Souvenirs de la Kolyma
J’ai des doutes, beaucoup trop de doutes. Ce n’est pas seulement la question bien connue de tous les mémorialistes, de tous les écrivains grands et petits. Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? Son sujet n’est pas l’esprit vainqueur, mais l’esprit foulé aux pieds. Ce n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au sein même du malheur, comme dans les Souvenirs de la maison morte[1], mais la désespérance et la déchéance. À qui pourra-t-il servir d’exemple, qui pourra-t-il instruire et préserver du mal, à qui enseignera-t-il ce qui est bon? Sera-t-il l’affirmation du bien, malgré tout, du bien – car c’est dans la valeur éthique que je vois le seul authentique critère de l’art.
Pourquoi moi ? Je ne suis ni Amundsen[2], ni Peary. Mon expérience est partagée par des millions de gens. Il ne fait aucun doute que parmi ces millions il y a ceux dont le regard est plus aigu, la passion plus forte, la mémoire meilleure et le talent plus riche. Ils écrivent sur la même chose, et leur récit, c’est certain, sera meilleur que le mien.
QUI SAIT PEU SAIT BEAUCOUP.
D’autres doutes, plus « subtils », viennent se rajouter.
En littérature il semble évident que l’écrivain ne peut bien écrire que sur ce qu’il connaît bien, en profondeur ; mieux il connaît son « matériau », plus profonde est son expérience vécue, et plus ce qui sort de sa plume est sérieux et valable.
Je ne peux pas être d’accord avec cela. En réalité la question se pose autrement. L’écrivain a besoin d’une expérience limitée et superficielle, suffisante pour être crédible, une expérience qui ne puisse pas avoir d’influence décisive sur ses jugements émotionnels et logiques, sur les choix qu’il fait, sur la structure même de sa pensée artistique. L’écrivain ne doit pas connaître son matériau à fond, sinon ce matériau l’écrasera. L’écrivain est l’espion du monde des lecteurs, il doit faire corps avec les lecteurs pour lesquels il écrit et écrira.
En connaissant trop bien et de trop près l’« autre » monde, l’écrivain partage ses jugements de valeur, et ce sont l’indifférence ou l’insignifiance – valeurs de cet autre monde – qui guident sa plume et affirment leur importance. Le lecteur perdra l’écrivain (et inversement). Ils ne se comprendront pas. L’écrivain doit en quelque sorte être un étranger dans le monde qu’il décrit. C’est seulement ainsi qu’il pourra avoir un rapport critique à son matériau, qu’il [sera] libre dans ses jugements. Quand l’expérience est superficielle, l’écrivain, en présentant ce qu’il a vu et entendu au jugement du lecteur, peut déterminer avec justesse l’échelle des valeurs. Mais comment raconter ce qui n’est pas racontable ? Impossible de trouver les mots. Mourir est sans doute plus facile.
On ne peut pas bien raconter ce qu’on connaît de trop près.
Je suis troublé par l’affirmation de Tiouttchev selon laquelle toute pensée exprimée est un mensonge[3]. L’homme parlant (« la pensée exprimée ») ne peut pas ne pas mentir, ne pas enjoliver. La capacité de mettre son cœur à nu est extrêmement rare, et on ne peut imiter Dostoïevski. Tout ce qui se retrouve sur le papier est dans une certaine mesure inventé.
Retenir les moindres bribes de sincérité, même s’il s’agit de choses hideuses. Combattre la vérité de l’art au nom de la vérité de la vie – ce n’est pas le plus difficile. La difficulté est ailleurs : la vérité de la vie est elle-même périssable et versatile. Elle est éphémère, elle n’est plus celle d’hier, elle n’est pas celle de demain. Le sentiment – c’est l’unique domaine où l’écrivain ne ment pas. S’il est capable d’apporter ce sentiment jusqu’au lecteur, par n’importe quel moyen – il est dans le vrai, il a gagné sa bataille. Mais comment ? Peut-on faire passer ce sentiment en se servant d’une autre langue que celle qui a accompagné l’écrivain dans ses pérégrinations, une langue autre – certes infiniment plus riche, mais… différente ?
