Intellectuels, trahison ou loyauté
Notre Histoire n’en n’a pas fini avec le tragique. L’ouverture d’une campagne présidentielle polarisée sur le triptyque « autorité, sécurité, identité » est le signe d’une démocratie libérale qui vacille sur ses propres fondements axiologiques.
Ici, certaines séquences de notre actualité valent mieux que de longues analyses approfondies sur l’état de délabrement moral et politique de notre pays, qui, comme le rappelle Robert Badinter, est le « pays de la Déclaration des droits de l’Homme », plutôt que « le pays des droits de l’Homme ».
Comment interpréter la violence du silence qui a ponctué le drame sans précédent qui s’est déroulé au large de Calais ? Au bilan macabre (la mort de vingt-sept personnes, dont sept femmes et trois enfants, noyées dans l’eau glacée de la Manche) s’ajoutent des circonstances toutes aussi glaçantes : face à la mort, la réception de leur appel au secours est restée sans réponse. Leur sort fut scellé par le cynisme mercantile des réseaux de passeurs, mais aussi par le cynisme bureaucratique et politique qui puise ses racines dans l’entreprise de déshumanisation du migrant, figure abstraite réduite à une menace sécuritaire et identitaire.
Entre le désarroi de certains et le silence complice des autres, un questionnement existentiel s’impose : et si le triste sort de ces femmes et hommes n’était que le reflet de notre propre faillite morale et de nos lâchetés politiques ?
Le néo-nationalisme et la xénophobie qui vampirisent la conscience collective éclipsent les valeurs humanistes de justice et de solidarité. Face au discours réactionnaire qui domine le débat public, c’est le spectre de la désertion et de la trahison des clercs qui se dessine à nouveau.
La passivité bienveillante, complaisante de nos élites politiques, administratives, médiatiques et culturelles qui a accompagné la montée en puissance du phénomène Zemmour est un signe qui ne trompe pas : le silence complice s’est conjugué à la collaboration idéologique active de la part de figures issues de la droite, mais aussi d’une certaine gauche intellectuelle en perdition. Des néo-réactionnaires qui ont investi l’idée de République captée par un « gramscisme de droite » – selon la formule d’Alain de Benoist –, qui domine aujourd’hui la teneur et autres intonations d’un débat public dans lequel s’agite un groupe d’intellectuels formant une sorte d’agrégat entre d’anciens gauchistes des années 1960 et 1970, qui se sont ralliés – avec la foi des nouveaux convertis – à la révolution conservatrice, et des figures issues à la fois de la gauche souverainiste et d’une droite de tradition maurrassienne.
Malgré une généalogie diverse, il est possible ici de les classer à partir de la typologie des « néo-réactionnaires » proposée par Gisèle Sapiro[1], basée sur la distinction entre les « notables » soucieux de la respectabilité mondaine, les « esthètes », qui se départissent de la bienséance bourgeoise, et les « polémistes », tel un Éric Zemmour qui se rêve désormais en président de la République, ou son mentor.
L’intelligentsia française se trouve à l’avant-garde du mouvement néo-réactionnaire qui écrase le paysage politico-médiatique. Cédant à la tentation de la régression, de la paresse intellectuelle et des passions tristes, beaucoup se sont lancés dans une croisade au nom d’un républicanisme conservateur et d’un universalisme ethnocentrique.
Ainsi, si la figure classique de l’intellectuel universel engagé a disparu, ou presque, les figures « néo-réactionnaires » à la respectabilité mondaine et médiatique pullulent. Les logorrhées nauséabondes des « intellectuels médiatiques » ont pris le pouvoir, celui d’un récit d’un Eux contre Nous. Leur névrose crépusculaire prône un même retour à l’ordre, à l’autorité, à la sécurité, à une identité française fantasmée. Un discours décliniste et réactionnaire qui répond pleinement à la quête perpétuelle de buzz qui guide trop de chaînes et d’organes de presse ayant investi – à des degrés variés certes – ce même marché idéologique.
Constitutif de l’espace démocratique, le paysage médiatique fait l’objet d’une véritable razzia de quelques milliardaires. Source de menace pour le pluralisme de l’information et des opinions, cette concentration des médias s’accompagne d’un glissement radical des lignes éditoriales. Même la voix de l’intellectuel spécifique ou de l’expert est neutralisée par celle de l’éditorialiste, du chroniqueur, du polémiste et de l’intellectuel médiatique tenant d’un libéral-conservatisme radical et cultivant un « rappel à l’ordre » permanent, pour paraphraser Daniel Lindenberg[2].
Celui-ci se caractérise par une obsession pour les Français (« mais ») musulmans, dont l’identité (forcément) complexe interrogerait leur propre compatibilité à la fois avec les racines chrétiennes de la France et les valeurs de la République. Une panique identitaire exprimée par l’écrivain Renaud Camus, à travers sa « théorie » du « Grand Remplacement », formule fantasmagorique qui s’est diffusée subrepticement au-delà de la sphère de l’extrême-droite. C’est ici que puise le véritable « suicide français » : une mise en doute des valeurs universelles et humanistes de 1789.
L’universalisme français, puisqu’il en est tant question, la grande tradition de l’universalisme français, on la doit à Voltaire pour Calas, Hugo pour les Misérables, Zola pour Dreyfus, Malraux et Bernanos pour la République espagnole, Gide contre le colonialisme au Congo, Irene Joliot Curie pour le Front populaire, Mauriac contre la torture en Algérie, Sartre contre la guerre du Vietnam, Simone de Beauvoir et Gisele Halimi pour la cause des femmes, enfin Foucault et Solidarnosc.
Il s’agit de renouer avec l’engagement de l’intellectuel qui accepte de prendre le risque d’intervenir dans l’espace public pour des causes qui transcendent sa personne, pour se confronter au réel, témoin d’une pensée alternative aux idées ambiantes dans une société en quête de sens, de direction, de projet. Telle est la « responsabilité des intellectuels » : démystifier les manipulations de la rhétorique dominante, et, sans s’ériger en juges ou en procureurs, tout simplement savoir dire non, haut et fort avec du style et du fond, « le cœur brûlant » comme le disait Camus.
Nous ne croyons pas dans le mythe de l’intellectuel omniscient, celui du « maître à penser » ou du guide vers un horizon d’émancipation. Nous appelons simplement ceux qui sont tentés par le confort du retrait, de la passivité et du silence qui règne au sommet des tours d’ivoire, à renouer avec une tradition universaliste et humaniste afin de défendre des valeurs d’une société oublieuse d’elle-même. Elle est aujourd’hui, et ailleurs, en Europe et dans le monde, en danger de grande inhumanité.
Notre examen de conscience commande de passer à l’action. La fin de l’Histoire démocratique n’est pas écrite. Il nous faut recréer les conditions de développement d’une intelligence collective. Reprendre le fils, découvrir, discuter, débattre, mettre en place un travail qui puise à toutes les intelligences et qui suscite l’envie de s’engager.
Dans une société tentée par diverses formes de repli sur soi, il y a nécessité à faire bloc au sein de l’arc progressiste (c’est-à-dire politiquement libéral, social et écologique) d’inspiration humaniste et universaliste. Mobilisons-nous, organisons-nous !