Littérature

In the mood for poetry – sur Développement du sensible de Christophe Fiat

Critique

« Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre… » Les mots fameux de Jean-Jacques Rousseau auraient pu être écrits par le jeune Christophe, que l’on se plaît à imaginer dans un décor franc-comtois somptueusement sauvage, en butte à des sentiments exacerbés et à l’incompréhension de son entourage. Le narrateur de Développement du sensible est un digne héritier de Werther et des poètes maudits ; mais notre héros doit plus qu’un autre réinventer la figure du poète dans un monde « horrible » qui a rangé le lyrisme au rayon des antiquités.

Dans la cité ouvrière de Besançon au bord du Doubs où naît le petit Christophe, la vie file vite et sans temps morts, et on a tout juste le temps de s’attendrir un peu, les mains dans l’eau de vaisselle, quand passe une chanson sentimentale à la radio. Le premier grand amour du garçon est la chienne Nouchka, qu’on emmène tous les dimanches courir le long du fleuve et attraper les rats ; sa mort lui cause son premier choc, le laissant soudain bègue et sujet aux allergies.

L’hypersensibilité de l’enfant, dont l’organisme « réagit exagérément aux manifestations de la nature », inquiète ses parents qui le traînent chez l’allergologue : « Je ne veux pas qu’on m’enlève ma sensibilité ! » Aiguë (« Si je touche quelqu’un, j’ai peur d’avoir mal »), la sensibilité est d’abord une affaire de tact – une façon d’être affecté par le monde extérieur, de lui opposer une porosité telle qu’elle risque de mettre en danger l’être lui-même. 

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Elle menace ses capacités d’expression, son bégaiement le faisant passer pour un idiot aux yeux de son père : « Ce qui n’est pas faux si l’on considère que dans la stupeur, quelque chose nous met en arrêt, nous paralyse et certainement affecte notre parole. Hélas, il comprend la stupidité comme le contraire de l’intelligence. » Cette parole empêchée pourtant, à l’image du regard de l’idiot sur le monde, permet une relation rénovée au langage : dès lors que rien n’est évident, tout devient question, source d’émerveillement et de réinvention. Peut-on rêver meilleur creuset pour l’expérience poétique ?

L’aventure du sensible passe aussi, comme il se doit, par l’initiation amoureuse et érotique. Les figures féminines qui ponctuent le récit sont autant de jalons dans la quête de soi. Chaque prénom invite à découvrir une nouvelle facette de l’amour : ces coups de foudre successifs ne se contentent pas d’être la chambre d’échos de l’éveil de Christophe, mais infléchissent aussi volontairement sa trajectoire en devenant énonciatrices, intervenante


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice

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