La mémoire
L’imperfection de l’instrument que l’on appelle « mémoire » est pour moi une autre source d’inquiétude. Beaucoup de détails parmi les plus caractéristiques sont inévitablement oubliés – j’écris vingt ans après. Trop de choses sont perdues sans retour, presque sans laisser de traces : dans le paysage, les intérieurs, et surtout dans la suite de mes sensations. Même le ton de la narration ne peut pas être ce qu’il devrait. L’être humain se rappelle plus facilement les bonnes choses, le bien, et oublie plus aisément le mal. Les mauvais souvenirs oppressent, et l’art de vivre – si tant est que cela existe – est essentiellement l’art d’oublier.
Je n’ai pris aucune note, je ne le pouvais pas. Mon seul problème était de survivre. La malnutrition entraînait un mauvais approvisionnement des cellules du cerveau, et la mémoire s’affaiblissait inévitablement pour des raisons purement physiques. Elle n’a pas tout retenu, évidemment. De plus, le souvenir est une tentative de revivre le passé, et chaque mois, chaque année de plus affaiblissent inévitablement les impressions, les sensations et changent l’appréciation qu’on en a.
Une pensée s’est souvent imposée à mon esprit : la distance intellectuelle entre ce qu’on appelle « un homme simple » et, disons, Kant, est beaucoup plus grande que celle qui sépare ce même homme simple de son cheval de trait.
Dans L’Éveil de la glèbe, Knut Hamsun nous a laissé une tentative géniale de montrer la psychologie d’un simple paysan qui vit loin de la « civilisation » – de décrire ses intérêts, ses actes, ses motivations. Je ne connais rien de semblable dans la littérature mondiale. À part lui, tous les écrivains, avec une insistance accablante, affublent leurs héros d’une psychologie bien plus complexe, éloignée de la réalité. Il y a en l’homme beaucoup plus d’animalité que nous le pensons. Il est beaucoup plus primitif que nous croyons. Et même quand il est instruit, il utilise cette arme pour satisfaire ses instincts primaires. Dans un environnement où la civilisation millénaire tombe comme une peau morte et où l’être biologique, animal remonte à la surface dans toute sa nudité, les restes de sa culture lui servent à lutter pour la vie dans sa forme immédiate et primitive – lutte acharnée et brutale.
Comment en parler ? Comment faire comprendre que le processus de pensée, les sentiments, les actions de l’homme sont simples et grossiers, que sa psychologie est d’une simplicité extrême, que son vocabulaire est rétréci et ses sentiments émoussés ? On ne peut pas raconter cette vie à la première personne. Cela donnerait un récit totalement inintéressant, tant le monde spirituel du héros serait limité.
Comment montrer que la mort de l’esprit arrive avant la mort physique? Et comment montrer le processus de déchéance physique en même temps que la déchéance spirituelle ? Comment montrer que la force spirituelle ne peut être un soutien, ne peut pas retarder la déchéance physique ?
Jadis, dans une cellule de la prison des Boutyrki, j’ai discuté avec Aron Kogan, talentueux maître de conférences de l’Académie de l’air. Selon lui, l’intelligentsia en tant que groupe est beaucoup plus faible que toutes les autres classes sociales, mais ses représentants sont beaucoup plus capables d’héroïsme que n’importe quel ouvrier ou n’importe quel capitaliste. C’était une belle pensée – mais fausse. Cela a été rapidement prouvé par l’application de la « méthode n° 3[4] » pendant les interrogatoires. J’ai eu cette conversation avec Kogan au début de 1937 ; on a commencé à frapper les détenus dans la deuxième moitié de cette même année, et les coups infligés par le magistrat instructeur ont rapidement eu raison de l’héroïsme de l’intelligentsia. Ce qui a également été prouvé par les observations que j’ai faites sur ces malheureux pendant de longues années. La supériorité spirituelle s’est transformée en son contraire, la force s’est transformée en faiblesse et a été la source de souffrances morales supplémentaires – du moins pour les rares intellectuels qui n’ont pas été capables de renoncer à la civilisation, comme à un vêtement encombrant qui gênait leurs mouvements. Les conditions de vie des paysans différaient beaucoup moins de la vie dans les camps que celles des intellectuels ; c’est pourquoi les paysans supportaient plus facilement les souffrances physiques et elles n’étaient pas pour eux un fardeau moral de plus.
