Le jeu de la vérité
Dans Le système technicien, Jacques Ellul expliquait que, d’une part, l’amélioration des techniques de prédiction permet d’assouplir les contraintes imposées afin d’assurer le bon fonctionnement de la société et, d’autre part, « c’est exactement dans la mesure où l’homme est plus parfaitement adapté que le système peut être à son égard plus tolérant et plus libéral ; dans la mesure où il est conforme, il n’est pas nécessaire d’user d’une contrainte ».
Ainsi, la liberté de contester les règles officielles et d’adopter des comportements défiant l’ordre traditionnel serait la contrepartie de l’adhésion à un autre type de conformisme : « c’est le conformisme à la technique qui est le vrai conformisme social ».
Se situant à l’orée du processus de déploiement des technologies d’information, Ellul observait la progressive instauration d’un système à la fois totalisant et souple, un système réduisant tout mécontentement à la demande d’un remède technologique contre les effets négatifs engendrés par les innovations précédentes.
Il notait en conséquence, d’une manière qui pourrait paraitre paradoxale, que l’augmentation de la liberté de contester les conventions majoritaires constitue un symptôme du renforcement du système, un signe de l’adaptation des humains. Ce paradoxe est évident aujourd’hui, comme l’illustrent les affrontements entre ceux qui contestent la convention majoritaire et les défenseurs de celle-ci.
Dans les termes de la théorie des jeux (plutôt évolutionnaires que classiques), on pourrait dire que les progressistes dénoncent comme inégalitaire l’équilibre normatif (c’est-à-dire la convention qui s’est imposée comme la norme réglant les interactions sociales) et proposent l’adoption de stratégies plus avantageuses pour le grand nombre des agents en position de minorité.
En revanche, les conservateurs considèrent la convention en vigueur comme rationnelle puisque fondée sur un ensemble cohérent de croyances auxquelles ils ne sont pas prêts à renoncer pour admettre une révision de ces principes d’où découlent les règles qui garantissent la stabilité de l’organisation établie (ce sont les croyances partagées qui déterminent les attentes réciproques légitimes et, en conséquence, les modes d’interaction).
Ils s’opposent ainsi à toute proposition révisionniste qui, en menaçant le savoir « vrai » et la culture partagée, met effectivement en péril la nécessité d’un équilibre apparu comme solution à partir de croyances dont la normativité serait directement ancrée dans la rationalité. En revanche, c’est la valeur rationnelle de cette norme qu’on conteste et dénonce comme imposition d’une convention qui, non seulement aurait pu être différente, mais qu’il est raisonnable de modifier afin de trouver une solution pouvant enfin valoir comme un équilibre équitable, c’est-à-dire un équilibre que les économistes diraient efficient du point de vue de Pareto : une organisation effectivement rationnelle puisque personne n’aurait intérêt à dévier.
Or, il convient ici de noter que si la norme « disciplinaire », en termes foucaldiens, peut être défiée aujourd’hui, c’est précisément parce que ceux qui s’y opposent proposent des innovations allant dans le sens d’une fluidification des rôles sociaux plus adaptée aux exigences de la forme de pouvoir que Gilles Deleuze appelait contrôle, et qu’Ellul considérait comme l’expression de la progressive instauration du système technicien, où le rôle de l’information et des ordinateurs devient fondamental pour assurer l’efficience productive.
Non seulement les débats entre conservateurs et progressistes sont pour la plupart médiés par l’usage des plateformes numériques de manière à générer l’impression que chacun est effectivement libre d’assurer la diffusion des opinions les plus éloignées du bon sens commun, mais ils impliquent une critique des médias et réseaux sociaux.
En fait, selon les défenseurs de la rationalité majoritaire, les autoproclamés progressistes seraient responsables d’une relativisation de la vérité, tandis que, pour les libertariens, les réactionnaires seraient complices de la manipulation opérée par les élites, lesquelles s’efforcent de défendre l’autorité d’une vérité dont la seule nécessité est le maintien de comportements conformes aux intérêts des vainqueurs de l’histoire.
