Art contemporain

Mais qu’est-ce que je fais de ma vie ? – sur « Body Body » de Nina Childress

Critique

Le Frac Nouvelle-Aquitaine vient d’ouvrir une grande rétrospective de l’œuvre de Nina Childress. Le vaste plateau du 5e étage de la MÉCA accueille ainsi « 40 ans de création, 103 peintures, 4 vidéos, 5 sculptures », rassemblés sous le titre de « Body Body » – un intitulé évocateur de l’obsession du double qui traverse l’exposition et dit déjà l’importance des corps, en particulier féminins, dans le travail de l’artiste.

«Body Body » proviendrait de l’expression américaine « body of work », utilisée pour désigner l’œuvre d’un·e artiste dans son intégralité. Comment le dire en français ? La notion de corps disparaît dans le terme français « œuvre », dont le masculin permet de désigner la somme des travaux, par opposition à « une » œuvre. Quant au terme de « corpus », qui s’approche déjà plus de l’idée d’un corps, il ne permet pas non plus de le mettre tout à son travail, tel que « body of work » le suggère.

Plutôt que le grand œuvre de Nina Childress, ou le corpus rétrospectif de ses travaux, le « body of work » présenté dans l’exposition serait comme le second corps de l’artiste, son double. 40 ans de création, toutes ces peintures et sculptures, toutes ces installations, dispositifs, coups de pinceaux, obsessions… pourraient représenter un corpus intimidant. Mais au « body of work », qui évoque encore une célébration en grande pompe, l’artiste préfère « Body Body ».

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Comme tirée d’un babil d’enfant, c’est une version moins cérémonieuse et plus affectueuse du « body of work » ; une traduction dans un registre moins soutenu, et une approche plus familière. On ne se sent nulle part écrasé.e par la somme des œuvres : celles-ci ont au contraire cette façon d’accueillir le regard en toute simplicité, comme si nous avions été là depuis quarante ans également, à suivre les pistes, les passions, les séries, les dead-ends et les retournements de situation, les crises et les idées fixes.

De fixette en fixette

Ce sont probablement ces idées fixes qui guident le plus fortement les 40 ans de création présentés à la MÉCA à travers une sélection d’œuvres : elles naissent dans l’enfance de Nina qui regarde en cachette Sylvie Vartan à la télévision et développe ses passions pour des idoles, elles s’ancrent furieusement à l’adolescence à travers Nina Kuss, les bandes d’amis, le punk, et parce que loin de se chasser les uns les autres, les temps se superposent, s’agglomèrent, elles perdurent jusqu’aujourd’hui, l’exposition rétrospective allumant les mèches de nouvelles séries auxquelles seront consacrées des expositions à venir.

Nina Childress nous a habitué.es au plaisir des titres : ce sont, comme les images des différentes idoles d’enfance, d’adolescence, de la vie et de la pop qu’elle travaille depuis toutes ces années, des figures attachantes et récurrentes qui font sens de façon intime et heureuse. On se réjouit de les retrouver comme l’on revoit un.e bon.ne ami.e. Le titre de l’exposition se donne ainsi comme une clef pour mieux se repérer dans les obsessions : une clef de voûte, à l’endroit où se rejoignent le corps, l’œuvre, le travail, le double. Le double est déjà une forme de l’obsession : le fait de voir partout, de répéter et de rejouer.

Par principe, la fixette ne satisfait jamais le désir ; elle en prend seulement acte pour un temps, et l’accroît d’autant plus. Le redoublement est donc aussi de l’ordre du second round, nouvelle tournée, du « on y retourne ». C’est le même désir qui ne peut se satisfaire d’un seul poster de son icône préférée sur le mur de sa chambre, qui ne peut jamais être assez satisfait de toute façon, puisque, par exemple, chaque nouvelle peinture ou sculpture de Sylvie Vartan ancre un peu plus la figure dans le quotidien et le décor de l’artiste. En rejouant la figure, la fixette relance le désir, en le nourrissant d’une nouvelle image.

Dans ce geste, l’idée fixe ne l’est aussi plus tout à fait : elle change et s’éprouve, évolue. Elle est brouillée, comme la série de tableaux dans laquelle les sujets sont rendus au travers d’un flou photographique extrêmement lisse, et rêveur. L’idée fixe prend alors la tangente : les visiteurices de l’exposition connaissent peut-être et notamment sa série de good et de bad paintings. Ces paires ou ces séries de peintures restituent une même image redoublée, au rendu réaliste et propre ou au contraire trash et brouillon pour la mauvaise version – the evil twin.