Pour un intellectuel, le camp ne pouvait être l’objet d’une réflexion a priori ni d’une interprétation théorique. Toute l’expérience individuelle de l’intellectuel, c’est un empirisme exacerbé, au coup par coup. Comment puis-je parler de ces destins ? Ils sont des milliers, des dizaines de milliers…
Comment en déduire la loi de la déchéance? La loi de la résistance à cette déchéance ? Comment dire que seuls les gens religieux formaient un groupe relativement solide ? Que les membres du Parti et des professions intellectuelles s’effondraient plus vite que les autres ? Elle consistait en quoi, cette loi ? La force physique ? La présence d’une idée ? Qui meurt le plus vite ? Les coupables ou les innocents? Pourquoi, aux yeux du simple peuple, les intellectuels dans les camps n’étaient pas les martyrs d’une idée ? Comment dire que l’homme est un loup pour l’homme, et à quel moment cela se produit ? Quelle est l’ultime limite où se perd l’humanité ? Comment raconter tout cela ?
La langue
En quelle langue parler au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. La complexité du discours des intellectuels énerve les chefs, les droits communs, les voisins – littéralement tout le monde. Et sans en avoir conscience l’intellectuel perd tout ce qui est « inutile » dans sa langue… De ce point de vue, le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. Jamais je n’ai pu fixer durablement ma pensée. Quand j’essayais de le faire, cela me causait une vraie douleur physique. Pas une seule fois au cours de ces années-là je ne me suis émerveillé devant un paysage – si j’en ai retenu quelque chose, cela ne m’est revenu qu’après. Pas une seule fois je n’ai trouvé la force de m’indigner énergiquement. La résignation, l’engourdissement avaient gagné toutes mes pensées. Cet engourdissement moral et spirituel avait son bon côté : je n’avais pas peur de la mort et y pensais sereinement. Plus que par la mort, mon esprit était occupé par le repas, le froid, la dureté du travail – en un mot, par la vie. Mais était-ce bien une pensée ? C’était un processus mental instinctif, primitif. Comment retrouver cet état et en quelle langue en parler ? L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement du récit en ce qui concerne les faits, l’authenticité.
Je suis obligé d’écrire dans la langue qui est à présent la mienne, et, bien sûr, elle n’a que peu de choses en commun avec la langue qui suffisait à transmettre les sentiments primitifs et les pensées dont je vivais ces années-là. J’essaierai de restituer la suite de mes sensations – je ne vois que ce moyen de préserver l’authenticité de la narration. Tout le reste (pensées, paroles, descriptions de paysages, citations, raisonnements, scènes de la vie courante) ne sera pas suffisamment vrai. Et pourtant je voudrais que ce soit la vérité de ce jour-là, la vérité d’il y a vingt ans, et non la vérité de mon actuelle appréhension du monde.
[L’arrestation]
J’ai été arrêté le 12 janvier 1937[5] et au début c’est un stagiaire qui m’a interrogé, un certain Romanov ou Limanov, un jeune stagiaire aux joues vermeilles qui rougissait à chacune de ses propres questions – un truc vasomoteur, une fantaisie des vaisseaux, comme chez Grozdenski qui rougissait jusqu’à la racine des cheveux ou même jusqu’aux orteils.
— Donc, vous pouvez écrire qu’en 1929 vous partagiez ces opinions, et qu’à présent vous ne les partagez plus ?
