce fait lorsqu’on se souvient que la politique, au sein du système habermassien, n’est rien d’autre que le nom de ce processus de rationalisation, dans le moment où il touche concrètement les individus pour les faire « citoyens », à savoir des êtres qui n’agissent ni par goût ou affect, ni par intérêt ou encore par conviction religieuse, mais en fonction du point de vue sur la réalité qui s’est avéré, au terme d’un échange controversé d’arguments, le plus rationnel.

Le mot de régression, si l’on veut lui trouver un autre statut que celui de mot d’ordre bruyant dans un espace médiatique déjà saturé d’appels à la vigilance, ne peut signifier au sein du système de Habermas qu’une seule chose : que le processus de rationalisation du monde vécu n’opère plus, se trouve bloqué, alors même que la différenciation sociale continue de se produire. Or c’est là, apparemment, une contradiction.

Ce n’est pas dans la somme dont le premier volume est désormais à la disposition du public français que l’on trouve l’explication de ce désajustement. En revanche, elle est donnée dans un article relativement bref que l’auteur a dû commencer à écrire à peine les épreuves de son livre de quelques 1 600 pages corrigées. Ce petit texte d’une vingtaine de pages, intitulé « Réflexions et hypothèses sur une nouvelle transformation structurelle de l’espace public » – rappelons que le livre sobrement traduit en français par le titre L’espace public est intitulé en allemand La transformation structurelle de l’espace public – vient de paraître dans un numéro spécial de la revue de théorie politique Leviathan[3]. S’y trouvent exposées les raisons de l’étonnant abandon de l’espoir qui a porté toute la théorie politique de Habermas, à savoir que l’échange intersubjectif caractéristique des sociétés modernes et affecté d’un élargissement graduel, qui s’étend au-delà des frontières stato-nationales, puisse effectivement garantir la rationalisation des contenus cognitifs et des convictions morales des individus.

La raison de ce pessimisme, on aurait tort de la loger dans une lassitude ou une baisse d’énergie vitale du grand philosophe ; plus prosaïquement, elle réside dans sa prise en compte, tardive mais nécessaire, des transformations de l’espace et du débat public induites par les réseaux sociaux.

Car ceux-ci, forcément, modifie la donne quant à la théorie de l’espace public développée jusqu’ici. Rappelons-en les grandes lignes. L’espace public a un lien intrinsèque avec la politique démocratique. Il assure la légitimité de la loi commune à partir du moment où toute fondation transcendante – c’est-à-dire pour nos sociétés occidentales, divine – de la loi a disparu.

Cette légitimité d’une loi désormais faite par les hommes, l’espace public ne peut la garantir qu’à deux conditions : premièrement, d’inclure dans les débats qui ont lieu en son sein toutes les personnes potentiellement touchées par la future législation, et ceci de manière absolument égale ; deuxièmement, d’être un espace de délibération absolument libre que Habermas conçoit comme un échange de raisons entre des personnes qui défendent des points de vue différents.

Afin que cette délibération sur les affaires communes soit réellement possible dans un monde devenu hautement complexe, l’intervention d’un troisième acteur est pourtant nécessaire, à savoir les médias de masse, qui fournissent des informations fiables, choisissent, parmi les multiples thèmes dont certains individus ou groupes voudraient que la politique se saisissent, ceux qui importent réellement pour le collectif concerné, tout en s’efforçant de présenter l’ensemble des points de vue sur la question.

À aucun moment les médias ne disent ce qu’il faut penser, comme si une position unitaire avait à s’imposer à travers eux.

Les médias, chez Habermas, portent leur nom à juste titre : leur fonction est de médiatiser tous les points de vue particuliers et opinions sur le cours du monde qui fourmillent dans la réalité et voudraient se faire entendre. Aussi les médias traditionnels ont-ils pour prérogative de générer de l’attention collective. Mais cette tâche de médiatisation, qui installe les médias à une place à quoi correspond selon Habermas la métaphore du « gardien de but », ne change rien au fait que l’espace public est et demeure conflictuel : à aucun moment les médias ne disent ce qu’il faut penser, comme si une position unitaire avait à s’imposer à travers eux. Ils se bornent à délimiter ce qui est pensable, ce en quoi ils remplissent une fonction de contrôle cognitif et épistémique des informations et opinions qu’ils diffusent.