Dans une salle obscure, cette série en croise une autre, celle des peintures phosphorescentes : un des murs accueille, côte à côte, Genoux serrés (2020) et Bad genoux serrés (2020). Les deux peintures représentent les sœurs jumelles Françoise Dorléac et Catherine Deneuve, assise sur une rambarde, en jupe et robe découvrant leurs genoux. Quatre paires de genoux serrés, deux paires de jumelles côte-à-côte. Les bonnes proportions, l’air délicatement des visages des deux sœurs dans la good painting deviennent grosses têtes, cheveux ébouriffés et caricatures dans la bad. Le reste de la peinture, le fond, et la mer en arrière-plan dégoulinent, mal contenus ; c’est un débordement.

Au sein même de cette série de doubles good/bad, Nina Childress place un autre traitement de la question du double : des figures de gémellité et bien souvent des sœurs jumelles. Le rapprochement des corps similaires, familiers l’un à l’autre, est une connivence en soi ; elle est redoublée par la version bad qui augmente l’image originale – la photographie qui précède par exemple le tableau – d’un nouveau ton possible. Entre deux sœurs, une connivence soit brouillée, soit malicieuse, comme deux petites filles ou deux jeunes femmes peuvent s’allier pour s’amuser et préparer des mauvais coups.

Dans cette ambiance, et parce que les ressemblances, les figures doubles et les idées fixes aiguisent notre regard, nous faisons le lien au-delà des jumelles – ou des jumeaux de Saints Sébastien (2019) – d’une figure à l’autre, particulièrement lorsqu’il s’agit de femmes. Comme pour les good/bad paintings, ces connivences débordent les tableaux, installent leur contemplation dans une atmosphère comparable à celle de Twin Beds (2017), dans lequel un groupe de pré-adolescentes très sixties, encore un pied dans l’enfance sage de l’époque, sont réunies assises sur deux lits. Les trois corps sont ensemble, l’un se tient mal, les autres semblent déjà prendre des codes de posture plus adultes.

Les corps copinent ; expriment ensemble, à leur endroit précis d’une pyjama-party pré-adolescente et entre filles, quelque chose qui se dit beaucoup plus vastement dans l’exposition du rapport des femmes à elles-mêmes ; à un corps général, partagé, familier. Le portrait géant de Hedy Lamarr, les bustes qui répliquent son extase, copinent avec le portrait de même dimension de Sharon Tate ; non loin, des visages de jeunes filles, comme empruntés à une foule, leurs joues rouges et leur regard décidés ; dans un même tableau, la vieille femme habillée derrière une plus jeune, gambadant seins nus ; ou encore cette fille qui pleure, effondrée sur un canapé à motifs, les genoux serrés l’un sur l’autre également.

Dans le corps général de l’exposition, nous entrons nous aussi en copinage avec ces figures. Nous sommes le second body, nécessaire à la ritournelle « Body Body ». En passant de l’une à l’autre, nous formons les doubles et les échos, activons la connivence. Nous sommes toujours bien accueilli.es par les œuvres de Nina Childress, qui s’offrent dans ce qu’elles ont de good et de bad, qui se donnent dans un humour permanent et généreux.

Tout au long de l’exposition, nous retrouvons la sensation que donnaient ces autoportraits érotiques de Nina Childress, dernièrement présentés lors de son exposition « Lobody noves me » à la Fondation Ricard, en 2020. Ils mettaient en scène le corps d’une femme verte en pleins ébats avec des cygnes blancs, et donnaient l’impression d’être avec cette femme, avec au point de se sentir tout à fait à sa place devant le tableau.

Familiarité donc, plutôt qu’une intimité dans laquelle on pénètrerait par effraction, ou qui nous serait exhibée comme quelque chose d’étrange et de clivante. Non ; comme Nina Childress le disait dans l’entretien qu’elle m’accordait pour AOC à l’occasion de « Lobody noves me », à propos de son autoportrait tout aussi vert, coiffée d’une culotte : « parce que tout le monde peut s’être senti un jour comme cette fille avec la culotte sur la tête, et s’être dit « Mais qu’est-ce que je fais de ma vie ? ».

La peinture à bras-le-corps

Que fait-elle de sa vie ? Elle fait ce que nous faisons toustes : arranger nos désirs, nous arranger avec. Les reconnaître dans leur existence, les sublimer et les déplacer quand ils sont impossibles, ce qui est toujours moins plaisant que de les combiner, les agencer, les installer, les sérier, les exposer, les répéter, les rater et les refaire.

Ces gestes relèvent de la pratique artistique et de l’espace d’exposition, et c’est dans la peinture qu’elles les place le plus significativement. En 40 ans, il y a eu maintes façons de s’arranger avec le désir de peinture. En premier lieu, parce qu’il n’avait pas tout à fait sa place à un moment où les peintres étaient largement déconsidérés au sein de la scène artistique contemporaine française.