Pourtant, pendant que la guerre entre croyances se déroule au nom de la vérité, ce sont les technologies algorithmiques de prédiction qui progressent en utilisant toute l’information produite (en termes de données) par les utilisateurs, afin de mettre à jour des hypothèses qui leur permettent d’optimiser les stratégies visant à susciter chez les agents les décisions qui satisfont l’utilité des gérants des plateformes. Ces décisions sont par exemple : acheter un produit, réagir à un contenu, produire du contenu, passer plus de temps à interagir dans les réseaux en ligne, partager des articles ou des vidéos, etc.
Les algorithmes intelligents opèrent sur la base de l’hypothèse que l’intelligence humaine est a priori réduite à une formule de prise de décision dans l’incertitude
En outre, les nouvelles politiques de contrôle de la « véridicité » (ou de leur conformité avec un certain ensemble de croyances plutôt qu’un autre) des informations circulant dans les plateformes occasionnent la création de nouveaux espaces numériques et applications réunissant ceux qui refusent de se soumettre à la « vérité » officielle : ainsi, les politiques de vérification de la conformité formelle des contenus chez Facebook a favorisé la migration vers d’autres plateformes comme Telegram, 4Chain, Discord, Reddit, etc. C’est dans ces milieux « libres » que des nouvelles « vérités » émergent de l’interaction entre humains de plus en plus adaptés à obtenir la récompense des algorithmes, c’est-à-dire qui raisonnent d’une manière de plus en plus conforme à la logique technicienne.
L’efficacité technique est ainsi nourrie par la compétition entre les croyances et, dans ce jeu où tous finissent par être éblouis par la quantité non maîtrisable d’information nouvelle, elle est la véritable gagnante : en effet, plus l’incertitude augmente, plus il faut dépenser d’énergie, de temps ou d’argent pour obtenir les informations pertinentes en vue de la prise de décision – par exemple, est-il vrai que porter un masque protège contre l’infection de Covid19 , est-il vrai que le vaccin n’a pas d’effets collatéraux graves à long terme ? Or, plus l’on consomme d’information, plus l’on produit d’informations nouvelles immédiatement collectées et utilisées pour tirer profit, de façon privée, de la mise à jour des hypothèses sur les décisions futures des usagers des plateformes.
Cette connaissance gagnée par les plateformes permet d’introduire dans le jeu des stratégies plus efficaces par rapport à l’obtention des réponses souhaitées (quelle information stimule quelle décision ?) ainsi que de développer des nouveaux gadgets technologiques – par exemple, des applications qui offrent des services adaptés aux préférences des usagers –, lesquels, d’un côté, promettent aux usagers une meilleure maitrise de l’information et, de l’autre, produisent agrégation et multiplication des croyances. Le processus a pour effet une incertitude croissante, et donc une demande croissante de solutions technologiques – applis, logiciels, et ainsi de suite – et la boucle repart…
Dans une telle situation, il semblerait, comme le note Ellul, que la contestation se réduise effectivement à la participation à une compétition technologiquement médiée entre croyances et que, indépendamment de la croyance qui arrive à se répandre en rendant conformes les décisions de la plupart, seul le jeu technologique lui-même n’est jamais contesté.
Nous sommes objectivables comme des règles algorithmiques parce qu’on a réduit l’activité de penser à l’obtention d’un gain dans la compétition universelle.
Cependant, entre les défenseurs de la rationalité de l’équilibre majoritaire et ceux qui dénoncent cette norme pour faire basculer les règles d’interaction vers un équilibre plus égalitaire, il existe une autre catégorie qui, avec beaucoup moins de bruit, ne propose aucune vérité et ne dénonce aucune mensonge mais, d’une manière plus fondamentale, refuse de se soumettre au protocole de la compétition et ose croire que penser ne se réduit pas à l’élaboration des stratégies pour tenter sa chance dans la réalité virtuelle du jeu en réseau. Il s’agit de véritables penseurs engagés dans la réflexion philosophique.
On doit noter que la réflexion philosophique ne consiste pas à aborder la relativité des vérités produites à l’intérieur de ce jeu de compétition entre croyances qui est devenu notre réalité, mais plutôt à cibler la contingence du système de production de connaissance qui se prend pour le protocole permettant de produire toute vérité possible.