Ainsi conçu, il est clair pour Habermas que l’espace public comme institution exerce une contrainte sur les individus qui y pénètrent afin de délibérer sur la loi commune : il s’agit, au sens fort, d’une contrainte de rationalité. Cette contrainte, ils ne l’éprouvent pas de la même manière ni avec la même intensité dans l’espace privé, où l’affect, l’émotion, voire simplement l’intérêt personnel, constituent des raisons d’agir tout à fait valables, susceptibles d’être énoncées lorsque, dans l’échange intersubjectif, autrui exige qu’elles le soient. Dans la perception des individus eux-mêmes, il y a donc une tension entre public et privé, ce qui ne veut pas dire que le privé ne puisse pas a priori devenir une affaire publique, et de ce fait être politisé, mais ce qui veut dire simplement que les individus des sociétés modernes connaissent la distinction entre le public et le privé, et à travers elle les exigences de rationalité propres à la sphère publique.

La thèse de Habermas, qui l’amène à une révision de sa théorie de l’espace public, est que la pratique des réseaux sociaux efface pour une partie de ses utilisateurs cette délimitation constitutive entre sphère privée et sphère publique. Ce n’est pas que les gens parleraient davantage à cause des réseaux sociaux – Habermas n’irait pas jusqu’à la définition lacanienne de l’être humain comme « parlêtre », mais il constate néanmoins que les humains constitue une espèce loquace et bavarde. Ce que les réseaux sociaux induisent n’est pas alors un accroissement de la communication, mais le fait que chaque être parlant qui le désire puisse désormais parler comme auteur d’une parole publique. Pour Habermas, l’une des causes – il soupçonne qu’il en est d’autres, sans les spécifier– de la régression politique actuelle se situe exactement à cette jonction tout à fait inédite entre parole individuelle spontanée et parole publique.

L’écart est en effet sensible par rapport à l’espace public traditionnel. Dans cet espace, il fallait, pour devenir auteur d’une parole publique, passer par la médiation des médias tels qu’on les a brièvement décrits, avec leur fonction de contrôle de la teneur épistémique et logique de la parole prononcée (sa teneur en vérité, sa rationalité et sa cohérence logique de base).

Bref, il y avait une barrière à franchir pour qu’une parole soit admise dans l’espace public ; les individus le savaient et conformaient leurs échanges de points de vue, lorsqu’il se produisait dans cet espace, à l’exigence de rationalité qui lui était propre. C’est cette épreuve de conformité qui tombe avec l’apparition des réseaux sociaux, dans la mesure où la position d’auteur est immédiatement acquise pour tout un chacun.

La publicité immédiate de la parole intime et privée conduit à l’érosion des critères de rationalité.

Par un renversement spectaculaire, pour l’individu s’exprimant sur les plateformes numériques, le vieil adage hégélien « l’effectif est rationnel » devient réalité : ma parole est rationnelle, puisqu’elle est effective, voilà ce que se dit l’utilisateur des réseaux sociaux au moment de « poster » son opinion du jour et de voir affleurer des « likes », « smileys » et autre réactions.

En tout cas, c’est ce que Habermas soupçonne : la publicité immédiate de la parole intime et privée conduit à l’érosion des critères de rationalité, de logique et de vérité qui structuraient jusqu’alors l’espace public et, partant, la délibération entre citoyens sur la loi commune. Au cours de ce processus, la contrainte de rationalité que la sphère publique ne cesse d’exercer – puisque les médias traditionnels continuent d’exister et se gardent la prérogative de « vérifier » les faits – peut devenir insupportable pour certains individus qui, dès lors, se replient sur des « espaces publics » particuliers, homogènes à leurs points de vues et opinions.

Le résultat, contradictoire au regard de la théorie initiale, est une fragmentation de l’espace public, alors même que la différenciation sociale poursuit son accroissement. Les effets d’intégration de plus en plus poussés auxquels la théorie s’est attendue du fait de la contrainte accrue à l’interaction entre des personnes venant d’arrière-plans sociaux et culturels différents, et que la communication élargie sur le net aurait pu favoriser, ne se sont pas produits.

