La guerre nucléaire qui vient
Le (presque) non-dit de la crise actuelle est que nul ne peut écarter le risque d’escalade jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire une guerre nucléaire. Poutine y a fait allusion pour la première fois lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre à Moscou avec Macron. La presse française, négligence ou post-vérité, a très mal traduit ce qu’il a dit alors, qui ressemblait moins à une menace qu’à une mise en garde. En voici une traduction littérale : « Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous rappelons également que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et en termes de modernité de certains composants, elle est même en avance sur beaucoup d’autres. Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous allez mettre en œuvre l’article cinq du traité de Rome. » [Avec une belle confusion, distraction ou voulue, entre le traité de Rome et celui de Washington qui régit l’OTAN.]
Il y a exactement trois ans, le mardi 26 février 2019, AOC publiait mon premier article pour ses colonnes sous le titre « La guerre nucléaire qui vient ». J’y réagissais à un double événement très important pour la stabilité de l’Europe : la dénonciation par Trump le 1er février 2019, et le lendemain par Poutine, du traité dit INF (pour « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) datant de 1987, par lequel les États-Unis et l’Union soviétique s’engageaient à éliminer tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Beaucoup d’experts considèrent que ce traité, signé par Gorbatchev et Reagan, a contribué à assurer la paix en Europe pendant toute cette période (donc, de 1987 à 2019).
5 500 km : Poutine peut atteindre de Moscou le nord de l’Écosse et le Portugal. La dénonciation du traité INF n’a pas fait grand bruit il y a trois ans. Aujourd’hui, nous pressentons ce qu’il comporte de menaces terrifiantes.
Jean-Pierre Dupuy, le 26 février 2022
Les 6 et 9 août 1945, deux bombes atomiques réduisaient en cendres radioactives les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. Depuis, les veilleurs, c’est-à-dire ceux qui ne se sont pas assoupis dans le confort d’une vie bourgeoise et non réfléchie, se demandent : quand, où et comment ce sera la prochaine fois ? Ils savent au moins que le nombre de morts ne sera pas alors une centaine de milliers, mais des centaines de millions. Jusqu’il y a deux ans à peu près, l’un des meilleurs observateurs du domaine, après avoir été l’un de ses principaux acteurs, William Perry, l’ex-secrétaire à la Défense du président Clinton, répondait : ce sera un acte terroriste. Aujourd’hui, il conjecture comme beaucoup : ce sera le résultat de l’affrontement entre les deux seules superpuissances nucléaires, les États-Unis d’Amérique et la Russie, qui à elles-deux détiennent plus de 90% des armements de la planète. Nous sommes revenus aux pires moments de la Guerre froide.
Les plus âgés d’entre nous se souviennent de la crise des euromissiles qui fit trembler de peur l’Europe entre 1976 et 1987. En mars 1976, l’Union Soviétique déploie dans sa partie européenne des missiles SS20 d’une portée d’environ 5.000 km, capables donc d’atteindre l’Europe occidentale, mais aussi la Chine et le Japon. Devant cette agression, le président américain Jimmy Carter juge dans un premier temps que ses armes nucléaires stratégiques à longue portée suffisent pour dissuader une éventuelle attaque surprise sur l’Europe. Mais le chancelier allemand Helmut Schmidt fait pression pour que l’Amérique intervienne. En décembre 1979, un sommet de l’OTAN prend une double décision : faire pression sur l’Union Soviétique pour qu’elle retire ses SS20 et, si ces négociations échouent, installer en Allemagne dans un délai de quatre ans des missiles américains de portée moyenne, les Pershing II.
Suit une période confuse où des phrases restées célèbres sont prononcées. Les pacifistes allemands, soutenus par le parti communiste, déclarent qu’ils préfèrent « être rouges que morts ». A quoi le président Mitterrand, se déclarant favorable au déploiement des euromissiles au nom de l’équilibre des forces, répond en faisant finement remarquer que « les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est ». Finalement, les Pershing sont déployés en Allemagne à partir de novembre 1983.
Chacun de l’administration Trump et de la Russie de Poutine accuse l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps.
En mars 1985, la situation géopolitique change du tout au tout avec l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Reagan et lui se rencontrent à Reykjavik en octobre 1986 et sont tout près d’arriver à un accord sur le principe d’un désarmement général. La rencontre échoue parce que le président américain ne veut pas renoncer au système de défense fait de missiles antimissiles qu’il a proposé à son peuple en 1983 sous le nom imagé de « Guerre des étoiles ». Mais la détente est bien là et elle se traduit l’année suivante, le 8 décembre 1987, par la signature à Washington d’un traité considérable qui prévoit l’élimination par les deux puissances de tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5.500 km. C’est ce traité, dénommé INF (pour « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) que l’administration Trump vient de dénoncer, le 1er février, suivie par la Russie de Poutine le lendemain.
