Politique

Bonne année tout de même !

Haut fonctionnaire

Pourquoi ces proches qui pensent comme moi que la politique est devenue un cirque de bien mauvaise qualité, qui ont constaté l’incapacité des responsables politiques de gauche ou de droite à faire ce qu’ils ont promis, considèrent-ils que leur vie dépend du prochain scrutin présidentiel, au point de se retenir de se souhaiter une bonne année ?

La période de vœux se termine. J’aime la tradition des vœux de début d’année qui me donne l’occasion de faire un signe à tous ceux que je ne vois pas assez et de leur redire mon affection. J’ai compris aux réponses reçues cette année qu’il pouvait sembler incongru d’adresser des vœux : « malgré la situation terrible dans laquelle nous vivons… », « comment souhaiter une bonne année dans une telle situation… », « malgré tout et en espérant que les choses s’arrangent… », « j’ai du mal avec les vœux en ce moment… », etc.

Il n’était question que de la « situation générale » derrière laquelle disparaissent nos vies.

Troublé, je me suis interrogé sur ce qui lie la politique et nos vies et ce qui l’en sépare.

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Je me suis demandé pourquoi ces proches qui vivent, comme moi, le plus souvent dans un confort matériel à peu près assuré, sans vivre de drame personnel en raison du Covid, me répondaient comme si le virus les affectait personnellement, comme si la défaite annoncée de la gauche à la prochaine élection présidentielle allait modifier profondément leur situation propre, comme s’ils étouffaient déjà en raison du réchauffement de la planète, comme si la précarité qui frappe une partie importante de nos concitoyens était la leur ?

Pourquoi ces proches qui pensent comme moi que la politique est devenue un cirque de bien mauvaise qualité (le dernier dans lequel les bêtes ne sont pas interdites), qui ont constaté l’incapacité des responsables politiques de gauche ou de droite à faire ce qu’ils ont promis, considèrent-ils que leur vie dépend du prochain scrutin présidentiel ?

Nous ne vivons pas que de politique et nous pourrions, comme beaucoup, vivre sans trop nous soucier de ce qui se passe dans ce champ clos d’affrontements de partis politiques évanescents. Nous pourrions faire sécession en quelque sorte, comme le fait déjà une bonne partie de la société.

Les riches ont donné le signal dans les années quatre-vingt avec la contre-révolution libérale.

Les jeunes générations ont suivi et se désintéressent de la politique partisane. La majorité des jeunes ne vote pas et bien souvent ne prend même plus la peine de s’inscrire sur les listes électorales.

Quant à ceux qui comme moi ont vécu un fort engagement politique, si on leur demandait ce qui dans leur vie est le plus important, ce à quoi ils tiennent par-dessus tout, ils ne répondraient certainement pas : « changer de président de la République », « modifier la constitution », « reconstruire un parti véritablement socialiste » ; mais plutôt « l’amour d’une femme ou d’un homme avec qui nous partageons notre existence » ; « le bonheur de nos enfants » ; les promenades que nous pourrons faire avec ceux qui nous sont chers ; les moments de complicité partagée ; l’émotion que nous ressentons devant tel paysage, tel quartier auquel nous sommes attachés ou en écoutant telle œuvre musicale.

Si la véritable hiérarchie de nos attachements est bien celle-là, pourquoi ne pas dire qu’en 2022 nous espérons tout simplement pouvoir vivre ces amours et partager ces moments de bonheur ?

Nous avons aussi du mal à parler du bonheur parce qu’il est vraiment difficile d’articuler la politique et les questions personnelles.

Peut-être parce que nous avons raté quelque chose. Nous invoquons le collectif : « nous ne pouvons pas être heureux parce que le monde est malheureux », en rêvant d’une destinée individuelle, de notre propre accomplissement qui aurait permis celui de l’humanité tout entière. Cette forme d’accomplissement occupe sans doute plus souvent l’imaginaire masculin que féminin. Les hommes occupent encore très majoritairement la scène politique. Ils s’arrangent pour en écarter les femmes qui s’en approchent, même si cela commence à changer et s’il y a un nombre croissant de candidates à l’élection présidentielle, par exemple. Mais les femmes se pressent beaucoup moins que les hommes, dans ce qui reste de partis et d’organisations politiques, peut-être parce qu’elles sont moins dupes qu’eux du jeu politique et de sa vacuité.

Nous avons aussi du mal à parler du bonheur parce qu’il est vraiment difficile d’articuler la politique et les questions personnelles, nos aspirations individuelles et ce qu’impose la généralité.

La politique traite de l’organisation de la société, des institutions, des lois, de l’appareil d’État, en bref de ce qui indispensable à la vie commune des individus imparfaits que nous sommes, mais qui menace en même temps nos libertés individuelles, la possibilité de mener nos vies comme nous l’entendons, de vivre notre bonheur ou notre malheur comme nous le décidons.

L’état de droit, expression employée souvent à contre-sens aujourd’hui, est la construction juridique qui limite l’emprise de l’État sur nos vies, qui préserve nos libertés individuelles contre le pouvoir d’État, qui préserve notre autonomie.