L’une des vidéos, en début d’exposition, permet ainsi à Nina Childress de montrer ses peintures, par le détour de ce qui les entoure : les conditions d’atelier, la bande de jeune artiste, une vie punk alors plus attrayante que l’objet-tableau exposé dans une galerie. La peinture s’arrange avec le montage, se présente dans la performance du fait social de peindre ; elle est plus pop, moins ringarde ainsi.

C’est aussi ainsi que Nina et la peinture persistent, tenaces. Cette peinture placée en arrière-plan et qui attend son heure, c’est également l’importance accordée par l’artiste à l’arrière-plan, justement : le fond sur lequel le sujet du tableau se détache et se donne. Les dégradés, les flous, les jeux de couleurs des peintures des années 1990, représentant des perruques, des savons, des bébé-jouets, sont autant l’objet de la peinture que les artefacts pop qu’elle met en scène.

Combiner le désir, c’est donc faire se rencontrer ces objets pop et la technique picturale ; le rendu lisse et doux d’un savon, de goodies en plastique, et l’élasticité de l’huile, le soyeux d’une perruque et la douceur des poils du pinceau qui vient brosser la toile ; la coloration brillante du cheveu artificiel et la couleur d’une peinture liquide. C’est une façon peut-être de réaliser la peinture, c’est-à-dire aussi la projeter dans le réel, le commun, familier à toustes.

Dans les années 1990, il n’est cependant pas bien sexy d’être cette peintre qu’on imagine volontiers dans la solitude ascétique de l’atelier – par opposition à l’installation, à l’art conceptuel, à la performance qui relèvent mieux que la peinture d’un trait spirituel permettant de briller plus efficacement en société, par le jeu du commun, des usages et des représentations. Il faut nécessairement trouver une façon de réarticuler la peinture au commun, au quotidien, et à son ancrage dans la société.

Dans Une autobiographie de Nina Childress de Fabienne Radi, qui paraît à l’occasion de l’exposition en même temps que 1083 Peintures, un catalogue raisonné et colossalement précis du travail de la peintre, un grand nombre de réflexions vont dans le sens de cette réarticulation de la peinture au reste de la vie. En exergue, cette phrase de Jean-Frédéric Schnyder : « Il faut finir sa palette comme on finit son assiette. ». Elle rappelle un mot de Nina Childress, dans un chapitre intitulé Peinture et crêpes, et cité sur l’un des murs de la MÉCA : « En peinture il faut savoir où l’on en est par rapport au liquide. Savoir faire des crêpes, ça aide. »

Ce lien de la peinture au réel est, pour celle qui la pratique, sans doute plus puissant que l’apanage pop charrié par la mise en scène d’objets industriels. Alors que ces derniers disparaissent peu à peu des travaux de Nina Childress, marquant le terme d’une période d’absence des corps, la peinture demeure et persiste encore, grandie par son frottement aux objets. Elle s’informe au contact des finitions design, de jouets, de chevelures. Elle est aussi lisse et absurdement excitante que ces publicités pour produits capillaires présentées au début de l’exposition, dans une vidéo où l’artiste a interchangé les bandes-son et les images de chacune.

Il est d’ailleurs fascinant de voir comment les cheveux nouent entre elles les idées fixes de Nina Childress : perruques et prothèses, ils intéressent la série des objets comme celle des corps, et sont au cœur des tendances pop qui leur attache un charme tout particulier. Il est possible de symboliser ou d’évoquer une célébrité en la résumant à sa coiffure iconique ; il y a là un moyen fabuleux de se mettre dans la peau des idoles qu’on vénère, ou de changer de tête et de vie avec, et un excellent indice de ce que l’on vaut bien.

Alors qu’au fil des peintures, les objets se retirent progressivement devant les figures, le motif de la chevelure demeure, et opère ainsi plus facilement le passage vers une peinture du corps dont il est de fait une métonymie.

Les désirs se mêlent dans les cheveux, se combinent : celui de la peinture et du « rendu lisse » qui obsède Nina Childress, ou celui que je rencontre en passant d’une salle à l’autre et qui me frappe de plein fouet dans toute sa réjouissance, du spectacle des corps de femmes. Et il est étrange de le dire ainsi – Nina Childress reconnaît elle-même que son travail focalisé sur une mise en image des corps féminins poserait problème s’il s’agissait de l’œuvre d’un homme – mais femmes, nous nous réjouissons ici du spectacle des femmes, qui est enfin entre nos mains, et entre nous.