— Oui, c’est ça.
— Vous pouvez signer ?
— Bien sûr.
Le magistrat instructeur vasomoteur sortait de la pièce, montrait quelque chose à quelqu’un, et le soir on me transférerait au 14, rue Bolchaïa Loubianka, à la commandature de Moscou où je m’étais déjà trouvé huit ans plus tôt et dont je connaissais tous les règlements ainsi que tout ce qu’elle promettait. Le 14 de la rue Bolchaïa Loubianka, c’était le « chenil » (le secteur d’accueil des gens qu’on vient d’arrêter) d’où on sortait soit libre (cela arrivait), soit pour le 2, rue Bolchaïa Loubianka (ce qui voulait dire qu’on était un criminel d’État, un ennemi expérimenté de haut rang et qu’on n’était pas loin de la peine capitale), soit pour la prison d’instruction des Boutyrki où, reconnu « ennemi du peuple », on était plus ou moins soumis à un régime d’isolation.
Donc, les Boutyrki promettent la vie mais pas la liberté. On ne sort pas libre des Boutyrki. Et ce n’est pas pour sauvegarder le prestige de l’État (« la Guépéou ne vous arrête pas pour rien »), mais simplement à cause de la rotation bureaucratique de cette roue mortelle à laquelle on ne veut pas, ne peut pas, ne sait pas donner un autre rythme, changer le cours – et on n’en a pas le droit. Les Boutyrki, c’est la roue de l’État.
C’est le magistrat instructeur Botvine qui instruisit mon cas et l’amena à bonne fin – pas au tribunal, bien sûr, et pourtant il m’en a souvent menacé, mais jusqu’à l’« article-sigle » le plus minable parmi les millions en vigueur : KRTD[6]. D’ailleurs le tribunal était dans cette lettre T. Dans le mot « tribunal » il y avait cette lettre mortelle, mais le magistrat instructeur Botvine ne pouvait sans doute pas définir le poids spécifique qu’occupait dans l’alphabet russe ce caractère obscur et mystérieux, digne de tous les cercles magiques, digne d’interprétations théurgiques. Le magistrat instructeur Botvine était un homme paresseux, de mon âge, et il menait mon affaire sans se presser. En ma présence, il interrompait l’interrogatoire et épinglait des bouts de papiers à mon dossier. La crise du logement, le manque de locaux professionnels aggravaient tous les actes de la Tchéka. Quand il devait s’occuper de moi, Botvine se voyait attribuer un bureau pour un laps de temps défini, après quoi on l’en chassait « comme la dernière des pourritures ». Du corridor m’est parvenue la voix d’un type haut placé :
— Encore une heure et tu gicles de là comme la dernière des pourritures !
Le grade de Botvine n’était pas bien haut ; alors, cynique et flemmard, il gagnait du temps en travaillant en ma présence. Toutes les notes qui arrivaient et concernaient mon affaire étaient entassées près de sa table. Les bureaux datant du temps de Dzerjinski étaient si resserrés que nos jambes se touchaient pendant l’interrogatoire. [Je pouvais] lire de mes propres yeux toutes les lignes de ce qu’on étalait devant moi, sans hâte ni désir de se hâter. J’ai alors parcouru avec plaisir, en lisant à l’envers, ma propre « affaire » de 1929. Arrestation, interrogatoires, dossier avec les dépositions des témoins au début et à la fin de l’enquête et, enfin, le dernier feuillet – mon refus de signer ma condamnation : trois ans de camps et cinq ans de relégation. [Note portée] d’une main indifférente par le commandant de garde. Qui donc était alors le commandant de garde, dans le quartier d’isolement pour hommes ? Le commandant de la prison était Adamson, mais qui était de garde ? Non, ce n’était pas au quartier d’isolement, mais dans le quartier de transit où j’ai déclaré une grève de la faim. Le motif ? Je ne voulais pas être incarcéré avec les contre-révolutionnaires, j’exigeais d’être transféré chez les opposants.
