La Reprise de Milo Rau ou le spectateur aux prises avec la violence
« Un : il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. » Après avoir détourné la célèbre « 11e thèse sur Feuerbach » de Marx, le metteur en scène suisse Milo Rau ajoute à ce premier point aussi audacieux que lapidaire : « le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle ». Tout un programme. Rappelant à certains égards le Dogme95 de Lars von Trier et Thomas Vinterberg, ce « Manifeste de Gand », publié le 18 mai 2018, déroule les dix commandements que le nouveau directeur du NTGent, en Belgique, entend suivre dans ses prochaines créations.
Mais ce décalogue artistique ne fait peut-être finalement que théoriser et officialiser la démarche entreprise par Milo Rau depuis les débuts de IIPM, son International Institute of Political Murder : avoir recours à des acteurs non-professionnels, faire entendre plusieurs langues sur scène, interdire les adaptions littérales ou encore prôner la sobriété contre le gigantisme et la débauche de moyens, pour faciliter la diffusion des spectacles, car « au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle. »
Au minimalisme de la mise en scène répond le foisonnement des questions que le spectacle pose, et même impose.
« Zone de conflit ou de guerre », certes, et cela ne surprendra pas les spectateurs fidèles. Car Milo Rau, avec obsession et détermination, entend disséquer le présent sur le plateau conçu comme un laboratoire pour interroger la violence de nos sociétés, ou plus particulièrement la représentation de cette violence et notre rapport à elle. Des Procès de Moscou sur les Pussy Riot à ses Fives Easy Pieces à propos de l’affaire Dutroux, ou encore sa reconstitution de la radio Mille Collines au Rwanda avec Hate Radio, son théâtre s’oppose a priori au divertissement. Il est certain en tout cas qu’il ne peut laisser indifférent, jusqu’à provoquer un certain malaise, non seulement par le contenu de ses spectacles, mais aussi par sa position en tant qu’artiste et son rapport aux sujets qu’il traite : quand on les aborde ainsi pour les donner en spectacle, c’est-à-dire à la réception esthétique d’un public, cela relève-t-il du commerce de l’horreur, provoquant sidération et séduction du crime, ou cela répond-il au contraire au plus grand rôle politique du théâtre, provoquant un ébranlement des sens et une déhiscence critique ? La réponse se tient dans les choix, dans les ajustements des dispositifs, et notamment la relation au public.
Avec La Reprise, pièce créée au Kunstenfestivaldesarts et présentée cette année en Avignon, Milo Rau frappe fort, très fort. Sa recherche artistique y atteint une autre dimension, une maturité louable : au minimalisme de la mise en scène répond le foisonnement des questions que le spectacle pose, et même impose. Cette fois, pas de grands crimes de masse ni d’affaires tonitruantes, mais un fait divers, resté inaperçu en France : « une nuit d’avril 2012, Ihsane Jarfi a parlé à un groupe de jeunes hommes dans une polo grise au coin d’une rue de Liège devant un bar gay. Deux semaines plus tard, il est retrouvé mort à la lisière d’une forêt. Il a été torturé et violemment assassiné ». Le spectacle se déploie en cinq actes pour interroger cette tragédie ordinaire, « ce que l’homme fait à l’homme » (Myriam Revault d’Allones), cette « banalité du mal », comme l’indique le titre d’une des parties du spectacle. « Banalité du mal » : l’expression arendtienne, relevant désormais presque du truisme et sujette à bien des contresens, semble convenir ici, pour ces jeunes gens – les tueurs – sans réelles convictions idéologiques, sans motivations spécifiquement malignes, habitant cette Belgique aux industries rouillées, aux terrils désormais funéraires et au chômage hégémonique, qui fut la toile de fond des fresques sociales des frères Dardenne sur lesquelles la pièce ironise.
Pour aborder ce fait divers, Milo Rau, qui suivi des études de sociologie, a recours à sa démarche habituelle : témoignages, travail sur le terrain, rencontres avec les parents de la victime, son ex-petit ami, les tueurs en prison… À Liège, il recrute, un peu par hasard, une retraitée qui arrondit ses fins de mois en gardant des chiens (Suzy Cocco), et un magasinier (Fabian Leenders), qui s’ajoutent à ses comédiens fétiches – Johan Leysen, Sara de Bosschere et notamment Sébastien Foucault, Liégeois qui avait suivi l’affaire à la Cour d’Assises.
Le processus d’élaboration du spectacle est rendu visible, obéissant à des principes brechtiens, et devient le spectacle lui-même.
Le spectacle, conçu comme une enquête performative, est sous-titré Histoire(s) du théâtre, expression qui fait naturellement écho aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, où le cinéaste pensait ensemble l’histoire du XXe siècle et celle du cinéma. Ici, le metteur en scène interroge le médium théâtral lui-même : un des acteurs avoue que la plus grande difficulté pour lui est d’entrer en scène, pour un autre d’en sortir. Le processus d’élaboration du spectacle est rendu visible, obéissant à des principes brechtiens, et devient le spectacle lui-même car, comme l’indique le 2e point du « Manifeste de Gand », « la recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public ». Ainsi, le comédien Tom Adjibi déclare : « Si tu es noir, soit tu joues le Noir, soit tu joues dans le théâtre engagé où tu dénonces ça… soit tu danses ». Un acteur demande aux amateurs : « Tu peux pleurer ? Tu es capable de jouer nu ? Tu peux me frapper sur scène ? Quelle est la chose la plus extrême que tu as faite sur scène ? » Ces questions sont comme les indices des actes à venir, comme les clauses du contrat entre les comédiens et le metteur en scène et qui seront reprises et mises à l’épreuve par la suite.