Il faut encore une fois entendre cette fascination dans sa combinaison avec l’obsession du double : de mon idole à moi, de moi à mon idole, de Nina à Hedy, de Sylvie à Nina… Il y a encore la série des Sharon, qui s’annonce dans Body Body sous la forme d’un gigantesque portrait de Sharon Tate, toute jeune, à la beauté d’autant plus effrontée qu’elle conserve quelques-uns des gros traits, bruts et touchants, de l’adolescence. Le portrait gigantesque restitue une figure pleine de vie, antérieure à une célébrité que nous savons tragique, puisqu’elle est à la fois celle de l’actrice et celle de la victime des adeptes de Manson.

L’imagination des corps de femmes n’est pas toute rose ni entièrement heureuse. Sans jamais se départir de son humour, Nina Childress creuse des veines plus sombres en parsemant ses images de connotations funestes : l’accident de voiture de Françoise Dorléac, le meurtre de Sharon, ou encore la reprise monumentale d’Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet, dans laquelle les figures féminines ont la tête recouverte d’un sac plastique rappelant le suicide de Bernard Buffet. Ce sont toujours des morts violentes ; elles tracent un parallèle douloureux entre le corps de chair à pâtée et le corps toujours renouvelé des femmes qui nourrissent les espaces médiatiques de notre culture populaire, de la peinture à la télévision.

Si l’obsession du corps se donne largement à travers le thème, très masculin, du modèle féminin, c’est toujours pour le restituer dans cette connivence possible jouée entre les figures de femmes, telle que je l’évoquais plus haut. Le modèle qui rit, qui pose, qui s’ennuie peut-être dans sa nudité, qui discute ou se mire, le modèle est une figure du double par excellence ; une figure avec laquelle tout.e peintre construit une connivence nécessaire.

L’observation, la mémoire, la restitution d’un corps vivant offert dans sa nudité est un premier lieu de cette proximité. Si elle engage le corps du modèle – et du sujet du tableau – vis-à-vis de l’artiste, il faut considérer la réciproque, tout aussi engagée : pour reproduire (redoubler) les images photographiques à partir desquelles effectuer ses peintures, Nina Childress utilise différentes techniques de report sur la toile. L’une d’elle consiste à projeter l’image sur la toile, et à en recueillir le dessin afin de placer des repères pour la peinture. Mais Nina Childress en vient également à peindre sous la lumière du projecteur : la peinture se confond alors avec la photographie, la souligne, en marque la trace, l’infléchit, l’imprime.

Le corps de la peintre et les images se confondent eux aussi ; il faut dès lors imaginer les objets, les idoles, les modèles et les corps nus ne faire qu’un avec Nina Childress, la recouvrir, se déformer sur son passage. Le double est bien aussi cette pratique familière, familiarisante de l’image, par laquelle la peintre se tient dans l’image, avec l’image, et à force de regarder les photos, visionner les clips, fait corps avec elle.

Tout un espace de la MÉCA consacré à Sylvie Vartan présente une série de représentations de la chanteuse, dont Nina Childress est fan depuis l’enfance. Ces apparitions ont quelque chose d’étrange, parce qu’elles se donnent sur le mode obsessionnel de l’omniprésence en même temps qu’elles admettent des variations, des inflexions, des traitements plus ou moins investis, les rendant parfois insaisissables. Elles font en même temps état de l’amour voué à la chanteuse et d’une certaine pudeur, puisqu’au-delà de ce buste aux cheveux épais, plus grand que nature, et des quelques peintures en vis-à-vis, Nina Childress a reproduit Sylvie Vartan maintes et maintes fois encore.

Plus il y a de peintures, plus la figure affleure dans la main de Nina Childress, occupe son temps et son espace : dans le geste de multiplier les coups de peinture reproduisant les traits de ses figures, parfois good, parfois bad, c’est jusqu’au bout de ses propres doigts qu’elle en connaît le corps : elle les fixe sur la toile, parce qu’elle les a dans la peau.

C’est un lieu commun que de dire que tout portrait est un autoportrait ; d’autant que Nina Childress a littéralement l’habitude de porter ses propres traits sur les figures qu’elle représente. Mais il est moins commun de constater le phénomène inverse que montre l’exposition : Body Body est bien un corps, le corps d’un gigantesque autoportrait de l’artiste ; ce n’est qu’ici-chez-soi que peuvent apparaître toutes les figures aimées, proches et familières ; en toute connivence, en bon copinage.

Alors que nous copinons également avec l’œuvre de Nina Childress le temps de parcourir ce portrait aux mille figures, nous voilà entièrement à cette fête familière, dans laquelle chaque peinture au mur est de l’ordre du souvenir, et le fait de peindre, d’une caresse.

« Body Body », exposition de Nina Childress, jusqu’au 20 août 2022 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.


Rose Vidal

Critique, Artiste