La cause de ce désajustement se trouverait dans ce facteur technique et économique que sont les réseaux sociaux. Ces derniers ont mis fin au processus d’intégration par l’échange d’arguments et de raisons en permettant la création de réalités parallèles qui se donnent pour « publiques », où des personnes déjà identiques entre elles avant même d’entrer en contact, se confirment mutuellement la justesse de leur point de vue particulier sur un monde de plus en plus complexe.

Le diagnostic d’une régression politique repose entièrement sur le constat de ce refus d’une partie de la population à se laisser entraîner dans le processus de rationalisation de leurs points de vue. Refus qui pourtant n’est pas vécu comme tel par ceux qui l’opposent à la contrainte de rationalité émanant de l’espace public traditionnel, puisqu’il se voit soutenu par un dispositif technique (particulièrement lucratif pour ceux qui le possèdent, comme Habermas le souligne) qui produit l’illusion que le point de vue intime de chacun a effectivement valeur de parole publique.

Pour eux, l’espace public traditionnel avec ses contraintes de rationalité propres, n’est qu’un espace public possible dans ce qui est désormais conçu comme une concurrence entre espaces publics. Tandis qu’en réalité, ce qui se passe dans les espaces de parole des réseaux sociaux relève du privé et des contraintes de rationalité relativement faibles propres à ce genre de communication. Voilà toutefois ce qui n’est plus visible pour les acteurs qui parlent inlassablement en tant qu’auteurs.

Quel peut-être le remède à cette situation ? Habermas ne se borne pas au diagnostic, il indique aussi l’issue à ce qui est bien une régression. Il la voit dans une responsabilisation des entreprises proposant ce service d’échange intersubjectif mondial. Actuellement, c’est le commissariat européen à la concurrence qui est censé imposer des règles aux mastodontes d’internet. Comme si, effectivement, ce qui est échangé sur les réseaux sociaux étaient des biens marchands dont seul le producteur peut être tenu comme responsable, eu égard à leur conformité aux standards en vigueur dans ce domaine spécifique de production.

Très justement, Habermas fait remarquer que les « produits » échangés sur les réseaux sociaux ne sont précisément pas des biens marchands mais des « jugements ». Venant du théoricien de la démocratie délibérative qu’est Habermas, il peut paraître étonnant qu’il considère que les producteurs de ces jugements sont par eux-mêmes incapables de vérifier si leurs jugements correspondent aux standards en vigueur qui permettent de qualifier une prise de parole de jugement.

À cette incapacité, des causes structurelles sont, il est vrai, imputables, liées à la fragmentation de cet espace particulier dans lequel les paroles s’échangent. Toujours est-il qu’il estime nécessaire l’intervention de professionnels du jugement, analogue au rôle que les journalistes remplissent pour les médias traditionnels. Leur tâche consisterait à certifier la conformité des paroles proférées sur les réseaux sociaux au produit « jugement ».

En définitive, Habermas préconise la responsabilisation pénale des entreprises proposant ces plateformes de prise de parole publique pour les contenus qui y sont publiés. C’est uniquement de cette manière à ses yeux que la contrainte de rationalité propre à l’espace public pourrait de nouveau se faire sentir par les individus, et les obliger à reconnaître la limite entre leur opinion personnelle, leurs affects, fantasmes et intérêts, et une raison pour agir d’une certaine manière qui est potentiellement valable pour tous.

Le moins que l’on puisse dire de cette justification d’Habermas pour donner une assise ferme à son diagnostic de régression politique est qu’elle est brillamment conduite et parfaitement cohérente au sein de son système de pensée. Ce dernier élément importe au plus haut point, pour un philosophe de cette stature, auteur d’un système, auquel il est par conséquent interdit de dire n’importe quoi au seul prétexte de son inquiétude.

S’il y a régression, c’est parce qu’il y a perturbation du processus de rationalisation allant normalement de pair avec le couple différenciation-intégration. Cette perturbation vient de l’extérieur, c’est-à-dire d’un dispositif technique qui concentre sur lui un immense potentiel de valorisation capitaliste. La menace pesant sur les démocraties occidentales, de ce point de vue – Habermas, en ce domaine, reste fidèle à la tradition francfortoise dont il est le continuateur – provient du système capitaliste. Ce dernier doit être encadré et régulé étatiquement pour ne pas produire ses effets délétères.