« Reprise », cette « catégorie paradoxale » que Kierkegaard définit dans son ouvrage du même nom comme « ce qui unit dans l’existence concrète ce qui a été (le “même”) à ce qui est nouveau (l’ “autre”) », est préférée à « répétition », car le terme indique aussi une re-création, et donc les ambiguïtés des témoignages, la fluctuation des souvenirs, et surtout les vertiges de la vérité qu’elle entraîne. Si la vérité est la question platonicienne par excellence, le spectacle met à jour la trahison des images et leur pouvoir de manipulation, ce que le philosophe grec n’aurait pas non plus renié, mais à nouveaux frais, grâce aux moyens de la vidéo. Ainsi le metteur en scène déjoue les codes de la performance filmique, dissociant le moment filmé du moment performé, même si les deux sont censés représenter la même scène : Sébastien Foucault déambule et mime le geste de tenir son chien en laisse, invisible au plateau, reprise d’une scène filmée où cette fois il était accompagné d’un animal en chair et en os. Le tout provoque une inquiétante étrangeté et un indéfinissable trouble. Le procédé, utilisé à plusieurs reprises, simple et pourtant furieusement efficace, bat alors en brèche le pacte de créance avec le public, et interroge avec finesse notre rapport à la fiction.
Puissance du réel, choc du présent, force de l’acte scénique. Néanmoins : jusqu’où accepte-t-on de regarder ?
Cela nous amène au cœur névralgique du spectacle, à son plus grand intérêt : c’est surtout dans son rapport au spectateur que La Reprise est éminemment politique. On sait que, après avoir tendu son billet et avoir accompli les petits rituels qui composent l’entrée dans un théâtre, on accepte la « suspension volontaire d’incrédulité » (Coleridge) et l’on se situe dans un espace qui n’obéit plus aux mêmes règles, que les actions et les paroles qui vont être réalisées et prononcées ne détiennent pas le même statut qu’à l’extérieur. On connaît l’anecdote célèbre, que rapporta Stendhal dans son Racine et Shakespeare, du soldat de Baltimore qui, devant Othello, tira sur l’acteur qui s’apprêtait à « tuer » Desdemona. Il se retrouva ridiculisé car il ne comprenait pas que ce qui se passait sur scène n’était pas vrai. Or Milo Rau donne une nouvelle actualité à cette histoire, dans la mesure où il entend non pas, comme dit ci-dessus, « représenter le réel, mais bien rendre la représentation réelle ». Et il réussit à parcourir la distance qui nous sépare de la scène, à nous pousser dans nos retranchements, à nous confronter à l’insoutenable et à notre position borderline de spectateur. Comment ? Lors de la partie « Reconstitution du crime », les personnages tabassent violemment celui qui joue Ihsane Jarfi. À la fin, l’un d’eux urine sur le cadavre représenté. Confronté à la trivialité et à la réalité de cet acte, sans la distance de l’esthétisation, le malaise, sans conteste recherché, noue les tripes du public face à cette humiliation taboue. Puissance du réel, choc du présent, force de l’acte scénique. Néanmoins : jusqu’où accepte-t-on de regarder ? L’horreur réelle n’est-elle pas source de notre impuissance ?
La métaphore du mythe de Persée et la Méduse a longtemps permis de penser les pouvoirs de l’art, et notamment de la re-présentation, établissant une distanciation propice à l’esprit critique, et « la plus grande œuvre de Persée ne fut peut-être pas de couper la tête de la Méduse, mais de surmonter sa peur et de regarder le reflet dans le bouclier. N’est-ce pas précisément cet exploit qui lui aura permis de décapiter le monstre ? » (Kracauer, Théorie du film). Or est-ce encore plus un exploit de regarder directement le monstre, est-ce une surenchère héroïque ou une confrontation obscène qui nous lie, provoquant une identification paralysante ? Que faire de ce morceau de réel qui nous arrive en pleine gueule, sans médiatisation, qui nous embarrasse ? Cette scène en particulier, relève-t-elle d’une forme de visibilité qui maintienne les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères » (Marie-José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?), ou bien permet-elle de construire du sens en évitant toute confusion ?
Toujours est-il que La Reprise est surprise, prise de risque, et réfléchit aux limites du théâtre sans nous en faire le prisonnier. La pièce témoigne du fait qu’un théâtre véritablement subversif – adjectif trop souvent lissé, mais qui reprend ici tout son contenu et sa force – est encore possible, et nécessaire. Si le spectacle assomme par endroits, c’est pour mieux essaimer les réflexions et semer les points d’interrogation, même si c’est à coups de poing façon In-Yer-Face. L’histoire du théâtre n’est pas près de finir, et c’est tant mieux.