Chacun des deux partenaires accuse l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps. L’un et l’autre ont de bonnes raisons pour le faire. Ensemble, ils se comportent comme des garçons de onze ans se querellant dans une cour de récréation et répondant au maître : « M’sieu, c’est pas moi qui ai commencé ». À ceci près que l’enjeu n’est pas moins que la paix du monde. L’opinion internationale – « le maître » – craint une nouvelle course aux armements. Si ce n’était qu’une question de moyens ! La fin, c’est les centaines de millions de morts que j’annonçais en commençant.
On a accusé Donald Trump de n’avoir en tout domaine d’autre politique que celle qui consiste à détricoter tout ce que son prédécesseur Barack Obama a fait, mais sur ce point il est son digne successeur. C’est dès 2014 que l’administration américaine s’est inquiétée du déploiement par les Russes d’un missile de croisière conforme en tous points aux systèmes bannis par le traité INF. Les Russes ont mis ce missile à l’essai dès 2008, sans s’en cacher puisque Poutine se plaignait en 2013 que la Russie, contrainte par le traité, se trouvait entourée en Asie par des pays, la Chine en premier lieu, qui eux étaient libres de se doter d’armes nucléaires de moyenne portée. Après pas mal d’hésitations sur la riposte adéquate, l’Amérique a tranché : le traité est mort.
De son côté, la Russie accuse l’Amérique de tricher, par exemple en se croyant libre d’installer en Europe de l’Est des systèmes de défense faits de missiles antimissiles. Outre qu’ils violent le traité dit ABM (Anti Ballistic Missile) par lequel les présidents Nixon et Brejnev se sont engagés en 1972 à limiter drastiquement le recours aux technologies de défense contre des attaques nucléaires portées par des missiles balistiques intercontinentaux, ils peuvent se transformer aisément en armes offensives. De plus, il n’y avait pas en 1987 de drones armés, et ceux-ci peuvent avoir le même office que des missiles.
Il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie.
L’OTAN a tranché : la Russie est pleinement responsable de la violation du traité, et celui-ci ne méritait pas d’être sauvé. Étrange position, endossée par la France, si l’on considère que c’est en grande partie grâce à lui que la paix en Europe a été garantie et la sécurité de l’OTAN préservée pendant plus de trente ans. Mais, encore une fois, il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie.
Depuis plus de soixante-dix ans que nous sommes plongés dans l’ère atomique, des connaissances assez sûres ont été élaborées au sujet de ce qui sépare absolument l’arme atomique de tous les types d’armement précédents. Tout découle de sa puissance inouïe de destruction. À défaut d’une éthique, un savoir prudentiel, pour ne pas dire une sagesse, a émergé des débats infinis où stratèges et philosophes (très peu en France) ont confronté leurs apports. Sur le cas que je viens de discuter, à la fois particulier et néanmoins majeur, puisqu’il concerne l’interdiction partielle et maintenant caduque de toute une classe essentielle d’armements, les politiques suivies ont brillé par le dédain dans lequel elles ont tenu ce savoir accumulé. Nous avons joué constamment avec le feu.
D’abord, on ne peut pas gagner une guerre nucléaire. La question de la parité des forces en présence est donc non pertinente. La France de Mitterrand aurait dû le savoir, puisque sa doctrine s’appelait « dissuasion du faible au fort ». L’instinct de Jimmy Carter aurait dû l’emporter sur la panique de l’Europe. L’Amérique elle-même n’avait cependant pas à donner de leçon : en 1961, les dirigeants américains s’affolaient d’avoir moins de missiles nucléaires stratégiques que les Soviétiques alors qu’ils en avaient dix fois plus [1]. Avec des armes conventionnelles, c’est la force relative des armements en présence qui dissuade. Rien de tel avec l’arme nucléaire.
Ensuite, les armes à portée intermédiaire aux côtés de celles à courte portée étaient envisagées pendant la crise comme des armes d’emploi sur le « théâtre » européen plutôt que comme des armes dissuadant l’ennemi de frapper en premier. Cela présupposait que l’on puisse envisager une guerre nucléaire limitée avec un gagnant et un perdant, où la dissuasion faisait partie de la bataille elle-même (point précédent). Or dans le domaine nucléaire, on ne dissuade pas une attaque limitée en rendant hautement crédible une menace de riposte limitée. On la dissuade en maintenant à un niveau modique la probabilité de l’anéantissement mutuel.