Gardons-nous des responsables politiques qui veulent faire notre bonheur et soutenons ceux qui n’aspirent qu’à ne pas nous empêcher de le faire nous-mêmes. Gardons comme préoccupation principale celle de nous préserver autant que possible de l’intervention de l’État et de la loi dans nos existences. Le programme politique d’un véritable démocrate pourrait être résumé par les mots : « laissez-nous vivre, ne touchez pas à nos libertés individuelles ». Mais bien sûr, les limites de ce programme apparaissent vite parce que les libertés individuelles sont antagoniques. Il faut les faire coexister, protéger leur exercice possible par chacun et ce besoin de protection justifie la création d’institutions qui, malheureusement, ont tendance à agir pour leur propre compte et avec leurs propres objectifs dès qu’elles existent.

J’appartiens à une génération qui sacralisait l’intérêt général, l’accomplissement dans un projet collectif, la vision globale du monde à laquelle il était légitime de sacrifier les intérêts individuels.

Les jeunes contemporains se méfient des grands projets collectifs de transformation sociale et des organisations qui vont avec.

Il faut dire que l’heure n’est plus aux projets mais à la fin du monde. Il n’est question que de dernière chance avant que la planète brûle, de pandémie digne de la grande peste noire, d’effondrement prochain. Si j’étais jeune je me dirais soit qu’il faut en profiter pendant le peu de temps qui reste, car il n’y a rien à faire contre une catastrophe aussi certaine, soit que ceux qui tiennent ces discours mentent pour nous effrayer. Je me dirais certainement que je n’ai rien à attendre de tous ceux qui nous ont amené là et qui sont toujours au pouvoir. Si j’échappais au désespoir, je me dirais que mon futur dépend plus de ce que je vais construire moi-même que d’un engagement collectif.

La lutte politique classique « pour construire une société plus juste », pour la démocratie, pour la justice ou l’égalité, bref pour ces grandes abstractions qui ont mobilisé des générations, ne fait plus recette. Elle ne mobilise plus la jeunesse. Les moins jeunes, en particulier dans les couches populaires, considèrent également que ça n’est plus leur affaire.

Bien sûr la trahison des partis de gauche y est pour quelque chose. La déception propre à l’action politique, la fragilité des conquêtes toujours remises en cause, la dureté du monde politique, la corruption, l’insincérité supposée de ceux qui font de la politique, tout cela écarte le commun des mortels et, disons-le, les gens normaux de cette activité.

Mais on peut aussi faire l’hypothèse que les jeunes ne s’intéressent plus à la politique parce qu’en dépit des progrès réalisés dans la construction d’un État social, leur vie personnelle n’est pas substantiellement meilleure que celle de leurs parents. D’autant plus que leurs parents pensent aussi que c’était mieux avant.

Pourtant, lorsque l’on regarde vraiment cet « avant », il ne fait pas rêver. Le XXe siècle a été saigné par deux atroces guerres mondiales et de très longues guerres coloniales. En France l’exercice du pouvoir par de Gaulle n’était pas fait que de grandeur. Il était appuyé par ses sbires du SAC et d’autres officines chargées des basses œuvres. La répression policière n’avait rien à envier à celle d’aujourd’hui. Des dictatures féroces faisaient souffrir une partie de l’Europe (Portugal, Espagne, Grèce) et du monde (le stalinisme, le maoïsme, les dictatures latino-américaines). Le patriarcat s’exerçait sans trop de retenue.

Est-ce vraiment ce que nous avons envie de retrouver ?

Des conquêtes et des progrès bien réels ont été réalisés depuis lors. Mais en dépit de ceux-ci, nos jeunes contemporains ne trouvent pas plus le bonheur dans des entreprises soumises aux impératifs du management moderne – à certains égards plus pernicieux encore que la loi des contremaîtres d’hier – que nous ne le trouvions dans la France gaullienne, pompidolienne ou giscardienne.

Ils ne trouvent pas non plus leur place dans des services publics dévalorisés, désorganisés, coincés entre les attentes toujours plus grandes de la population et les moyens trop faibles pour y répondre.

Nous vivons une crise des relations entre les individus.

Ils ne trouvent pas toujours le bonheur dans leur vie sentimentale qui doit trouver une solution à la difficile équation de la préservation de l’autonomie de chacun dans le partage de deux existences. Ce qui hier semblait aller de soi, se loger par exemple, est devenu un casse-tête qui oblige les jeunes à prolonger la cohabitation avec leurs parents. La domination masculine a pris d’autres formes mais n’a pas disparu et son expression est plus intolérable aujourd’hui qu’elle ne l’était dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Nous vivons une crise des relations entre les individus, en même temps qu’une crise des institutions politiques et de notre organisation économique fondée sur la consommation sans limites, nécessaire à la réalisation du profit.

Aucun discours politique ne parvient à articuler ces trois dimensions pour proposer un projet.