— Ici vous n’êtes pas prévenu, vous êtes condamné, me dit le commandant de garde d’une voix indifférente, et effectivement [il me montra] un certificat, et sur ce papier figurait la note précieuse, écrite par une main étrangère, ma note : « A refusé de signer. »
Botvine aussi a relu, a relu sans se presser mon affaire, y compris une autre note menaçante : « À archiver ». Cela signifiait que mon dossier serait conservé à perpétuité.
Tout cela, je le savais déjà. Ce qui intéressait Botvine, c’était autre chose. Il voulait simplement mettre en forme au mieux cette affaire qui à l’époque ouvrait des possibilités infinies. Botvine arrivait toujours de quelque réunion, emportant toute une pile de documents. À côté de son cynisme et de sa paresse, il faisait preuve du zèle professionnel requis, du désir de ne pas rater quelque chose, de ne pas trébucher sur le chemin de la gloire. D’extraire de la technique le maximum de ce qu’elle pouvait donner.
— Il veut porter la main sur le Parti, s’exclama Botvine.
— Qui ?
— Vous.
Quelqu’un des hautes sphères avait mis sur le document des points, des tirets…
Soudain Botvine modifia le plan et le déroulement de l’interrogatoire. Après avoir reçu mon ancien dossier, il fit réinterroger tous les témoins qui y avaient pris part – cette fois en visant non plus la relégation, mais le tribunal. J’avais très peu de témoins dans mon affaire, ce minimum qui de nos jours est préférable au maximum. Tous mes collègues – Goussiatinski, Choumski – furent de nouveau interrogés.
Goussiatinski apporta une masse de faits nouveaux – j’étais allé à Kiev où j’avais dit du bien d’Efimov, le directeur de l’institut industriel de la ville, et du mal des honnêtes léninistes. Tout cela lui était paru suspect, alors il communique officiellement le nom de ceux qui m’ont recommandé à la rédaction[7].
Rien n’avait varié dans la déposition de Choumski par rapport à son premier interrogatoire. Choumski, visiblement, n’avait rien d’un lâche.
Les changements dans la déposition de ma femme étaient beaucoup plus graves, mais je n’en connais que ce que m’a répété Botvine : « Même votre femme atteste que vous étiez un opposant actif ; mais vous vous dissimuliez, vous camoufliez, voilà tout. » Mais il ne se trouva aucune déposition dans ce sens.
J’ai écopé d’un article-sigle.
Quatorze ans plus tard, c’était encore avant ma réhabilitation, j’ai demandé à ma femme :
— Qu’est-ce qu’on t’a fait écrire dans tes dépositions ? Qu’est-ce que tu as bien pu dire de trop, alors qu’on était en 1937 ?
— Ce que j’ai déclaré, c’était : je ne peux évidemment pas dire ce que tu faisais en mon absence, mais en ma présence tu n’avais aucune activité trotskiste.
— Parfait.
— Tu rencontreras Pasternak une fois par mois, tu viendras ici, disons, une fois par semaine.
— Pasternak, dis-je, a plus besoin de moi que moi de lui. Pasternak m’a donné ce qu’il a pu, dans ses vers de jeunesse, les poèmes de Ma sœur la vie. Pasternak non plus ne me doit rien.
— Donne-moi ta parole que tu laisseras notre Léna en paix, que tu ne détruiras pas ses idéaux. Elle a été élevée par moi, moi personnellement, j’insiste sur le mot, dans la ligne officielle, et je ne veux pas qu’elle prenne un autre chemin. Je t’ai attendu quatorze ans, cela me donne le droit de te demander cela.
— Naturellement – je prends cet engagement et je le tiendrai. Quoi d’autre ?
— Mais ce n’est pas ça l’essentiel, le plus important – c’est que tu dois tout oublier.
— Quoi, tout ?
