Justice

Appel des 3 000 juges : une émotion collective et objective

Juriste

La récente mobilisation de milliers de juges, déclenchée par le suicide d’une magistrate, pose la question des contraintes psychologiques qui pèsent sur la justice française. En réponse au malaise exprimé, l’institution judiciaire doit engager une réflexion globale, qui prend acte des défaillances d’un management régi par des impératifs quantitatifs et du rôle joué par les émotions dans le processus décisionnel.

Les motifs des manifestations récentes des gens de justice sont multiples et portent principalement sur les moyens. Toutefois, dans l’appel des 3 000 juges[1] (devenus plus de 7 000 en quelques jours), il est aussi fait référence à des contraintes psychologiques. Il ne faut pas oublier que cet appel lui-même a été déclenché par le suicide d’un magistrat.

Or, la numérisation et le management judiciaire président au développement de la justice française. La recherche d’efficacité « industrielle » l’emporte sur l’artisanat des juges et des greffiers. Le management judiciaire peut certainement avoir du bon lorsqu’il réduit les coûts et les délais, mais il ne doit pas non plus décourager les juges écartelés entre des injonctions quantitatives et la volonté de bien faire comme l’a révélé l’appel des 3 000.

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Les juges qui deviennent tendus dans leur exercice ne doivent pas être renvoyés par le président de la juridiction à leur difficulté personnelle (comme des témoignages de juges nous l’ont confirmé lors d’un séminaire à l’École nationale de la Magistrature [ENM] en novembre 2021). Les rapports processuels entre juges et parties constituent des cadres qui canalisent des émotions influant, avec le raisonnement judiciaire, sur l’application des règles de droit.

Partout en Occident, depuis deux siècles environ, s’est imposé le mythe du juge qui rend un jugement à distance de ses émotions[2]. Cependant, à la fin du XIXe siècle, en Allemagne, un débat a porté sur les émotions du juge dans le but de fabriquer un magistrat, homme et bourgeois, ayant une certaine culture de l’émotion[3]. Plus récemment, les neurosciences notamment nous ont fait comprendre que la raison et l’émotion étaient indissociables dans un processus décisionnel.

L’importance des émotions a maintenant été reconnue dans la justice alors que traditionnellement, les juges étaient invités à s’endurcir et à se tenir à distance de leurs émotions. Ce thème a également trouvé sa place dans la formation des


[1] « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout », Le Monde, 23 novembre 2021

[2] Terry A. Maroney, « The Persistent Cultural Script of Judicial Dispassion », California Law Review, 2011, 99(2), pp. 629–681

[3] Sandra Schnädelbach, « The Jurist as Manager of Emotions: German Debates on Rechtsgefühl in the Late 19th and Early 20th Century as Sites of Negotiating the Juristic Treatment of Emotions », InterDisciplines: Journal of History and Sociology, 2015, 6(2), pp. 47–73

[4] Lisa Feldman Barrett, How Emotions are Made: The Secret Life of the Brain, Houghton Mifflin Harcourt, 2017

[5] Lisa Feldman Barrett, Ibid.

[6] Notamment Julien Deonna et Fabrice Teroni, Qu’est-ce qu’une émotion ?, Vrin Éditions, Paris, 2016 ; Fabrice Fernandez, Samuel Lézé, Hélène Marche, Une approche de la vie sociale, Éditions Des archives contemporaines, 2013

[7] William Reddy, La traversée des sentiments, trad. Sophie Renaut, Les Presses du Réel, Dijon, 2019, p. 159

[8] Expression du sociologue Julien Bernard, « Les voies d’approche des émotions », Terrains/Théories, 2015, 2

[9] Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, jugée conforme à la Constitution le 17 déc. 2021.

[10] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions. 1. De l’Antiquité aux Lumières, Seuil, 2016

[11] Martha Craven Nussbaum, L’art d’être juste : l’imagination littéraire et la vie publique, trad. par Solange Chavel, Climat, 2015.

[12] Lisa Feldman Barrett, op. cit.

[13] Lisa Feldman Barrett, op. cit.

[14] Emmanuel Jeuland, avec Christine Boillot, La qualité dans la mesure de la performance judiciaire, IRJS, 2015 et avec Liza Veyre, Institutions juridictionnelles, vers un principe de coordination en matière d’administration de la justice, PUF, 2021

Emmanuel Jeuland

Juriste, Professeur de droit à l’École de Droit de la Sorbonne, directeur de l’Institut de Recherche Juridique de la Sorbonne

Notes

[1] « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout », Le Monde, 23 novembre 2021

[2] Terry A. Maroney, « The Persistent Cultural Script of Judicial Dispassion », California Law Review, 2011, 99(2), pp. 629–681

[3] Sandra Schnädelbach, « The Jurist as Manager of Emotions: German Debates on Rechtsgefühl in the Late 19th and Early 20th Century as Sites of Negotiating the Juristic Treatment of Emotions », InterDisciplines: Journal of History and Sociology, 2015, 6(2), pp. 47–73

[4] Lisa Feldman Barrett, How Emotions are Made: The Secret Life of the Brain, Houghton Mifflin Harcourt, 2017

[5] Lisa Feldman Barrett, Ibid.

[6] Notamment Julien Deonna et Fabrice Teroni, Qu’est-ce qu’une émotion ?, Vrin Éditions, Paris, 2016 ; Fabrice Fernandez, Samuel Lézé, Hélène Marche, Une approche de la vie sociale, Éditions Des archives contemporaines, 2013

[7] William Reddy, La traversée des sentiments, trad. Sophie Renaut, Les Presses du Réel, Dijon, 2019, p. 159

[8] Expression du sociologue Julien Bernard, « Les voies d’approche des émotions », Terrains/Théories, 2015, 2

[9] Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, jugée conforme à la Constitution le 17 déc. 2021.

[10] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions. 1. De l’Antiquité aux Lumières, Seuil, 2016

[11] Martha Craven Nussbaum, L’art d’être juste : l’imagination littéraire et la vie publique, trad. par Solange Chavel, Climat, 2015.

[12] Lisa Feldman Barrett, op. cit.

[13] Lisa Feldman Barrett, op. cit.

[14] Emmanuel Jeuland, avec Christine Boillot, La qualité dans la mesure de la performance judiciaire, IRJS, 2015 et avec Liza Veyre, Institutions juridictionnelles, vers un principe de coordination en matière d’administration de la justice, PUF, 2021