Il ne s’agit pas par-là d’être relativiste. Le relativisme, en réalité, demeure une notion interne au jeu : l’évolution des croyances et des organisations dépend de la compétition qui permet à la fois de sélectionner a posteriori les pratiques plus efficaces ainsi que d’introduire des hypothèses qui ont l’effet de conduire à des équilibres plus satisfaisants – plus de retour sur investissement pour davantage de monde avec moins de dépenses. À cet égard, il faut ainsi faire la distinction, très souvent négligée, entre trois modes de manifestation de son insoumission à la vérité majoritaire.
D’abord, il est important de noter que la vérité « officielle » est l’apanage de ceux qu’on identifie souvent avec les conservateurs. Ces « réactionnaires » s’opposent au changement de l’ensemble de stratégies qui caractérisaient l’équilibre favorisant la majorité – ce terme étant pris non pas au sens de ceux qui sont plus nombreux, mais au sens des vainqueurs des confrontations précédentes.
Cependant, ces réactionnaires ne remettent pas en question la logique de la compétition, c’est-à-dire l’axiome qui identifie la vérité des hypothèses avec l’objectivité obtenue par convergence des croyances. Ils se limitent ainsi à résister contre la perte de valeur (en termes de vérité) du capital de connaissance dont ils détiennent les droits de production, et cette stratégie est fonctionnelle pour garantir la stabilité de l’équilibre dépendant des comportements conformes aux croyances qu’ils s’efforcent de défendre.
Une première manière de contester la normativité des croyances officielles consiste alors à opposer aux hypothèses considérées comme objectivement vraies – en raison de la convergence des croyances de la plupart des agents « rationnels » – d’autres croyances qui permettent aux défavorisés dans la dynamique d’interaction majoritaire d’adopter des stratégies alternatives, et qui devraient faire basculer l’équilibre inégalitaire vers une forme supposée leur permettre d’avoir plus de chances d’obtenir le bénéfice désiré.
Les agents progressistes de ce groupe représentent un danger pour les conservateurs puisqu’ils mettent en péril la vérité de l’ensemble des attentes réciproques qui soutiennent la stabilité du mode d’interaction traditionnel. Cependant, en suivant Ellul, on pourrait dire que les contestations minoritaires ne déstabilisent pas le système technicien, notamment lorsque ce système – comme c’est le cas aujourd’hui – se nourrit des informations qui permettent d’identifier des catégories d’agents (préférences et croyances) et de proposer ainsi de l’information ciblée ou susceptible de produire les réponses désirées. Si le mode traditionnel d’organisation sociale est mis en question par les minorités, ce qui n’est pas remis en cause est le moyen technologique d’atteindre son but, c’est-à-dire la participation algorithmiquement médiée au grand débat où l’enjeu ne semble rien de moins que la vérité.
Une autre stratégie bien représentée aujourd’hui consiste à attaquer à la fois les conservateurs et les progressistes en montrant que leurs prétendues vérités ne sont que des mensonges et que leur prétendu engagement ne vise qu’au rendement individuel. Il s’agit de ceux qui dénoncent la conspiration des plus riches pour maintenir, à force d’hypocrisie, l’ordre qui leur permet de s’enrichir sur le dos de tous les autres ainsi que de conserver leur pouvoir.
Dans ce groupe, on compte ceux qui passent pour des conspirationnistes mais qu’il faudrait plutôt appeler des anti-complotistes. Il s’agit de sceptiques qui, comme tout sceptique, pensent posséder la vérité en soutenant qu’elle ne se trouve nulle part : il n’y a que des jeux pour l’imposer. Forts de ce principe, ils se consacrent entièrement au jeu – dans le sens ludique du terme – et, se moquant de tout le monde, s’efforcent de confirmer leur principe en opérant pour rendre vraies (au sens de répandues) les croyances les plus folles. Ces sceptiques éveillés contestent toute vérité officielle pour affirmer la vérité du relativisme qui fonde le jeu : si dans la compétition entre croyances la vérité se décide a posteriori selon les comportements effectivement engendrés, en conséquence, on peut rendre vrai n’importe quoi.