Le discours politique « classique » essaie de donner des réponses institutionnelles, budgétaires, générales à nos difficultés. Il est tellement usé que plus personne ne l’écoute vraiment. Alors, foin des projets et des discours ! Seule compte, tous les cinq ans, la confrontation de personnalités : sont-elles charismatiques ? Incarnent-elles quelque chose ? La « rencontre avec les Français » a-t-elle lieu ? Ceux qui nous serinent ces âneries quotidiennement se rendent-ils compte de ce qu’ils disent et à quel point ils font l’apologie d’un système dans lequel la démagogie a remplacé la démocratie ?

À ce « vieux discours » s’oppose un discours politique centré sur la reconnaissance des discriminations dont sont victimes une infinité de sous-groupes de population, la protection des droits des « minorités », la possibilité de choisir sa vie, d’entretenir les relations que l’on veut, de modifier son corps depuis la généralisation du tatouage jusqu’au changement de sexe, de recourir à des procédés d’artificialisation croissante de la reproduction humaine, de mettre en œuvre les rêves de transhumanisme qui permettraient enfin de nous libérer de notre triste condition humaine.

L’impasse de la politique se trouve dans son incapacité à faire le pont entre ces deux régimes de préoccupations et de revendications pour le moment antagoniques.

Les tenants de la politique « classique », quand ils sont de gauche, ne voient dans l’autre camp que des individualistes forcenés qui expriment en fait les intérêts du système capitaliste, sa propension naturelle à segmenter la société en nouveaux marchés sur lesquels il pourra réaliser de nouveaux profits. Quand ils sont de droite ils y voient des menaces pour l’ordre établi et la civilisation.

Les féministes, les défenseurs des minorités « visibles » et invisibles, des LGBTQI, ne voient dans les représentants de la « politique classique » que des enfumeurs qui camouflent la réalité des oppressions derrière un discours universaliste mensonger.

La social-démocratie agonisante n’a pas été capable de produire de synthèse. Elle a couru derrière les nouvelles formes de contestation sans réussir à en prendre la tête et en se coupant de sa base sociale traditionnelle. Elle a tout perdu.

Les partis de droite jouent le clivage, en rassemblant leurs troupes contre toutes ces nouvelles revendications qui leur apparaissent comme autant de menaces existentielles.

Les mouvements intersectionnels se fragmentent en chapelles qui jettent l’anathème sur celle d’à côté parce qu’aucune oppression ne doit pas prendre le pas sur une autre.

Nous manquons d’une synthèse qui dépasse ces deux régimes d’analyse politique en rétablissant la compréhension de ce qui unit l’individuel et le collectif, sans faire comme si l’un et l’autre étaient une seule et même chose, comme si l’individuel devait disparaître devant le collectif ou comme si le collectif n’existait pas, comme s’il n’y avait pas de société, comme le pensait Margaret Thatcher.

Les tentatives de reprise à nouveaux frais de l’analyse de la société au travers du seul prisme de la lutte des classes ne fonctionnent pas, pour des raisons objectives, l’éclatement des classes sociales en sous-groupes multiples et la disparition des frontières qui permettaient de les reconnaître, et des raisons subjectives, la substitution de la sociologie et de l’économisme à l’économie politique.

L’analyse du monde à la seule lumière des dominations et des identités multiples ne permet pas d’en comprendre l’organisation et le fonctionnement et ne débouche que sur la multiplication des dénonciations, la recherche permanente de nouveaux coupables dont on attend confessions et autocritique.

Ceux qui veulent faire de la politique, et pas simplement participer à la comédie qui en tient lieu pour le moment, devront proposer des analyses qui permettent de sortir de cette impasse, proposer de nouveaux concepts et sans doute un vocabulaire renouvelé qui permettent d’éviter la fragmentation croissante de la société et la montée des antagonismes qui finiront par s’exprimer de façon violente.

Ma génération n’arrive plus à dire « bonne année » parce qu’elle est écrasée par l’échec de ses tentatives de transformation sociale passées. Soit elle se tait, soit elle fait de sa mauvaise conscience une politique. Ce n’en est pas une.

Les jeunes ont du mal également parce qu’on leur dit qu’ils sont arrivés dans ce monde trop tard pour penser que leur avenir sera meilleur que leur présent.

L’économie s’habille de vert pour mieux continuer à saccager la beauté du monde et le bonheur des échanges humains qui échappent au commerce, ce à quoi nous tenons le plus en réalité. Elle nous offre le baume de la consommation pour soigner les bleus de nos âmes.

Mon vœu pour cette nouvelle année est que nous parvenions à retrouver un langage commun permettant de définir l’intérêt général non pas comme l’effacement des individus au nom d’une cause supérieure, mais comme le cadre permettant l’épanouissement de chacun. Que nous soyons capables de remettre l’État à sa juste place, ni instance dont nous devons tout attendre pour nous protéger, ni parasite qu’il faut éliminer, mais institution humaine nécessaire qui doit rester sous notre contrôle et dont nous devons protéger nos libertés individuelles. Que nous soyons capables de délimiter le champ de l’économie et d’en exclure ce qui nous constitue comme êtres humains et ce qui met en jeu la survie des espèces, la nôtre et celles qui constituent la biosphère.

Si nous nous y attelons, sans être tétanisés par une élection présidentielle qui ne changera rien, nous passerons une bonne année.


Jean-François Collin

Haut fonctionnaire

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