À défaut de primaire, une cristallisation ?
14 janvier 1995. La Présidentielle approche. Cela fait plus 18 mois qu’Edouard Balladur par la grâce de Jacques Chirac est Premier ministre. Fort de sa popularité dans une France dont l’économie est certes encore fragile mais en sortie d’une profonde crise, soutenu par l’essentiel de l’UDF et de nombreux traîtres comme lui membres du RPR dont son ministre du Budget Nicolas Sarkozy ou son ministre de la Recherche François Fillon, Balladur est le très grand favori pour succéder à François Mitterrand. C’est l’homme du en même temps, conservateur, libéral, centriste. Officiellement concentré sur sa fonction de conduite de la France en cohabitation, il ne s’est pas encore officiellement déclaré candidat. Jacques Chirac qui tient toujours le RPR est réduit au rôle de challenger.
Et la gauche ? Les législatives de 1993 ont été une catastrophe pour le Parti Socialiste, le PC maintenant péniblement ses bastions historiques. C’est un champ de ruines. Mitterrand en lançant la torpille PRG, Bernard Tapie, aux Européennes 1994, a réussi à effacer les prétentions de Michel Rocard. Jacques Delors un temps homme providentiel décide de rester à Bruxelles. Le PS ne décidera donc que début février son candidat. Lionel Jospin est officiellement candidat à la candidature. Les manœuvres en coulisse ont cependant porté leur fruit : plus de doutes, le sémillant Jack Lang se déclarera la semaine prochaine sur TF1 candidat à cette candidature « sauf si quelqu’un d’autre, un homme ou une femme, incarne mieux que moi cette exigence d’unité et de rassemblement et d’enthousiasme » ; qui d’autre qu’Henri Emmanuelli alors Premier Secrétaire du PS pourrait incarner cette unité ?
L’enquête Louis Harris des 6 et 7 janvier 1995 tombe. Deux hypothèses sont testées comme candidat PS, Jack Lang et Lionel Jospin. Lang fait un point de plus, mais aucun des deux hommes ne pourrait se qualifier pour un second tour annoncé Balladur-Chirac. Surtout le score de la gauche se confirme comme historiquement faible : 28 à 29 % des voix. Balladur à lui seul pèse nettement plus que le total gauche à 33 %. Le couple d’énarques Chirac-Balladur est majoritaire dans une France qui n’a jamais autant penché à droite. L’extrême droite hésite entre Le Pen père et de Villiers.
Comme beaucoup de camarades, je vais alors voter pour la première fois à une Présidentielle. Déprimés, on discute vote stratégique : appeler à une candidature unique à gauche ? Chimérique, jamais, Robert Hue, alors communiste, ne se retirera. La gauche étant hors-jeu, s’abstenir pour créer un électrochoc ? Ou ne faudrait-il mieux pas voter Chirac qui a su recentrer son discours et s’ouvrir aux questions sociales, pour éviter un Balladur et entretenir une zizanie à droite ? Ni Balladur ni Chirac n’oseront dissoudre l’Assemblée Nationale après leur éventuelle élection puisque les droites y disposent de la plus imposante majorité de la 5e République ; la zizanie laisserait quelques espoirs d’un rééquilibrage lors des prochaines législatives prévues en 1998.
Finalement aucun de nous, je pense, ne votera Chirac. Jospin qui aura battu Emmanuelli après le retrait de Lang lors de la primaire interne du PS, créera la surprise avec un programme compact « une France plus juste » où la réduction du temps de travail occupe une place centrale : avec plus de 23 % des voix, il virera en tête du premier tour de la Présidentielle, malgré un score combiné de Hue et Laguiller de 14 %. Le total d’une gauche restée divisée dépassera ainsi les 40 %, soit plus que le couple Chirac-Balladur, le premier distançant de peu le second. Ce résultat sera ex post « expliqué » par les sondeurs : jusqu’au dernier moment, les sondages qui n’avaient pas prévu un Jospin en tête auraient été victimes de la volatilité des électeurs entre les candidats notamment les deux de droite.
Le parallèle est frappant avec par exemple le dernier « baromètre » OpinionWay paru ce lundi 10 janvier 2022 dans les Échos. Les électeurs d’extrême droite circulent entre Le Pen fille et un Zemmour adoubé par de Villiers. Les électeurs de droite et centre droit ont le choix entre deux énarques aux programmes idéologiquement proches, l’un au pouvoir pas encore déclaré, Macron, et l’autre tenant de fait le premier parti de droite, Pécresse. Le total gauche n’est que de 23 %, soit deux points de moins que les intentions de votes pour le seul Macron.
Évidemment, l’histoire ne se répète pas nécessairement mais elle peut entretenir un espoir à gauche. Pécresse peut sérieusement siphonner les voix de Macron dès que ce dernier se sera déclaré. Et même si aucune personnalité ne s’impose, même si une super primaire de la gauche est impossible, les électrices et électeurs de gauche peuvent se réveiller et leur vote majoritairement se cristalliser sur une candidate ou un candidat. Allez si on pousse le parallélisme avec Lionel Jospin 1995, ce serait plutôt un homme, de centre gauche, rescapé d’une primaire avec un score d’à peine plus 52 200 voix[1], terne mais moderne, de grande taille et cinquantenaire.