Il faut noter aussi que la défense contre une attaque nucléaire surprise est impossible. Le bouclier antimissile rêvé par Reagan ne pourrait être efficace que s’il l’était à 100%. Le premier missile qui passerait au travers serait le missile de trop. Aucune technique connue à ce jour n’est à la hauteur de cette exigence de perfection absolue.
La dissuasion nucléaire prend acte de cette impuissance de la défense. Elle la remplace par la menace de représailles « incommensurables » si l’ennemi attaque vos « intérêts vitaux ». Il est essentiel de comprendre que la défense est non seulement mise hors circuit mais qu’elle est interdite. C’est le sens du traité ABM : on ne se défend pas. C’est en effet la meilleure garantie que l’on donne à l’ennemi qu’on ne l’attaquera pas en premier. Si on le faisait, sous l’hypothèse qu’il conserve une capacité de seconde frappe, on se suiciderait. Inversement, si l’on installe des systèmes de défense par missiles antimissiles, comme les États-Unis l’ont fait autour de la Russie en violant le traité ABM, on envoie à l’ennemi le signal qu’on est prêt à l’attaquer. Celui-ci peut alors décider qu’il lui faut prendre l’autre de vitesse et l’attaquer en premier. C’est ce qu’on appelle la préemption.
Enfin, en langage militaire américain, le petit nom de la préemption, expression d’un paradoxe révélateur, est « striking second first », qu’on peut traduire par : être le premier à frapper en second, riposter avant l’attaque, exercer des représailles avant même que l’ennemi lance ses missiles, punir le criminel en l’éliminant avant qu’il commette son crime, c’est par le second que le premier est premier, etc. Dans son dernier livre déjà cité, The Doomsday Machine (la machine du jugement dernier) Daniel Ellsberg défend la thèse que les États-Unis n’ont jamais pris la dissuasion au sérieux et qu’ils se sont toujours préparés à frapper en premier.
Ce qui risque de déclencher la guerre nucléaire à venir, ce ne sont donc pas les mauvaises intentions des acteurs.
Le principal problème que rencontre la dissuasion est que la menace sur laquelle elle repose n’est pas crédible. Elle marche tant qu’elle marche mais si l’ennemi passe outre, le système de croyances sur lequel elle repose s’effondre. Il serait irrationnel de lancer des représailles car cela conduirait à la destruction mutuelle assurée. La préemption rencontre un problème symétrique inverse. Il faut convaincre l’autre qu’on est prêt à le frapper le premier, alors qu’on sait qu’on ne l’éliminera pas du premier coup et qu’on devra donc essuyer sa contre-attaque. Il faut donc lui montrer qu’on a tout pour se défendre, tâche quasi impossible comme on l’a dit.
L’Amérique d’abord, bientôt suivie par la Russie, a trouvé une solution à ce problème sous le nom de « launch on warning » (« lancement déclenché par une alerte »). Si un système défensif détecte le lancement de missiles nucléaires ennemis, il déclenche immédiatement ses propres missiles sans attendre que les premiers atteignent leurs cibles. On s’assure ainsi contre le risque de se retrouver sans force défensive une fois celle-ci détruite par les missiles ennemis. Le problème est que les systèmes d’alerte sont connus pour fonctionner de manière très approximative. On ne compte plus les erreurs d’interprétation, les mauvais calculs, les fausses alertes.
Ce qui risque de déclencher la guerre nucléaire à venir, ce ne sont donc pas les mauvaises intentions des acteurs. L’incrédulité générale par rapport à cette éventualité vient de la question que l’on pose immédiatement et par laquelle nous avons commencé : qui pourrait bien vouloir une telle abomination ? Ni Kim ni Trump ne veulent la guerre vers laquelle peut-être ils entraînent le monde tels des somnambules, pas plus que ne la voulaient Kennedy et Khrouchtchev pendant la crise des missiles de Cuba. Le tragique, c’est que cela n’a aucune importance. Comme dans les mythes les plus antiques, la tragédie s’accomplira par le truchement d’un accident, la nécessité par celui d’une contingence.
NDLR Jean-Pierre Dupuy est l’auteur de La guerre qui ne peut avoir lieu (Desclée De Brouwer, février 2019)