— … Eh bien, il faut que tu retrouves une vie normale…
Le chemin de l’enfer
Le bateau Koulou acheva sa cinquième traversée dans la baie de Nagaïevo le 14 août 1937. Cela faisait quarante-cinq jours pleins que les « ennemis du peuple » – tout un convoi de Moscovites – étaient dans le train. Le calme des chaudes nuits d’été, la joie bête de ceux que l’on convoyait, à trente-six par wagon… Exposant leur peau blafarde de prisonniers au vent brûlant qui passait par toutes les fentes, les gens étaient heureux comme des enfants. L’instruction était close. À présent leur situation était définie, à présent ils allaient au pays de l’or, à la Kolyma, dans les camps du Grand Nord oriental où, à ce qu’on disait, on menait une existence de rêve. Deux personnes dans le wagon ne souriaient pas – moi (un camp du Grand Nord oriental, je savais ce que c’était) et un communiste de Silésie, l’Allemand Weber – un détenu de la Kolyma qu’on avait fait venir à Moscou pour certaines dépositions. Quand le fou rire du moment s’apaisa, rire nerveux de prisonnier, Weber hocha sa barbe noire et dit : « Ce sont des enfants. Ils ne savent pas qu’on les mène à leur anéantissement physique. »
Je me souviens aussi d’Omsk et de ses bains magnifiques – un complexe sanitaire de l’armée où, lavés, dans nos vêtements mouillés après la désinfection et qui sentaient le Lysol[8], nous étions allongés dans une cour et nous regardions le chaud soleil d’automne entouré de petits nuages gris. Les feuilles des arbres étaient pourpres. Un lieutenant-chef du NKVD s’approcha de nous, gras, rasé de près, les pouces passés derrière la ceinture de cuir qui retenait à peine son énorme ventre. C’était le « représentant » du NKVD qui accompagnait le convoi. Des plaintes ? Non, nous n’avions aucune plainte à présenter, d’ailleurs ce n’était pas pour écouter nos plaintes que le lieutenant s’était approché des hommes. Sa gueule, envahie par la graisse, et les silhouettes osseuses, les yeux caves des prisonniers sont restés gravés dans ma mémoire.
— Vous, par exemple, dit-il en poussant mon voisin du bout de sa botte brillante, qu’est-ce que vous faisiez avant ?
— Je suis maître de conférences en mathématiques à l’université.
— Eh bien, messieurs les maîtres de conférences, il est peu probable que vous reveniez un jour à votre ancienne profession. Vous aurez un autre travail, plus utile…
Personne ne disait mot. Le lieutenant développait sa pensée :
— Bien sûr, je ne peux pas donner des conseils au gouvernement ni au Parti, mais si on me demandait ce qu’il faut faire de vous, je dirais : on n’a qu’à vous emmener tous sur une île du Nord quelconque – disons, l’île Wrangel – et vous laisser là, couper toutes les communications. La question serait résolue en un clin d’œil. Mais on vous emmène à l’or, on veut que vous travailliez aux gisements. Alors, les maîtres de conférences, vous allez y travailler…
— Et toi, pourquoi tu es là ? Le lieutenant avait dirigé son regard vers Volodia Ivanov, un rouquin couvert de la tête aux pieds de tatouages caractéristiques du monde de la pègre. La compassion était nettement audible dans la voix du lieutenant.
— Je suis éducateur de la commune de Bolchevo[9]. Article 58[10]. Siglard[11].
— A-a-h…
Et le lieutenant passa son chemin.
Je me rappelle la cale du bateau où nous fûmes rejoints par un certain Khrenov – bouffi, lent. Il allait à la Kolyma sans bagage. Par contre il avait un petit tome dédicacé des vers de Maïakovski, cadeau de l’auteur. À tous ceux que ça intéressait il montrait une page avec le « Récit de Khrenov sur le Kouznetskstroï », et il lisait :
Je suis sûr
que naîtra
la ville.
Je suis sûr
des fleurs du jardin.
Puisque la terre
soviétique
porte
des hommes
comme
ceux-là[12] !