Les deux premiers groupes (conservateurs et progressistes) considèrent ces sceptiques comme extrêmement dangereux puisqu’ils menacent la possibilité de l’ordre social stable (qu’ils visent à maintenir ou réaliser, même si cet ordre est complètement différent pour les uns et pour les autres.
Cependant les (anti)complotistes ne mettent pas en danger le système technicien ; au contraire, ils le renforcent, car non seulement ils produisent information et incertitude, mais ils sont aussi ceux qui ont le plus contribué à transporter le débat public sur les plateformes. On pourrait dire qu’ils sont les plus adaptés au milieu algorithmique (des plateformes, réseaux et forums), qu’ils utilisent d’une manière magistrale pour produire la convergence des croyances vers des hypothèses semblant défier toute possibilité d’adhésion rationnelle.
Enfin, on en vient au très restreint et silencieux groupe de ceux qui font de la philosophie, ici entendue comme la discipline dont les poststructuralistes ont été les derniers maîtres. Dans ce champ peu peuplé, on n’affirme pas la vérité du relativisme – c’est-à-dire la vérité de la règle qui rend possible la compétition entre croyances d’où dépend l’évolution productive des conventions – mais on dénonce la normativité du jeu assurant la reproduction de l’information (le nouveau capital) à travers le faux semblant d’un débat démocratique, lequel, tout en promettant vérité, liberté et justice, constitue la cage technologique à l’intérieur de laquelle on s’est enfermé – la réalité virtuelle d’un jeu où l’on s’est complètement immergé.
Selon cette perspective – celle d’Ellul et de philosophes comme Derrida, Foucault, Agamben, Deleuze, Lyotard (parmi d’autres) – la compétition entre croyances censée produire toute vérité ainsi que toute nouveauté est la prison qui contraint non pas les croyances mais la pensée : cette dernière serait en fait réduite à une procédure cognitive objectivement déterminable et algorithmiquement simulable.
Les algorithmes intelligents opèrent sur la base d’une telle hypothèse afin de prévoir les décisions humaines et c’est parce que l’intelligence humaine est a priori réduite à une formule de prise de décision dans l’incertitude qu’on a pu produire les algorithmes qui l’optimisent. C’est parce que nous sommes objectivement connus comme des patterns d’information que nous sommes prévisibles quelle que soit la vérité à laquelle on croit ; et nous sommes objectivables comme des règles algorithmiques parce qu’on a réduit l’activité de penser à l’obtention d’un gain dans la compétition universelle.
Selon la dernière perspective présentée ici, perspective formellement inacceptable dans la compétition qui se prend pour l’absolu, la raison devrait plutôt s’insurger contre le protocole du jeu qui est observé de l’extérieur et jugé comme un système de règles dont la nécessité est le vrai dogme. Inversement, le déraisonnable dans le jeu technicien n’est pas les hypothèses s’avérant fausses puisque d’autres sont majoritairement reconnues comme plus efficaces pour obtenir les bénéfices visés, mais l’insoumission du véritable penseur à l’égard de l’adhésion aux règles permettant de produire des « coups » formellement valides dans ce jeu. Ce qu’on n’accepte pas ici, c’est le coup de dés deleuzien sur la table d’aiôn ainsi que le libre jeu derridien dans lequel l’absence d’origine légitime la pluralité potentielle des structures.
S’il y a une forme véritable d’insoumission contre la normativité technicienne, elle ne se trouve pas dans la contestation des vérités majoritaires – y compris comme la vérité sceptique du relativisme –, mais dans la réflexion qui, en objectivant le protocole du jeu fou auquel nous sommes asservis, en exhibe la non-nécessité. S’il y a une forme véritable d’insoumission, elle consiste moins à démasquer les fausses vérités qu’à montrer que la véritable puissance de la pensée réside dans la capacité de ne pas se soumettre aux règles qu’elle se donne et d’imaginer l’infinité des fictions qu’on aurait pu habiter.