Mais force est de constater que, quoi qu’il en soit de la rigueur de l’analyse, elle repose sur une prémisse : le diagnostic quant à l’émergence de faux espaces publics parallèles n’est possible qu’à condition de présupposer un clivage au sein des individus, qui les sépare en êtres privés (traditionnellement appelés « bourgeois ») et en êtres publics (appelés « citoyens »). Sur ce point, ou sous cet aspect, il ne semble pas que Habermas se soit extrait d’une mode de pensée de facture libérale. La trajectoire de la politisation qu’on accrédite suppose que l’on a affaire à un être individuel d’abord enfoncé dans sa particularité, socialisé dans des sous-groupes avec leurs points de vue particuliers, apte à devenir universel en passant par le crible de l’échange intersubjectif avec d’autres individus, échange dont la norme propre consiste à les obliger tous et uniment à adopter le point de vue de la raison. Aussi, lorsque la contrainte à cet échange intersubjectif tombe, l’universel de la raison tombe lui aussi. Elle l’entraîne dans sa chute.

Mais c’est oublier que les sous-groupes au sein desquels les individus sont socialisés sont toujours déjà intégrés dans une société nationale. En tout cas ils le sont dans les sociétés modernes sans frontières statutaires entre groupes que sont les sociétés modernes, configurées en société de classes. Si l’on adopte une approche plus sociologique des faits, c’est en tout cas le point dont il conviendrait plutôt de partir.

Au vu de l’intégration entre groupes, il est clair que le point de vue global (universel dirait Habermas) sur l’ensemble des affaires publiques fait toujours déjà partie du point de vue particulier des sous-groupes. Par conséquent, il contribue au processus de socialisation des individus. Ces derniers ne l’acquièrent pas après-coup dans l’échange intersubjectif avec des « autruis » autrement socialisés qu’eux ; il est toujours déjà là, réfracté certes par le groupe social au sein duquel il évolue, mais nullement absent.

La conséquence est décisive pour entrer dans la problématique des réseaux sociaux comme de tout espace de communication et de formation de jugements : au sein des sociétés modernes, il n’y a pas de processus de socialisation qui ne soit dans le même temps un processus de politisation, c’est-à-dire d’apprentissage par les individus du point de vue partagé sur la réalité, qui intègre la société donnée autrement que de manière purement formelle, et après-coup, par une rationalité procédurale.

C’est cela que Habermas oublie lorsqu’il situe la régression politique sur le plan du déclin de la contrainte à l’échange intersubjectif universel. Il oublie que l’universel n’est pas quelque chose situé à l’extérieur des individus, à quoi ils doivent se conformer, mais qu’il est toujours déjà à l’intérieur d’eux, en tout cas lorsque l’intégration entre les différents groupes que comprend la société fonctionne effectivement. Car c’est dans l’échange entre sous-groupes, à ce niveau d’existence collective où se produit effectivement l’individualisation des sujets modernes, que se formule le point de vue global sur la société.

Aussi, si l’on veut chercher la cause de la régression politique de notre temps, ce serait probablement à ce niveau collectif de l’intégration qu’il est nécessaire de se replacer, et d’ajuster le regard. Le point de vue libéral et individualiste sur ce qui produit l’intégration – qui chez Habermas reçoit le nom de « rationalité » –, en partant du principe que ce sont bien des individus privés qui doivent être rassemblés dans un « tout » par la contrainte de renoncer à leur être privé, bouche la vue sur le fait que l’ensemble intégré des sous-groupes leur préexiste. Bref, que l’intégration au niveau du « tout » a déjà eu lieu avant même que l’échange intersubjectif ne commence. Les individus qui y participent, dans cette perspective, ne sont jamais « privés » ; leur indéniable particularité est toujours déjà médiatisée par le point de vue partagé que tous les membres du collectif adoptent sur la réalité ; et ce n’est pas l’échange intersubjectif qui génère ce point de vue, bien qu’il puisse être utile pour l’expliciter.