Khrenov avait une très grave maladie de cœur. Mais on envoyait même des culs-de-jatte à la Kolyma, et des tuberculeux au dernier stade de la maladie, et des vieux de soixante-dix ans. Pas de pitié pour les « ennemis du peuple ». Khrenov fut sauvé par sa maladie. Il vécut jusqu’à la fin de sa peine avec le statut d’invalide, fut libéré et mourut à la Kolyma comme travailleur libre – ce fut l’un des « veinards ».
Mais la veine, je ne sais pas ce que c’est : survivre à de grandes souffrances ou mourir avant de les subir ?
Je me souviens bien comment a fini le cinquième voyage du Koulou.
Le bateau était arrivé de nuit dans la baie de Nagaïevo, et le débarquement fut remis au lendemain. Au matin je sortis sur le pont, je regardai et mon cœur fut empli d’une grande inquiétude.
Il tombait une petite pluie froide. Sur la rive on voyait des monts dénudés, couleur de rouille, ceinturés de nuages gris foncé. Des baraques entourées de fils de fer barbelés. Une route étroite qui partait vers le lointain et vers les hauteurs, et tous ces monts, innombrables…
Trois jours dans le camp de transit, sous des tentes en toile trempées par une pluie opiniâtre. Notre travail : tracer un chemin vers la baie Vessiolaïa. Puis l’embarquement dans les camions : la grand-route sinue entre les monts, grimpe sans arrêt, il fait plus froid à chaque tournant, l’air est de plus en plus sec, et puis le 20 août on arrive, on nous débarque au gisement Partisan, du Département des mines du Nord.
Pourquoi sais-je encore que la traversée du Koulou en 1937 était précisément la cinquième ?
Parce que pendant quinze ans j’ai dû me le rappeler pour les innombrables recensements que l’on appelait là-bas « vérifications générales ». Parce que lors des transferts d’un endroit à l’autre, d’un camp à l’autre, j’étais soumis au même questionnaire.
Chaque jour que le bon Dieu fait, on oblige le prisonnier à répondre à quelques questions.
Nom ?
Prénom, patronyme ?
Article ?
Durée de la peine ?
Date d’arrivée à la Kolyma ?
Sur quel bateau ?
Numéro de la traversée ?
Les trois dernières questions sont posées lors des appels. Les autres, plusieurs fois par jour.
Les hommes n’aiment pas se rappeler les mauvais jours. Ils préfèrent les bons souvenirs. C’est une des sages lois de la vie, sans doute un élément d’adaptation, une façon d’arrondir les angles. « Si l’on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet[13] ? » Ces mots d’Hamlet ne sont ni une plaisanterie, ni un trait d’esprit. Si les gens n’étaient pas capables d’oublier, qui pourrait vivre ? L’art de vivre, c’est l’art d’oublier.
C’est pour cela qu’aucun lien d’amitié ne s’établit lorsque les conditions sont très pénibles. Ces conditions si pénibles, personne ne veut s’en souvenir. L’amitié est possible lorsque les conditions sont « moyennement pénibles », quand on a encore assez de viande sur les os. L’ultime reste de viande ne nourrit que deux sentiments : la rage et l’indifférence.
Tout ce que je vais raconter sera inévitablement lissé, adouci.
Le temps ne fait que fausser l’échelle véritable des événements.
À Moscou, on avait déjà assassiné Toukhatchevski, Iakir, Dzidzievski, Schmidt. Iejov avait déjà fait son rapport menaçant à la session du Comité central, affirmant que dans les camps de rééducation par le travail « la discipline s’était relâchée », et dans les articles des journaux on rencontrait de plus en plus souvent des phrases sur « l’anéantissement physique des ennemis » et sur « l’obligation de liquider les trotskistes » ; pourtant le gisement aurifère où nous étions arrivés permettait encore la « bonne » vie d’avant.
Un équipement d’hiver neuf fut délivré aux arrivants. Dans l’atelier de cordonnerie, il y avait un tonneau d’huile de poisson d’où l’on tirait de quoi enduire les chaussures. On accorda aux nouveaux venus trois jours de repos, on leur fit visiter la « production » : on leur montra le front de taille, la pelle, le pic, la trappe de roulage et la brouette.
« La machine de l’Osso[14]. Deux bras et une roue. »
Le poste médical était désert. Les nouveaux ne s’intéressaient même pas à cet établissement.
Le travail : ouvrir une carrière – explosions, roulage manuel jusqu’au bunker d’où des tombereaux tirés par des chevaux charrient le minerai vers le baquet à rincer.
C’est un travail pénible, mais il permet de gagner gros : jusqu’à dix mille roubles par mois en saison, l’été. Un peu moins en hiver. Pendant les grands froids (-50° et au-dessous), on ne travaille pas. L’été on travaille dix heures avec changement d’équipe tous les dix jours. Les temps de repos « s’accumulent » et sont accordés en guise d’avance le 1er mai, et le solde le 7 novembre. En décembre on travaille six heures, en janvier quatre, en février six, en mars sept, en avril huit, en mai et tout l’été – dix.
— Si vous travaillez bien, vous pourrez envoyer de l’argent chez vous, disaient les « surveillants » aux nouveaux pendant l’excursion.
Il y avait trois sortes de rations alimentaires : de stakhanoviste, de travailleur « de choc » et de simple travailleur. La ration stakhanoviste comprenait un kilo de pain et un bon repas chaud. Si on faisait 110 % de la norme, on avait la ration de travailleur de choc, pour 100 % et moins, celle de simple travailleur, huit cents grammes de pain et une moindre quantité de plats chauds.
La visite médicale répartissait tout le monde en quatre catégories.
La quatrième : en bonne santé.
La troisième : pas tout à fait en bonne santé, mais peut accomplir n’importe quel travail physique.
La deuxième : les LFT[15].
La première : les invalides.
Un détenu du deuxième groupe avait droit à une diminution de la norme de 30 %. C’est pourquoi sont apparus des « stakhanovistes de la maladie » qui accomplissaient des travaux de service et étaient avantagés lors de la définition de leur ration.
La troisième catégorie était la moins avantageuse – généralement des intellectuels.
Telles étaient les règles du temps de Berzine, et elles existaient encore quand notre convoi parvint au gisement Partisan.
À Moscou, le sort de Berzine était déjà scellé. On préparait et multipliait déjà les ordres – ce vin nouveau versé dans les outres anciennes.
Et l’on concoctait l’instruction indiquant par quoi les outres anciennes devaient être remplacées.
Ces ordres et instructions étaient apportés à la Kolyma par des courriers qui nous suivaient.
La discipline est telle qu’un cheveu ne peut pas tomber de la tête d’un détenu si Moscou ne l’a pas ordonné. Moscou sait tout et décide du destin de chacun des millions de détenus.
La décision du centre, une fois prise, descend « par voie hiérarchique », du centre à la périphérie.
Qu’est-ce qui agit ? La réaction en chaîne, ou les forces de frottement? Ni l’un ni l’autre. Tout le monde a peur, tout le monde exécute les ordres d’en haut. Tout le monde s’efforce de les exécuter. Et de le faire savoir.
Bien sûr, la vie et la mort ont ici plus de réalité. Un petit journaliste gringalet écrit à Moscou un article tonnant sur la liquidation des ennemis, et à la Kolyma un truand attrape une barre de fer et tue un vieil homme – un « trotskiste ». Et il est considéré comme un « ami du peuple ».
Au gisement, il y avait une tente qu’on montrait à chaque nouvel arrivant avec un respect tout spécial. Là vivaient soixante-quinze détenus « trotskistes » qui refusaient de travailler. En août ils reçurent leur ration alimentaire. En novembre ils furent fusillés.
Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, avec la collaboration de Luba Jurgenson, © Éditions Verdier, 2022.
En librairie le 10 février.