Voilà qui fait tomber le clivage entre « bourgeois » et « citoyen » dont Habermas fait le point de départ de son analyse. L’être privé, ce bourgeois qui a besoin de la contrainte de rationalité de l’espace public pour se hausser à un point de vue général sur la réalité, n’existe pas naturellement. Nos sociétés modernes ne sont pas fabriquées à partir de lui. Or, s’il en est ainsi, quel est réellement le problème avec réseaux sociaux ?  Il ne saurait dès lors se réduire à la position d’auteur adoptée par les individus, dont Habermas fait la cause principale de la régression politique.

En effet, si le processus de politisation propre à la socialisation dans des sociétés modernes se conduit normalement, on voit mal pourquoi les individus de ces sociétés seraient incapables de parler en tant qu’auteurs sans qu’un dispositif de contrôle de leur rationalité ne vienne l’assurer. Puisque le point de vue général sur la réalité se trouve en eux, il est difficile de comprendre pourquoi il ne les obligerait pas, à quelque degré que ce soit, à chaque fois qu’ils prennent la parole.

Si le diagnostic de Habermas est juste – et il est difficile d’être en désaccord avec sa description du phénomène – alors la vraie question est de savoir pourquoi des individus socialisés dans nos sociétés s’avèrent incapables de formuler par eux-mêmes un jugement qui correspond aux critères de jugement valables dans ces mêmes sociétés.

Ce qu’il faudrait expliquer plutôt, c’est justement le devenir complètement privé de l’individu moderne, sa confusion entre ses goûts, affects et intérêts, et un jugement correctement formé. Autrement dit, c’est vers le processus d’intégration des sous-groupes responsables de l’individualisation, et ses actuels ratages dont témoignent le comportement de certains sur les réseaux-sociaux, qu’il conviendrait de diriger le regard. Car en dépit de l’indéniable puissance explicative de l’exposé habermassien quant à la façon dont les réseaux sociaux non régulés effacent la frontière entre public et privé, elle ne comble pas le besoin de comprendre le phénomène, avec ses risques comme avec ses virtualités, au-delà de ce qu’une optique libérale, même hautement critique, est capable d’en dire. Et pour utile que puisse être une contrainte accrue à la rationalité dans les communications sur le net, elle risque de s’arrêter au traitement du symptôme sans se confronter à la situation qui le sous-tend.

Celle-ci tient d’abord au fait que, dans la mesure où au sein de nos sociétés, socialisation et politisation vont de pair, il s’ensuit que la conviction des individus de pouvoir être légitimement et sans médiation aucune l’auteur d’une parole publique est un phénomène tout simplement normal. C’est de là qu’il faut partir. Or ce qui paraît problématique, et requérir explication, est que, tandis qu’à ce niveau formel la socialisation des individus opère bel et bien, le point de vue général sur la réalité ne semble pas s’imposer pour autant à eux lorsqu’ils prennent la parole dans ce type d’espace public. Or, pour analyser ce qui a tous les aspects d’une fragmentation des contenus de conscience, une philosophie politique libérale apparaît comme l’outil le moins idoine que l’on puisse se donner. Car cette fragmentation des acteurs sociaux en individus privés, elle l’a toujours déjà présupposée.


[1] Marie Lemonnier et Michaël Fœssel, « Jürgen Habermas : “Nous vivons une époque de régression politique” », L’Obs, 28 novembre 2021.

[2] Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie, 1 tome : La constellation occidentale de la foi et du savoir, Paris, Gallimard, 2021.

[3] Jürgen Habermas, « Überlegungen und Hypothesen zu einem erneuten Strukturwandel der Öffentlichkeit », Leviathan, 49 Jg, Sonderband, 37/2021, pp. 470-500.

Julia Christ

Philosophe, Chargée de recherche au CNRS (Lier - Ehess)

Notes

[1] Marie Lemonnier et Michaël Fœssel, « Jürgen Habermas : “Nous vivons une époque de régression politique” », L’Obs, 28 novembre 2021.

[2] Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie, 1 tome : La constellation occidentale de la foi et du savoir, Paris, Gallimard, 2021.

[3] Jürgen Habermas, « Überlegungen und Hypothesen zu einem erneuten Strukturwandel der Öffentlichkeit », Leviathan, 49 Jg, Sonderband, 37/2021, pp. 470-500.